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« Le
sacrifice du Nouvel An » : superbe portrait de femme
sacrifiée
par Brigitte Duzan, 01 février
2012
« Le
sacrifice du Nouvel An » (《祝福》)
est une adaptation de la nouvelle éponyme de Lu Xun
(魯迅)
par le dramaturge et scénariste
Xia Yan (夏衍).
Réalisé par
Sang Hu (桑弧)
en 1956, le
film est la première adaptation à l’écran d’une
œuvre de Lu Xun après l’établissement du régime
communiste et le premier film de fiction en couleur
de la Chine nouvelle.
C’est un
film qui bénéficie d’une remarquable mise en scène
et non moins remarquable interprétation. C’est aussi
un cas très intéressant d’adaptation apparemment
fidèle d’une œuvre littéraire qui réussit cependant
à en détourner partiellement le message.
Le scénario
reprend l’histoire de la belle-sœur Xianglin telle
que Lu Xun la conte dans sa nouvelle.
Histoire
tragique d’une inéluctable descente aux enfers
Nous sommes
au début du vingtième siècle,
dans une petite
bourgade de la frange côtière |
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L’affiche du film |
du Zhejiang, région « au sud
du fleuve » qui était le pays natal de Lu Xun mais que
connaissaient bien aussi et
Sang Hu et Xia Yan. L’histoire se déroule en quatre temps.
1. Au début de
l’hiver, la belle-sœur Xianglin (祥林嫂)
est introduite par une femme du village dans la famille Lu (鲁) qui
cherche une servante. Elle est embauchée, mais rencontre dès
l’abord l’hostilité du chef de famille, Lu le quatrième (鲁四老爷),
quand il
apprend qu’elle est veuve. L’ambiance de la maison est
cependant agréable ; la belle-sœur Xianglin y est heureuse
et, travaillant d’arrache-pied, est appréciée de la
maîtresse de maison. On apprend peu à peu des bribes de son
histoire : qu’elle était restée chez sa belle-mère après le
décès de son mari, et s’est enfuie de chez elle lorsqu’elle
a appris que celle-ci voulait la remarier, contre argent
sonnant et trébuchant.
2. Sa belle-mère
finit cependant par la retrouver, et vient chez les Lu la
récupérer. On lui remet la totalité des gages que la jeune
femme n’a pas touchés et son paquet de vêtements. Pendant ce
temps, des hommes de main enlèvent la belle-sœur sur la rive
où elle est en train de laver les légumes. Elle est emmenée
ligotée vers un village de montagne où son mariage doit être
célébré. La belle-mère a empoché les gages, mais été aussi
payée rondement pour la belle-sœur : elle va pouvoir payer
le mariage de son fils cadet.
La belle-sœur Xianglin
et son second mari |
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La
belle-sœur Xianglin, désespérée, tente d’échapper au
mariage en essayant de se fracasser le crâne sur le
bord de la table, mais ne parvient qu’à se blesser.
Son nouveau mari, He le sixième (贺老六),
se révèle cependant très bon et prévenant envers
elle. Ils ont un fils l’année suivante qui les
comble de joie.
Malheureusement, couvert de dettes, He le sixième
doit travailler dur pour les rembourser ; il finit
par tomber malade d’épuisement et meurt un jour
qu’il a violemment été pris à partie par
son créancier qui
menaçait de lui prendre sa maison.
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3. La belle-sœur
Xianglin reste avec son fils et coule des jours heureux avec
lui. Mais il est à son tour victime du sort, en l’occurrence
un loup : on ne retrouve que ses chaussons. Anéantie par ce
nouveau coup du sort, la jeune femme est en outre chassée
par son beau-frère qui veut récupérer la maison pour la
famille dont elle ne fait désormais plus partie puisque son
fils est mort.
4. Il ne lui reste
plus qu’à tenter de se faire reprendre au service des Lu. Lu
le quatrième n’est pas enchanté, mais ses bons états de
service jouent en sa faveur. Il reste cependant une dernière
superstition à son encontre : elle risque d’exercer une
influence néfaste sur les festivités, il ne faut donc pas
qu’elle touche aux offrandes qu’ils sont en train de
préparer pour le Nouvel An.
Cherchant à
racheter sa « faute », sur les conseils d’une
servante bouddhiste, elle économise un an de gages
pour faire don d’un nouveau seuil au temple de
Guanyin du village. Mais rien n’y fait : paniqué, Lu
le quatrième la chasse de la cérémonie des vœux du
Nouvel An. Exclue de la communauté villageoise et de
ses cérémonies religieuses, elle devient l’ombre
d’elle-même et perd un peu la tête.
Finalement,
la maîtresse de maison la congédie, et, comme
personne n’en veut, elle devient |
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Au chevet du mari
malade |
mendiante,
rabâchant à qui veut l’entendre les questions qui
l’obsèdent : une âme subsiste-t-elle après la mort ? y
a-t-il un enfer ? les membres d’une famille peuvent-ils se
retrouver après la mort ? Jusqu’à ce qu’elle meure sans
bruit au bord de la rivière, une veille de Nouvel An, sous
la neige qui commence à tomber, alors que tout le monde
s’affaire à préparer le « sacrifice »…
Différences
majeures avec la nouvelle
Le scénario est
fidèle, dans ses grandes lignes, à l’histoire contée par Lu
Xun dans sa nouvelle, bien que celle-ci soit beaucoup plus
concise. Il en diffère surtout par deux points essentiels :
1. D’une part, dans
la nouvelle, la belle-sœur Xianglin meurt de désespoir - il
pourrait même s’agir d’un suicide, mais ce n’est pas
clairement dit ; et si elle est désespérée, ce n’est pas
tellement pour avoir perdu coup sur coup et son second mari
et son fils (et du coup tout statut social), mais surtout
pour avoir été rejetée de la cérémonie des « offrandes » du
Nouvel An, et ce en dépit de son don au temple qui était
sensé racheter ses « péchés » : cela la confirme comme paria
dans une société qui rejette les veuves remariées, elle n’a
plus de place dans une société réglée par les cérémonies
rituelles.
La préparation des
offrandes du Nouvel An |
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En 1956, au
moment où Xia Yan écrit son scénario, ce désespoir
suicidaire n’est pas de mise. La belle-sœur Xianglin
finit par être congédiée sans pitié, ce qui équivaut
à la jeter à la rue, les autres familles ne pouvant
vouloir d’une veuve remariée qui porte malheur. Elle
devient donc mendiante, et meurt abandonnée sous un
ciel de neige, pendant que les familles alentour
préparent la fête des « offrandes » dont elle a été
exclue.
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C’est une fin assez
classique dans les films de la période sur « l’ancienne
société ». C’est le cas, par exemple, du film de
Shi Hui (石挥) « Ma vie » (《我这一辈子》)
qui décrit une descente aux enfers analogue et se termine
par une scène de mort sous la neige très semblable à celle
du film de
Sang
Hu (1).
Le message est
simple : l’ancienne société poussait les pauvres gens au
désespoir et à la misère, et les abandonnait au bord du
chemin, seuls et sans ressources, livrés à la mort comme des
mendiants. Dans le cas du film de Sang Hu, l’accusation est
plus précise : elle est portée en particulier contre les
règles sociales et les superstitions qui enfermaient les
veuves dans un carcan de tutelles diverses et ne leur
laissaient aucune existence propre.
2. Il y a une autre
différence avec la nouvelle qui vient renforcer encore ce
message et concentre le thème du film sur la dénonciation
des tares de l’ancienne société, alors que ce n’était que
l’un de ceux de la nouvelle.
En effet, la
nouvelle de Lu Xun est construite comme un récit dans le
récit, l’histoire de la belle-sœur Xianglin étant encadrée
par le récit d’un narrateur à la première personne qui
introduit et conclut la nouvelle. Or ce narrateur est
également un acteur dans l’histoire de la belle-sœur
Xianglin, qu’il présente comme une expérience
personnellement vécue et dont il garde un sentiment de
culpabilité
rétrospectif (2).
Dans la
nouvelle, c’est à lui, en effet, que la veuve pose
les trois questions obsédantes qu’elle pose à la fin
du film aux passants qu’elle rencontre, et elle les
lui pose alors qu’elle est au bord du désespoir, car
interdite de « sacrifice » par Lu le quatrième en
dépit de son offrande au temple. Comme le narrateur
lui a répondu qu’il n’en sait rien, qu’il ne sait
pas s’il y a une âme qui reste après la mort et si
les membres d’une famille peuvent se retrouver post
mortem, il ne lui reste même plus l’espoir d’une
possible réunion dans l’au-delà. Toutes les voies
sont pour elles sans issue, il ne lui reste qu’à
mourir.
Ce qui est
important là, c’est que Lu Xun reprend indirectement
son appel de la préface de |
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La belle-sœur Xianglin
apportant
un plat pour le «
sacrifice » |
« L’appel aux
armes » (3) : un appel à un sursaut de conscience lancé aux
intellectuels, pour qu’ils ne restent pas, justement, dans
une option confortable de retrait et de non-engagement.
En supprimant la
partie du narrateur de la nouvelle, Xia Yan a, en même
temps, supprimé le message indirect que Lu Xun y a glissé.
Ce message se concevait en effet dans la mouvance du 4 mai
1919, il ne se conçoit plus dans la Chine de 1956 : ce ne
sont pas les intellectuels qui sont appelés à prendre en
charge la transformation de la société, c’est le Parti qui
assume ce rôle, au profit des paysans, ouvriers et soldats,
et en contrôlant soigneusement les intellectuels qui vont
d’ailleurs être sauvagement réprimés quelques mois plus tard
(4).
Le film est donc
orienté exclusivement vers la peinture des tares de
l’ancienne société. Cela correspond aussi aux directives
données aux réalisateurs et scénaristes : il fallait que les
films soient simples, sans rupture dans le fil narratif,
pour qu’ils puissent être compris de tout le monde, jusque
dans les villages.
Un tableau social
saisissant et un remarquable portrait de femme
C’est cette
simplification des thèmes abordés, finalement, qui est la
grande force du film.
Sang Hu a réussi un tableau subtil
d’une société pleine de préjugés et de superstitions, qu’il
connaissait lui-même fort bien, et un très beau portrait de
femme, remarquablement interprété, qui vient se rajouter à
tant d’autres dans son œuvre.
La mise en scène
recrée parfaitement l’ambiance d’une famille aisée de la
région côtière du Zhejiang au début du siècle, avec son fond
d’archaïsme immuable qu’une marge intellectuelle tenterait
vainement de battre en brèche ; on conçoit la gageure
qu’était toute volonté de moderniser les esprits.
Les acteurs sont,
pour leur part, excellents, surtout
Bai Yang (白杨)
dans le rôle de la belle-sœur Xianglin, mais aussi Wei
Heling (魏鹤龄)
dans celui de He le sixième. Leur première scène ensemble
est formidable : ils viennent d’être mariés dans des
conditions pénibles, et la nouvelle épouse rebelle demande
tout de suite qu’il veuille bien la laisser partir, elle ne
veut pas rester. Il lui répond alors calmement qu’il n’y a
pas de problème, il lui laissera sa liberté, mais qu’elle
mange d’abord un morceau… et de fil en aiguille, elle se
laisse gagner par la paisible bonté de l’homme…
Bai Yang est
cependant le principal atout du film.
Le rôle
qu’elle y interprète est considéré comme le sommet de sa
carrière, elle qui avait commencé à l’âge de onze ans à la
Lianhua… Toute une carrière pour arriver à ce rôle de femme
sacrifiée par des règles sociales absurdes : on a
l’impression qu’il fallait bien cela.
Notes
(1) Sur « Ma vie »,
voir :
www.chinese-shortstories.com/Adaptations%20cinematographiques_LaoShe_Ma_vie.htm
(2) Voir l’analyse
de la nouvelle :
www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_LuXun_Les_nouvelles.htm
(3) Voir cette
préface :
www.chinese-shortstories.com/Textes_historiques_LuXun_L_appel_aux_armes.htm
(4) On peut noter à
cet égard que, dès janvier 1956, Zhou Enlai prononce un
discours consacré à « la question des intellectuels » lors
d’une réunion d’un millier d’entre eux ; ses propos se
veulent rassurants, mais aucune équivoque n’est possible dès
le départ : il faut, dit-il, « renforcer le contrôle du
Parti sur les intellectuels ».
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