« New Dragon Gate Inn »
: King Hu revisité par Tsui
Hark
par Brigitte Duzan, 20
décembre 2011
« New
Dragon Gate Inn » (《新龙门客栈》)
est le remake, réalisé en 1992, du légendaire film
de
King Hu (胡金铨)
« Dragon
Gate Inn » (《龙门客栈》),
sorti vingt cinq ans auparavant, en 1967.
Bien qu’il ait été réalisé par un autre cinéaste,
Raymond Lee (ou Li Huimin
李惠民),
le film a été produit par
Tsui Hark (徐克)
et sa société de production Film Workshop, et c’est
aussi
Tsui Hark qui en a écrit le scénario, avec
Zhang Tan (张炭).
Il fait bien partie de l’univers propre d’un
réalisateur qui a contribué à redonner ses lettres
de noblesse au film de
wuxiadès 1983 et qui n’a cessé de
revisiter le genre par la suite.
L’histoire
de « Dragon Gate Inn » revue et corrigée
Tsui Hark
est parti de la ligne narrative générale du film de
King Hu : même époque, mêmes personnages et même
intrigue de
Affiche
base. Mais il a
rajouté des personnages, ainsi que des éléments de comédie,
ou plutôt de satire, certains de ses personnages
apparaissant presque comme des avatars satiriques de ceux du
premier film, la tenancière de l’auberge en particulier.
L’histoire se situe
toujours pendant la dynastie des Ming, à un moment où le
pouvoir impérial a glissé aux mains des eunuques, du simple
fait que leur a été confié la charge d’une sorte de KGB
intitulé la « Fabrique de l’Est » (东厂).
Le maître tout puissant de ce service, et donc maître
occulte de l’Empire, en ce milieu du quinzième siècle, est
l’eunuque Cao Shaoqin (曹少欽) qui a constitué une armée redoutable d’archers et cavaliers d’élite,
garants de son pouvoir despotique.
L’auberge
Ceux qui le
menacent sont liquidés sans aménité. Le ministre de
la défense ayant comploté contre lui, il a été
exécuté avec sa famille. Seuls ont été épargnés deux
de ses jeunes enfants, pour servir d’appât à l’allié
de leur père, le général rebelle Zhou Huai’an (周淮安),
dont les jours sont désormais comptés.
Les deux
enfants sont envoyés en exil dans le désert,
escortés par deux soldats de la Fabrique de l’Est.
Un groupe de rebelles tente de les délivrer, menés
par la redoutable épéiste, amie
de Zhou Huai’an,
Yan Moyan (邱莫言).
Ils sont attaqués par les soldats de Cao, mais, quand
celui-ci s’aperçoit que Zhou n’est pas parmi les rebelles,
il les laisse repartir, sachant qu’il les retrouvera à
l’auberge de la passe du Dragon.
Véritable repaire
de brigands, celle-ci est tenue par une femme, Jade (Jin
Xiangyu
金鑲玉),
qui aguiche les voyageurs les plus fortunés, les tue, les
dépouille de leur argent et les envoie par une trappe à la
cuisine où son fidèle assistant Dao ((阿刀)
les découpe et en fait de la viande hachée dont il farcit
les raviolis servis aux autres clients. Moyan a beau être
déguisée en homme, elle ne dupe pas Jade : ce serait bien le
seul homme à ne pas s’être retourné sur son passage. La
séquence se termine par un combat acrobatique entre les deux
femmes qui est resté dans les annales du cinéma de Hong
Kong.
Lorsque
Zhou arrive, une tempête les empêche de repartir
tout de suite, et Jade tente de le séduire. Les
choses se compliquent encore quand arrivent les
soldats de la Fabrique de l’Est lancés à leur
poursuite, déguisés en marchands. Zhou tente de
découvrir le passage secret de l’auberge pour fuir,
mais Jade ne consent à le dévoiler que contre une
nuit avec lui, nuit qui lui est concédée contre
mariage. Moyan noit son désespoir dans le vin.
Brigitte Lin en Moyan
Tout se termine
dans une bataille sanglante en pleine tempête de sable où
Moyan finit par périr, mais Cao aussi… Jade part rejoindre
les rescapés en brûlant l’auberge.
Une histoire
brillamment mise en scène et interprétée
Contrairement à
beaucoup de scénarios ultérieurs de
Tsui Hark, celui-ci ne
fait pas appel à des forces occultes ou à des pouvoirs
secrets ; c’est une intrigue dont les ressorts sont naturels
et psychologiques. C’est sa plus grande force. Les
événements découlent logiquement des relations posées au
départ entre les personnages.
Ceux-ci sont des
caractères hauts en couleur remarquablement interprétés, par
des acteurs que l’on retrouve régulièrement dans la
filmographie de
Tsui Hark : les principaux sont
- Tony Leung Ka-fai
(梁家辉)
dans le rôle de Zhou Huai’an (周淮安),
- Brigitte Lin dans
celui de Qiu Moyan (邱莫言)
- Maggie Cheung
dans celui de l’aubergiste Jade (Jin Xiangyu
金鑲玉)
- et Donnie Yen
dans le rôle de l’eunuque Cao Shaoqin (曹少欽)
.
Maggie Cheung en Jade
(l’aubergiste)
Si le
dernier est le deus ex machina qui sous-tend toute
l’intrigue et provoque le dénouement, comme dans le
film de
King Hu, les relations entre les trois
autres forment la trame de la majeure partie de la
narration, dessinant une ligne narrative bien plus
complexe et pleine de rebondissements. Tsui Hark a
en outre ajouté des éléments satiriques qui
transforment par moments le film en une petite
comédie bien emmenée: le personnage de Jade est
traité de la sorte, et Tsui Hark a en outre ajouté
le personnage du cuisinier expert à découper les
victimes que l’on retrouve
dans la séquence
conclusive pour découper l’eunuque vaincu.
C’est donc un film
qui déborde d’imagination déjà au niveau du scénario et de
l’interprétation. La mise en scène, ensuite, en fait preuve
d’autant, en particulier la chorégraphie des combats,
rapide, légère, confiée à deux experts amis de Tsui Hark et
collaborateurs de plusieurs autres de ses films :
Yuan
Biao (元彪)
et Ching Siu-Tung (ou
Cheng
Xiaodong
程小东)
qui avait lui-même, en tant que réalisateur, participé à la
renaissance du wuxia au début des années 1980. Avec
ce film, Tsui Hark a en outre poursuivi ses recherches sur
les aspects techniques et les effets spéciaux qui l’ont peu
à peu amené à l’avant-garde dans ce domaine.
On peut
donc saluer « New
Dragon Gate Inn » comme un film de divertissement,
certes, mais remarquablement bien construit et mené,
où tout le monde peut trouver un intérêt même sans
être forcément passionné d’arts martiaux. Mais il
est, en outre, plus profond qu’il n’en a l’air.
Brigitte Lin et Tony
Leung
Un film au
symbolisme semblable à celui de King Hu
Le film a été
réalisé au moment de la rétrocession de Hong Kong à la
Chine. Nombre d’œuvres tant littéraires que
cinématographiques réalisées à l’époque ont alors été, de
façon plus ou moins ouverte, le reflet de l’atmosphère
d’inquiétude, voire d’angoisse que suscita dans la
population hongkongaise un événement politique qui risquait
de les priver des libertés auxquels ils étaient accoutumés,
tout en menaçant les équilibres d’une économie dont la
prospérité reposait en grande partie sur cette même liberté
et les liens avec l’étranger.
Dans l’auberge
« New
Dragon Gate Inn » comporte également une
signification symbolique que l’on peut rattacher à
cet événement.
« Dragon
Gate Inn » lui-même a plusieurs niveaux
symboliques qui en font une œuvre d’une lecture
moins linéaire qu’on pourrait le penser. Son remake,
six ans plus tard, se replace évidemment dans un
contexte
totalement différent : non plus le déclenchement de la
Révolution culturelle, mais la fin de la période coloniale
pour Hong Kong, et le rattachement au continent. Mais le
fond est très semblable.
Zhou Huai’an et
Yan Moyan sont deux personnages en quête de liberté, et en
lutte contre le despotisme d’un pouvoir corrompu
personnalisé par le chef des eunuques Cao Shaoqin. Cherchant
à éliminer impitoyablement toute menace latente envers son
pouvoir, celui-ci représente certainement, comme surgie de
l’inconscient, une image du pouvoir central chinois qui
inquiétait justement les habitants de Hong Kong au moment où
fut réalisé le film. A vingt six ans de distance, cela
traduit donc une angoisse du même ordre que celle latente
dans le film de King Hu.