« Le
Roi des Singes bouleverse le Palais céleste » :
le
chef d’œuvre de Wan Laiming et ses frères
par Brigitte Duzan, 18 mai
2012
Alors que
vient de sortir en Chine une version en 3D du chef
d’œuvre des
frères Wan
« Le Roi des Singes bouleverse le Palais céleste »
(《大闹天宫》),
il est bon de rendre hommage à une œuvre unique qui
n’a certainement rien gagné à ce traitement.
Le début du
« Voyage à l’Ouest »
L’histoire,
contée avec humour, est basée sur les premiers
chapitres du « Voyage à l’Ouest » (《西游记》),
qui décrivent la révolte du Roi des Singes Sun
Wukong (孙悟空)
contre l’empereur de Jade (玉皇).
Première
partie
Après un
bref prologue montrant la naissance de Sun Wukong
(1), la première séquence pose le décor de la
Montagne des fruits et des fleurs qui est le royaume
du Roi des singes. Celui-ci est en train de regarder
une
Le Roi des singes
bouleverse le Palais céleste
parade d’arts
martiaux ; pris par l’atmosphère de liesse, il se
lance lui-même dans une démonstration,
Sun Wukong dans sa
représentation traditionnelle à l’opéra
et brise son
épée. Le seul endroit où il puisse en trouver une
autre digne de lui, suggère un vieux sage, est
auprès du Roi des dragons de la Mer orientale (东海龙王),
ou Ao Guang (敖广).
Après une
série d’épées qui lui semblent trop légères, Sun
Wukong se voit offrir, par le Roi des dragons agacé
par son arrogance, le gigantesque bâton magique
cerclé d’or (如意金箍棒
Rúyì Jīngū
Bàng)
(2),
capable de changer de taille selon les souhaits de
son possesseur (d’où son nom de
如意rúyì)
: le singe s’en empare avec joie en dépit de son
poids, le réduit à la taille d’une allumette et part
avec en dépit des protestation du Roi des dragons
qui réalise trop tard son erreur.
Celui-ci
part alors au Ciel protester auprès de l’empereur de
Jade (玉皇)
et demander que le singe soit puni. Le roi de
l’Etoile du Nord (3) suggère alors de recourir à la
diplomatie plutôt qu’aux armes : lui offrir un poste
subalterne dans la
hiérarchie céleste
pour mieux le contrôler – ironique satire de la politique
impériale chinoise envers les
peuples
« barbares ». Le singe se laisse convaincre, et
revient au Ciel pour être « honoré » du titre
ronflant, mais ironique, de « Gardien des écuries
impériales » (弼马温
Bìmǎwēn).
Désolée de
voir les malheureuses bêtes attachées, il les libère
et part avec eux en une joyeuse cavalcade. Il vient
facilement à bout du Général de la cavalerie venu en
inspection puis, réalisant qu’il a été berné, met à
sac les écuries et repart dans sa montagne aux
Fleurs et aux Fruits où il se décerne le titre
provocateur de « Grand sage égal du Ciel » (齐天大圣).
La
Sun Wukong dans le
film des frères Wan
nouvelle
ne manque pas de provoquer la fureur de l’empereur
de Jade qui ordonne illico sa capture.
Le singe se
confronte alors à un vaillant militaire, puis à la
divinité Nezha (哪吒),
représentée dans le film sous sa forme d’enfant
monté sur des roues de vent et de feu (风火轮),
capable de cracher le feu et de prendre une forme
« à trois têtes et six bras » (三头六臂)
(4). Après les avoir vaincus, Wukong défie l’armée
de l’empereur.
Les combattants dans
la séquence initiale
Deuxième partie
Le roi de
l’Etoile du Nord intervient à nouveau pour éviter un
affrontement militaire et proposer un autre
subterfuge : nommer le Singe Gardien du Jardin des
Pêches célestes. Echaudé par son aventure
précédente, Wukong se laisse cependant convaincre,
repart au Ciel et se retrouve seul dans le Jardin,
où il se gave illico des Pêches d’immortalité que la
Reine Mère de l’Ouest se réservait précieusement
pour son grand banquet annuel.
Arrive
alors une procession de ses suivantes, aussi sveltes
que les apsaras des fresques de
Un gardien du Palais
céleste
Dunhuang,
chargées de ramasser des pêches pour le fameux
banquet. Wukong leur demande qui est invité, et
apprend furieux qu’il n’est pas du nombre,
comprenant qu’il a de nouveau été trompé.
Il se rend
alors dans la salle du banquet sans y être invité,
endort les serviteurs et gardes par sa magie, et
commence à se servir de vin. Ivre, il fait provision
de victuailles et veut rentrer chez lui, mais, sous
le coup de l’ivresse, s’égare et se retrouve devant
l’atelier secret où Lao Zi fabrique les pilules
d’immortalité pour l’empereur
L’armée des singes
dans le superbe décor
du Jardin des Fleurs
et des Fruits
de Jade. Il avale
celles qu’il trouve, retrouve ses esprits et le chemin de sa
montagne où il est accueilli avec enthousiasme.
Sun Wukong mangeant
les pêches de l’immortalité
Mais la
Reine Mère de l’Ouest va demander à son époux
l’empereur de punir l’insolent, tandis que ses
suivantes témoignent en pleurant qu’il a volé des
pêches et que Lao Zi arrive en annonçant le vol des
pilules. Cette fois, tout le monde est d’accord pour
une action militaire.
Les
séquences des combats contiennent des scènes
d’anthologie, dont celle de la lutte entre Wukong et
Erlang Shen (二郎神),
neveu de l’empereur de Jade, où chacun se
transforme en
divers animaux se pourchassant. Finalement, Wukong est fait
prisonnier, et condamné à mort. Aucun moyen d’exécution
n’ayant réussi, Lao Zi propose de l’incinérer dans son four
aux huit trigrammes, mais, quand il ouvre la porte pour
récupérer les cendres, il se fait mordre par un Wukong que
l’épreuve a endurci.
Il détruit le four,
une bonne partie du Palais, met les gardes en déroute et
l’empereur en fuite, puis repart chez lui pour savourer sa
victoire.
Le film
Une exceptionnelle
réussite artistique
Le film des
frères Wan peut rappeler les dessins animés de
Disney de la fin des années 1930 et des débuts des
années 1940 par le traitement des personnages et
leur animation. Mais c’est une œuvre inspirée
surtout des arts traditionnels chinois, dans la
ligne des recherches et réalisations des frères Wan
depuis le début des années 1920. Le dessin est
extrêmement minutieux : la seule première partie,
d’une quarantaine de minutes, a nécessité 70 000
dessins.
Les petits
singes sont présentés comme des
Sun Wukong s’invite
dans la salle
du banquet de la Reine
Mère de l’Ouest
combattants experts
en arts martiaux dont les séances d’entraînement rappellent
des scènes du temple
L’empereur de Jade
de Shaolin
ou des scènes d’opéra de Pékin, accompagnées
d’ailleurs par la musique de l’opéra. Ceci est vrai
de toutes les scènes de combat qui sont rythmées,
comme à l’opéra, par des claquettes et percussions.
Sun Wukong lui-même correspond parfaitement aux
représentations traditionnelles du rôle dans l’opéra
de Pékin.
Les
personnages mythologiques sont dessinés en
s’inspirant de l’iconographie traditionnelle,
peinture et statuaire. Mais le
plus frappant,
peut-être, et le plus nouveau à l’époque, est la richesse du
décor, des paysages en particulier. Dessinés avec le flou
caractéristique de la peinture de paysage chinoise, les
paysages sont peints dans des couleurs délicates qui
suggèrent une atmosphère de rêve et de légende.
Il n’est
pas étonnant que le film soit reconnu comme l’un des
plus beaux dessins animés de l’histoire du cinéma
d’animation.
Les deux
parties ont été projetées ensemble en 1965 et le
film est sorti en compétition officielle au festival
de Locarno cette année-là. L’année suivante,
cependant, est lancée la Révolution culturelle et
les studios sont fermés. Les films d’animation sont
considérés comme décadents et ceux déjà produits
interdits. Ce n’est qu’en 1972 que la
Nezha
production de films
d’animation repart timidement, pour des films de «
propagande ».
Scène de la montagne
des Fleurs et des Fruits
« Le Roi
des Singes bouleverse le Palais céleste » est
particulièrement attaqué, ainsi que ses auteurs,
car, à sa sortie, il apparaît comme une métaphore du
chaos provoqué en Chine par Mao. La première partie
coïncide en effet avec la période catastrophique à
la fin du Grand Bond en avant.
Le cinéma
d’animation reprend un certain essor après 1977. Les
anciens films ressortent. Le « Roi des Singes »
passe alors au festival de Londres en 1978 et hors
compétition au
festival de Cannes
en 1981, dans le cadre d’une rétrospective consacrée à la
Chine. Enfin, 28 ans après sa sortie en Chine, le film sort
dans les salles françaises le 15 juin 1983 et rencontre un
succès autant critique que public.
Les apsaras de
Dunhuang
Mais, dans les
années 1980 et jusqu’à leur mort, les frères Wan sont
réduits au rôle de conseillers auprès du studio de Shanghai
qui cherche ailleurs l’inspiration pour développer sa
production. « Le Roi des Singes bouleverse le Palais
céleste » marque l’apogée du cinéma d’animation de Shanghai.
Cet art a ensuite périclité, et les techniques spécifiques
qui avaient été développées à partir de l’art traditionnel
chinois et en faisaient la richesse sont aujourd’hui
perdues.
Aujourd’hui, le cinéma d’animation chinois cherche à
dépasser sa stagnation dans une imitation de ce qui
se fait ailleurs. Il est révélateur que le studio de
Shanghai n’ait rien trouvé de mieux que de sortir le
film des frères Wan… en 3D, en trahissant l’œuvre
originale non tant dans le dessin que, surtout, dans
les couleurs : tout est net est tranché, et les
nouvelles couleurs manquent cruellement de nuances,
tirant le film vers l’animé type coréen, alors que
les paysages brumeux du films initial semblaient
presque préfigurer les forêts enchantées de
Miyazaki.
Les suivantes de la
Reine dans le film
Sur le forum du
site douban (豆瓣),
début février 2012, alors que le film en 3D venait de
sortir, le film original des frères Wan était coté 9,2, la
version en 3D seulement 6,5….
Notes
(1) Sun Wukong est
né de l’explosion d’une pierre mythique formée par les
forces du chaos originel, après des millénaires
d’incubation, d’où son premier nom : singe de pierre (石猴).
Après avoir rejoint un clan de singes, il a gagné leur
respect en découvrant une grotte cachée derrière une cascade
(水帘洞)
devenue le repaire du clan. Elle apparaît à plusieurs
reprises dans le film.
(2) C’est le
gigantesque poteau jadis utilisé par les dieux pour fixer la mer et enrayer les inondations
et calamités diverses qu’avait provoquées Ao Guang.
(2) Le roi de
l’Etoile du Nord ou Etoile polaire (北极紫微大帝)
est l’une des neuf divinités du panthéon taoïste (九皇大帝),
avec son correspondant dans la mythologie boudhiste.
(4) Nezha est une figure de la mythologie chinoise proche de
Vaisravana, connue surtout par l’épisode « Nezha conquiert
la mer » du classique « L’investiture des dieux » (《封神演义》).
Dans « Le voyage à l’Ouest », Nezha est un général sous les
ordres de son père, Li Jing (李靖),
le Roi céleste à la pagode (托塔李天王),
qui apparaît dans le film pour inciter l’empereur de Jade à
châtier Sun Wukong.