On dit
généralement qu’ils étaient trois frères, deux
jumeaux, Wan Laiming (万籁鸣
1899-1997)
et Wan Guchan (万古蟾
1899-1995),
et leur cadet Wan Chaochen (万超尘
1906-1992), et qu’ils furent les initiateurs du
cinéma d’animation chinois.
Mais il ne
faut pas oublier pour autant le quatrième, Wan
Dihuan (万涤寰),
dont on sait, il est vrai, peu de choses, sauf qu’il
est né en 1907, quitta ses frères en 1932 pour créer un
studio de
photographie, mais revint en 1941 les aider à
réaliser
Les frères Wan (photo
CDCC)
« La
princesse à l’éventail de fer » (《铁扇公主》),
puis, vingt ans plus tard, la seconde partie de leur grand
chef d’œuvre : « Le Roi des Singes bouleverse le Palais
céleste » (《大闹天宫》).
Entre dessins
animés américains et art traditionnel chinois
Les trois frères et
leur théâtre d’ombres
Ils sont
nés à Nankin au tournant du vingtième siècle. Leur
père était un homme d’affaires qui les destinait à
une carrière dans l’édition. Leur mère, cependant,
leur apprit la technique des papiers découpés ; avec
leurs figurines, ils montèrent des petits spectacles
d’ombres chinoises, pour mettre en scène des
histoires traditionnelles.
La famille
déménage à Shanghai en 1916, dans une métropole
cosmopolite fascinée par le cinéma, mais un cinéma
essentiellement américain. Ils sont fascinés par les
dessins
animés américains alors en vogue,
et ils rêvent de réaliser des « cartoons » chinois. Sans
matériel, argent, documentation ni formation, ils vont
partir de zéro et tout inventer, à partir de l’art
traditionnel chinois.
Peu de
temps après, Laiming est embauché au département des
beaux-arts de la principale maison d’édition de
Shanghai, la Shanghai Commercial Press (商务印书馆).
Puis il y travaille aussi au sein du département des
activités cinématographiques quand celui-ci est créé
en 1919. Ses frères le rejoignent une fois leurs
études terminées. Ils découvrent ensemble les
premières techniques d’animation, dont le zootrope,
jouet optique inventé au début du dix-neuvième
siècle (1).
Un soir, au
début des années 1920, ils dessinent sur un bloc de
papier un chat poursuivant une souris et, en pliant
l’image, arrivent à donner l’impression du
mouvement. Ils ne vont pas cesser ensuite de
poursuivre leurs recherches et leurs expériences, en
partant de formes et techniques typiquement
chinoises, comme la « lanterne des chevaux » (走马灯),
proche du zootrope mais apparue sous
Une
lanterne aux chevaux
les Song (10ème-13ème
siècle) (2), ou encore le théâtre d’ombres chinoises, apparu
dès la dynastie des Tang.
Précurseurs du
cinéma chinois d’animation
L’une des premières
photos
des trois frères, vers
1941, vraisemblablement pour la promotion
de « La princesse à
l’éventail de fer »
En 1922,
les deux jumeaux Wan Laiming et Wan Guchan réalisent
leur premier court métrage d’animation : « La
machine à écrire les caractères chinois de Shu
Zhendong » (《舒振东华文打字机》).
C’est en même temps le premier film publicitaire
chinois, utilisé par la Commercial Press.
En 1924,
les frères Wan entrent au studio de la Grande
Muraille (长城画片公司)
que quitte
Dihuan en 1932 pour fonder un studio de photographie.
Restent les
trois aînés qui réalisent des films d’animation
inspirés de contes et légendes, mais aussi
d’inspiration patriotique à partir du début de la
guerre sino-japonaise.
Laiming et
Guchan réalisent en 1926 le premier court métrage
d’animation chinois, d’une dizaine de minutes, en
noir et blanc : « Tumulte dans l’atelier » (《大闹画室》).
Le tumulte en question est créé par un personnage
qu’un artiste (sous les traits de Wan Guchan) est en
train de dessiner et qui s’évade de la feuille de
papier. Le film est inspiré de la série « Out of the
Inkwell » de Max Fleischer. D’après la spécialiste
du cinéma d’animation chinois,
Marie-Claire Quiquemelle (3), ils ont produit un
second court
métrage
cette même année 1926, sur un sujet similaire (un
personnage dessiné sur une feuille de papier qui
reçoit une lettre).
En 1935
sort leur premier film parlant : « La danse du
chameau » (《骆驼献舞》),
qui révèle par ailleurs un don extraordinaire pour
la stylisation du dessin. Puis, après la sortie, en
1937, du « Blanche Neige » de Walt Disney, ils
décident de réaliser le premier long métrage
d’animation chinois et le font au retour de Wuhan où
ils ont tenté d’échapper aux Japonais. En noir et
blanc, réalisé dans le département d’animation de la
compagnie Xinhua (新华影业公司),
le film sort en 1941, en pleine occupation de
Shanghai par les forces japonaises : c’est « La
princesse à l’éventail de fer » (《铁扇公主》)
(4), adapté d’un passage central du « Voyage à
l’Ouest » qui suit les pérégrinations du bonze Sha
Seng (沙僧),
du cochon Zhu Bajie (猪八戒)
et du Roi des Singes Sun Wukong (孙悟空),
chargés d’accompagner et assister le moine Xuangzang
(玄奘)
dans sa quête des textes sacrés bouddhiques.
La danse du chameau
La princesse à
l’éventail de fer
Le film
marque une formidable avancée stylistique. Si Sun
Wukong a des traits encore marqués par l'influence
des dessins animés américains, de même que l’épouse
du Roi Buffle, la princesse du titre est typiquement
asiatique. Les décors naturels, de même, s'inspirent
de l'estampe chinoise. Mais c’est surtout
l’animation qui est particulièrement réussie :
Marie-Claire Quiquemelle a expliqué que les scènes
ont d’abord été filmées avec des acteurs pour servir
ensuite de modèle aux animateurs.
C’est
quasiment un tour de force : soixante-dix personnes
ont travaillé sur le film jour et nuit pendant seize
mois dans une pièce faisant office de studio, au
sein de la concession française encore préservée de
l’occupation japonaise : les concessions sont
envahies quand sort le film ! Celui-ci est un
succès : il reste à l’affiche sans interruption dans
trois cinémas de Shanghai pendant un mois et demi.
En pleine
guerre, fier de
cette production nationale qui sort quelques années
seulement après « Blanche Neige », le public y voit en outre
une attaque déguisée contre l’ennemi japonais, symbolisé par
le Roi Buffle : il est, à la fin du film, vaincu par le
petit Roi des Singes, grâce à l’aide du peuple.
Les frères
Wan conçoivent alors le projet d’un film d’animation
de grande envergure, tiré des premiers chapitres du
« Voyage à l’Ouest » (《西游记》),
mais les Japonais accentuent leur pression sur les
studios, les investisseurs se retirent du projet… il
ne pourra renaître que vingt ans plus tard. En
attendant, Laiming part à Hong Kong et Guchan va
passer quelques temps aux Etats-Unis.
Créateurs au Studio d’animation de Shanghai
En 1950 est
créé un département d’animation en regroupant divers
artistes au sein du studio du Nord-Est ; cette unité
est transformée en 1957 pour devenir le
Studio d’art
de Shanghai (上海美术电影制片厂)
dont la direction est confiée à Wan Laiming, revenu
de Hong Kong trois ans auparavant.
Pourquoi le corbeau
est noir
Zhu Bajie mange la
pastèque
Ce sont des
années extrêmement productives. Les trois frères
développent des techniques d’animation directement
inspirées des arts traditionnels chinois, avec
chacun sa spécialité : Wan Laiming le dessin animé,
Wan Guchan les papiers découpés et Wan Chaochen les
poupées animées.
En 1954,
Wan Laiming et son frère jumeau créent le premier
film d’animation chinois en couleur : « Pourquoi
le corbeau est noir » (《乌鸦为什么是黑的》).
En 1958, le film de découpages animés « Zhu Bajie
mange lapastèque » (《猪八戒吃西瓜》),
réalisé sous la direction de Wan Guchan, marque une
nouvelle étape dans la diversification du film
d’animation chinois. Autre épisode du « Voyage à
l’Ouest », c’est un film particulièrement réussi qui
accompagne les découpages animés de la musique de
l’opéra de Pékin.
Zhu Bajie mange la
pastèque
C’est alors
que les frères Wan reprennent le projet abandonné au
début des années 1940 :
« Le
Roi des Singes bouleverse le Palais céleste » (《大闹天宫》).
Le film est en deux parties, sorties respectivement
en 1961 et 1964 : la première, d’une quarantaine de
minutes, est de Wan Laiming et Wan Gucha ; pour la
seconde partie, Wang Dihuan est venu se joindre à
ses trois frères.
Les deux
parties ont été projetées ensemble en 1965 et le
film est sorti en compétition officielle au festival
de Locarno cette année-là. L’année suivante est
lancée la Révolution culturelle, les films
d’animation sont considérés comme décadents et ceux
déjà produits interdits. Ce n’est qu’en 1972 que la
production de films d’animation repart timidement,
pour des films de « propagande ».
« Le Roi
des Singes bouleverse le Palais céleste » a
Le Roi des singes
bouleverse
le Palais céleste
particulièrement
souffert, ainsi que ses auteurs, car, à sa sortie, il fut
considéré comme une métaphore
Les trois frères au
début des années 1980
du
chaos provoqué en Chine par Mao. C’était en effet
pendant la période catastrophique à la fin du Grand
Bond en avant.
Le cinéma
d’animation reprend un certain essor après 1977. Les
anciens films ressortent. Le « Roi des Singes »
passe alors au festival de Londres en 1978 et hors
compétition au festival de Cannes en 1981, dans le
cadre d’une rétrospective consacrée à la Chine.
Enfin, 28 ans après sa sortie en
Chine, le film sort dans les salles
françaises le 15 juin 1983 et rencontre un succès
autant critique que public.
Mais, dans
les années 1980 et jusqu’à leur mort, les frères Wan
sont réduits au rôle de conseillers auprès du studio
de Shanghai qui cherche ailleurs l’inspiration pour
développer sa production. « Le Roi des Singes
bouleverse le Palais céleste » marque l’apogée du
cinéma d’animation de Shanghai. Cet art a ensuite
périclité, et les techniques spécifiques qui avaient
été développées à partir de l’art traditionnel
chinois et en faisaient la richesse sont aujourd’hui
définitivement perdues.
Il est
triste de voir que la seule idée neuve pour faire
renaître cet art délicat, en 2012, est de faire du
chef d’œuvre des frères Wan un film en 3D, en en
vulgarisant le dessin et les couleurs au passage.
Notes
(1) Il
s’agit d’un instrument qui joue sur le phénomène de
Wan Laiming vers 1995
persistance
rétinienne pour, à partir d’images décomposées, donner l’illusion
de mouvement : une bande de dessins apparaît à travers une
douzaine de fentes percées dans un tambour en rotation.
Voir les
explications et la vidéo de démonstration :
(2) Les « lanternes
aux chevaux » étaient de grandes lanternes rondes dans
lesquelles étaient disposés en cercle des personnages à
cheval découpés dans du papier. Des bougies étaient allumées
sous ces personnages pour les faire tourner sous l’effet de
la chaleur et donner l'impression du mouvement.
(3) Marie-Claire
Kuo-Quiquemelle : « Les frères Wan et soixante ans de
dessins animés chinois », festival d’Annecy, 1985.
(4) La traduction
de Blanche Neige en chinois – « La princesse Blanche Neige »
(《白雪公主》)
– est calquée sur le titre de l’épisode du « Voyage à
l’Ouest » (《西游记》)
dont est tiré le sujet du film des frères Wan.