« Ta’ang » :
images incantatoires de réfugiés en fuite de Birmanie en
Chine, signées Wang Bing
par Brigitte Duzan, 7
octobre 2016
« Ta’ang » (《德昂》)
a été dévoilé en première mondiale à la 66ème
Berlinale, en février 2016, et a depuis lors fait le
tour des grands festivals internationaux, de Hong
Kong et Shanghai à Toronto en passant par Locarno.
En France, il sortira en avant-première au Centre
Pompidou le 17 octobre avant sa sortie nationale une
semaine plus tard.
Wang Bing (王兵)
signe là, comme par effraction, un documentaire
d’une grande beauté qui peut être considéré comme
une poursuite de sa réflexion sur l’un des thèmes de
son œuvre, l’enfermement et la marginalisation, et
la difficulté de fuir – transformée ici en
impérieuse nécessité, mais non moins difficile. On
reste longtemps hanté par la beauté incantatoire des
images.
Genèse : le hasard des choses
Les Ta’ang sont une minorité ethnique birmane prise
dans une guerre civile endémique entre
Affiche officielle
forces nationales birmanes et rebelles anti-gouvernementaux
dans la région de Kokang, à la frontière chinoise. Les
combats ont repris avec violence en février 2015, forçant
femmes et enfants à aller se réfugier en Chine pour fuir le
danger, tandis que la majorité des hommes restaient dans les
maisons pour les protéger et s’occuper des personnes âgées
incapables de prendre la route. L’exode a été d’autant plus
important que les forces gouvernementales considéraient la
population de la région de Kokang avec méfiance et ont même
procédé à des exécutions.
Une femme arrivée de
l’autre côté
de la frontière,
téléphonant à son mari
C’est en filmant son documentaire
« Bitter
Money » (《苦钱》)
que
Wang Bing (王兵)
est tombé sur ces groupes de fugitifs et a décidé
impromptu de les filmer. Cette méthode par ricochet,
en quelque sorte, sous le coup du hasard, est
usuelle chez Wang Bing : « Bitter
Money »
est lui-même dérivé du documentaire « Les trois
sœurs » (《三姊妹》),
comme l’est aussi
« A
la folie » (《疯爱》),
et « L’homme invisible » a été rencontré sur le site
de Jiabangou
(夹边沟)
dont l’histoire est liée à He Fengming….
Wang Bing et son producteur délégué Wang Di (王滴)
ont entendu parler de la résurgence de la guerre civile à
Kokang alors qu’ils étaient en tournage au Yunnan. Comme ils
ne connaissaient pas la situation, ils sont allés se
renseigner dans la petite ville de Nansan (南伞镇)
proche de la frontière. La ville étant en fait un centre
d’accueil des réfugiés
[1],
c’est là qu’ils ont trouvé les contacts.
Filmé impromptu, à seulement trois personnes, Wang Bing, son
chef opérateur et son producteur, « Ta’ang » en conserve une
grande spontanéité. On est jeté sur les routes derrière la
caméra, au milieu des réfugiés.
De Birmanie en Chine
Quand Wang Bing a commencé à filmer, les réfugiés
birmans venaient d’arriver en Chine, et n’avaient
aucune aide, ONG ou autre. La situation évolue
ensuite, la caméra suivant les réfugiés dans leur
périple pour tenter de trouver un abri moins
précaire que les tentes de bambous érigées très vite
au bord des champs – champs de canne à sucre où ils
trouvent par ailleurs à s’employer. On devine toute
une économie, improvisée aussi, qui profite de
l’arrivée de cette population flottante.
Travail dans les
champs de canne à sucre
Wang Bing et ses deux collègues ont filmé de façon autonome,
sans lien avec les forces gouvernementales, donc dans une
situation relativement précaire et dangereuse, le
gouvernement chinois ayant interdit l’accès de la zone aux
Chinois venant d’autres régions de Chine pour éviter d’être
entraîné dans une extension du conflit sur le territoire
chinois où il aurait pu être forcé d’intervenir.
Cinq femmes dans un
camp
Cela a également influé sur les conditions du
tournage, une grande partie du documentaire
consistant en scènes de nuit, pour deux autres
raisons : d’une part pour éviter la confrontation
avec truands et trafiquants qui cherchaient à les
forcer à partir, et d’autre part pour rassurer les
gens, que la présence de la caméra inquiétait au
départ.
Le film est structuré en trois parties, dans trois
endroits différents : deux camps de fortune, le
premier à 500 mètres de la
frontière birmane, le second près de la manufacture de thé
de Dayingpan, la troisième partie étant filmée dans un autre
endroit, près d’un autre camp que les réfugiés doivent
évacuer très vite à cause de combats très proches (on entend
le bruit sourd de l’artillerie qui provient de l’autre côté
de la montagne, et de la frontière, immatérielle). Entre les
séquences de jour sont montées des séquences de nuit qui
apportent comme une réflexion sur la situation, révélant les
peurs, l’angoisse, la tristesse, toutes les émotions que la
nuit avive.
Wang Bing a choisi de ne montrer ni aide extérieure,
ONG ou armée (on la devine à certains sacs ou
torches), ni soldats : les femmes en parlent, on
n’en voit pas, sauf brièvement au début, le danger
reste diffus – feux de forêt sans explication ou
pilonnage d’artillerie tout proche - et d’autant
plus effrayant. Les femmes disent aussi avoir
apporté leur nourriture, qu’elles se partagent, on
ne voit pas de distribution comme dans la plupart
des documentaires sur des réfugiés. Wang Bing filme
ces groupes – de femmes et enfants
Sous la tente
essentiellement – comme des communautés autonomes et
autosuffisantes, travaillant dans les champs de cannes à
sucre pour gagner de l’argent, et payant rubis sur l’ongle
les transports qu’elles prennent à plusieurs reprises, en
particulier quand elles arrivent à Nansan où un centre
d’hébergement semble avoir été instauré, mais on ne le verra
pas.
Paiement pour le
transport, à Nansan
Tout cela est flou, on ne comprend quelques bribes
de ce qui se passe qu’à travers les dialogues captés
avec l’image, voire quelques conversations
téléphoniques avec un mari, une sœur, un proche
resté au village, de « l’autre côté », mais ces
femmes, de toute évidence, n’en savent pas beaucoup
plus que nous ; elles savent juste qu’elles ont été
chassées de chez elles, qu’elles ont été conduites à
la frontière, par leurs maris, par des amis,
peut-être par les rebelles, et que maintenant elles
doivent se débrouiller, en attendant de pouvoir
rentrer chez elles, dans un avenir incertain, mais c’est
leur espoir.
Ce que Wang Bing nous livre, tout cru, justement, c’est
l’incertitude du lendemain, qui fait désormais partie du
quotidien de tous ces gens chassés de chez eux par des
événements qui les dépassent, et dont ils n’ont –
semble-t-il – rien à faire, avec tout cette foule d’enfants
à nourrir, à laver, à soigner, à porter tout au long du
chemin. Le monde semble comme en apesanteur. Plane la
menace, mais imperceptible, bien plus que de la mort, des
difficultés à affronter, et de la fatigue à surmonter.
C’est une histoire de survie, qui ne prend un tour
dramatique que quand l’une des femmes commence à
raconter, c’est le récit qui sème l’effroi ; les
femmes, elles, sont toutes entières tendues vers
l’organisation du quotidien. C’est une histoire
éternelle, qui fait partie de l’histoire de
l’humanité, mais qui devient aujourd’hui problème
humanitaire en raison de la multiplication des
conflits locaux.
Esthétique du clair-obscur
Sur le bord de la
route, sur fond
de pilonnage
d’artillerie dans le lointain
Si « Ta’ang » laisse une impression durable, cependant,
c’est par la beauté des images, la qualité du style, un
style qui n’a guère évolué, finalement, depuis « He
Fengming », ce qui est une gageure pour filmer un sujet
essentiellement en mouvement, un style qui reste fidèle à
ses fondamentaux, tout en utilisant les ressources fournies
par le hasard des circonstances.
Le refuge (dernière
partie)
Wang Bing choisit de rester à quelque distance des
sujets qu’il filme, sans beaucoup de plans
rapprochés, en cadrant à mi-distance de manière à
conserver l’environnement. Alors qu’il dit avoir eu
des difficultés à se faire accepter, il réussit à se
fondre dans cet environnement, à cette distance
soigneusement préservée. Le sujet est conscient de
sa présence, un regard, de temps à autre, le révèle,
mais c’est une présence non intrusive, comme
transparente, qui préserve l’intimité des scènes
filmées et leur vérité essentielle.
Par nécessité, une grande partie des scènes ont été filmées
de nuit, en éclairage naturel : à la lumière d’une bougie
frémissante, d’une lampe électrique, ou simplement d’un feu
de bois. Tout en évitant un esthétisme déplacé, le film joue
alors sur les effets de clair-obscur, dans une esthétique à
la Georges de la Tour qui fait de chacune des femmes une
Madeleine commentant la nature éphémère des choses.
On pense à René Char rendant hommage au peintre :
« L'unique condition pour ne pas battre en interminable
retraite était d'entrer dans le cercle de la bougie, de s'y
tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les
ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme
inconstant. » (Justesse de Georges de la Tour)
Du coup, comme chez René Char, l’image prend un aspect
incantatoire, rythmé par le vacillement de la bougie et le
son de la voix qui interroge la nuit.
(la photo montre une population de
jeunes citadines différentes des femmes du film de
Wang Bing)
Ensuite, en mars, la presse a
rapporté des bombardements par l’armée birmane ayant
déclenché des feux de forêt qui se sont propagés
côté chinois et ont causé des morts, ainsi qu’une
situation difficile en matière d’approvisionnement
et de santé :
C’est sans doute l’explication du
grand feu de forêt que l’on voit dans le film.
Pour éviter une escalade du conflit,
le gouvernement chinois a bloqué les informations
concernant les combats et les réfugiés,
et interdit aussi l’accès de la
région frontalière aux Chinois venus de l’intérieur.