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« Voiture de luxe » : réflexion nostalgique de Wang Chao sur
les tensions crées par la croissance
par Brigitte
Duzan, 26 décembre 2012
« Voiture de luxe » (《江城夏日》)
est le troisième film de
Wang Chao (王超)
qui poursuit sa chronique douce-amère de la Chine
moderne. C’est sans doute son scénario le plus
remarquable, par la profondeur des caractères des
personnages autant que des situations, et son film
le plus achevé pour clore sa première trilogie.
"Vous avez en Chine des nouveaux
riches qui boivent du vin français et roulent dans
de belles voitures. Mais, à côté de cela, il y a de
plus en plus de gens qui quittent les campagnes
parce qu'ils n'ont pas de quoi vivre. Or la Chine,
c'est 800 millions de paysans, la plupart très
pauvres. Quand ils débarquent en ville, ils sont
perdus. Ce qu'ils vivent, ce qu'ils pensent, il faut
s'y intéresser. Certains sont chanceux, mais, pour
beaucoup, les difficultés sont énormes",
a dit Wang
Chao, cité par Brice Pedroletti dans le Monde, pour
expliquer son film. |
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Voiture de luxe |
« Voiture de
luxe » est une réflexion sur les tensions nées du
développement économique, et de la croissance urbaine
qu’elle engendre, mais une réflexion originale et beaucoup
moins négative que ce à quoi nous a habitué le cinéma
chinois depuis le début des années 1990. La tonalité est
nostalgique, mais la conclusion en forme de retour aux
sources, c’est-à-dire au passé rural, est finalement
porteuse d’espoir.
La ville comme
lieu de perdition
Un scénario
complexe…
Un instituteur
du nom de Li Qiming (李启明)
part à Wuhan à la recherche de son fils qui y est allé
chercher du travail et a disparu ; gravement malade, sa
femme voudrait en effet revoir son fils une dernière fois
avant de mourir. A Wuhan, Li Qiming est hébergé par sa
fille, Yanhong (李艳红),
qui est hôtesse dans un bar de karaoké ; elle le met en
relation avec un ancien policier pour l’aider dans ses
recherches.
Père et fille avec
l’ancien mafieux |
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A ce
trio central se rajoute le « fiancé » de Yanhong ;
or, lors d’un dîner qui réunit tout le monde,
l’ancien policier reconnaît en lui un mafieux qu’il
a fait emprisonner une dizaine d’années auparavant ;
petit clin d’œil, il possède une Audi, qui est un
autre personnage à part entière, symbole des rêves
d’enrichissement et de luxe des protagonistes, et de
la Chine entière.
Le
père fait tout ce qu’il peut pour fermer les yeux
sur la vie de sa fille. Ils représentent tous les
deux la dualité |
ville/campagne, l’affrontement du présent et du passé, mais
sans heurt véritable. Comme toute jeune fille de la
campagne, Yanhong pensait être plus heureuse à la ville, y
gagner plus d’argent ; la ville constituait son rêve de
paradis sur terre, dont elle est revenue, mais sans
l’abandonner pour autant : le rêve n’est pas totalement
mort.
Quant au père,
il semble absent, surtout dans la voiture qui lui fait
parcourir la ville en quête du fils disparu, le regard perdu
dans les images lointaines qui défilent derrière la vitre,
comme s’il était irrémédiablement étranger à tout cela. Il
repartira sans avoir atteint son but, comme une ombre ayant
un temps plané sur les lieux.
La
révélation du sort du fils, évidente depuis le
début, agit comme élément cathartique. Enceinte,
Yanhong rentre chez elle rejoindre son père ; elle
retrouve la vieille balançoire dans la cour de
l’école, comme si elle n’en était jamais partie, et
avec elle le poids salvateur du passé, bien ancré
dans la terre du village.
La
dernière image est celle d’un sourire esquissé sur
le visage du père alors que retentissent les
premiers cris du bébé qui vient de naître, et de
naître au village, |
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Le père avec le
policier |
comme s’il ne
pouvait y avoir d’espoir que là. Si la ville est lieu de
perdition, la campagne est lieu de salvation.
…imaginé à
partir de la réalité
Selon Wang Chao
lui-même,
l’histoire
de « Voiture de luxe » lui a été inspirée par des rencontres
réelles. Les réunions de travail de ses précédents films
avaient souvent lieu dans des boîtes de nuit. Durant ces
réunions, il a rencontré des prostituées et découvert
qu’elles étaient « très simples » : elles venaient de la
campagne, de petites villes de province, et ne vivaient dans
la métropole que depuis peu de temps. Il s’est alors demandé
: « Comme elles cachent la vérité à leurs parents, si un
jour leur père venait leur rendre visite, comment
feraient-elles? »
Il a alors imaginé
la suite, en partant de la dualité représentée par ce genre
de personnage.
Un film profond sur
la Chine aujourd’hui
Wuhan comme
symbole
Wang
Chao est parti du lieu des tensions les plus
prononcées en Chine aujourd’hui : les grandes villes
de l’intérieur. Il a choisi de tourner le film à
Wuhan, troisième ville de Chine, parce qu'elle
incarne justement, loin de Pékin et de Shanghai, les
contradictions de la Chine profonde : en plein
centre du pays, Wuhan est un carrefour, une zone
charnière qui a vu se mêler diverses influences et
diverses cultures, mais aussi une ville dont la
croissance exponentielle est nourrie de la migration
venue des campagnes alentour. |
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Wuhan la nuit |
Un film en
numérique
Parallèlement,
Wang Chao a adapté ses choix techniques au contenu du film.
Contrairement à « Jour et Nuit » qui était un film calme,
presque contemplatif, mettant en relief le lent passage du
jour à la nuit, et celui des saisons, « Voiture de luxe »
devait souligner le caractère trépidant de la vie moderne à
Wuhan.
Retour au village, et
vers le passé |
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Dans
le film précédent, « Nuit et jour », il était
essentiel de filmer les changements de lumière, lors
du passage de la nuit au jour et du jour à la nuit.
C’était essentiel parce que le passage du jour à la
nuit, et de l’été à l’hiver, correspond à
l’évolution de l’intériorité des personnages, et à
l’évolution de la vie ; c’est en fait le sujet du
film.
Dans
« Voiture de luxe, c’est complètement différent. Un
grand nombre de scènes se passent dans la voiture,
où |
l’on distingue
mal les différences de teintes, où les zones d’ombre et de
lumière sont moins définies ; c’est en outre un espace en
mouvement qui doit transmettre beaucoup d’émotions. Pour
toutes ces raisons, il s’est révélé nécessaire d’adopter le
numérique.
Dialecte local
et acteurs du cru
Par ailleurs, un effort particulier a été fait pour
renforcer le caractère d’authenticité, comme dans
« L’orphelin d’Anyang ». Le film a été tourné en
dialecte local, et les acteurs choisis en fonction
de leur aptitude à le parler, en particulier
l’actrice principale : Tian Yuan (田原).
Wang
Chao l’a découverte dans « Butterfly » (《蝴蝶》),
second film de la réalisatrice hongkongaise Yan Yan
Mak (麥婉欣)
qui a été donné en ouverture du festival de Venise
en 2004, et a valu à Tian Yuan le prix de la
meilleure actrice au festival de Hong Kong en 2005.
Mais elle vit à Pékin et parle pékinois dans le
film, Wang Chao n’avait donc pas pensé à elle au
départ.
C’est par hasard qu’un ami, sachant le genre
d’actrice qu’il cherchait, lui parla d’une Tian Yuan
de Wuhan qui correspondait à ses critères. Après
deux mois de recherche, c’est elle qui apparut la
meilleure pour tenir le rôle. C’est
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Tian Yuan |
seulement plus tard que Wang Chao apprit qu’elle était
également chanteuse et romancière… Elle a joué la même année
dans le court métrage de Jia Zhangke « Nos
dix années » (《我們的十年》)
et l’année suivante, en 2007, dans « Une famille chinoise »
(《左右》)
de
Wang Xiaoshuai (王小帅).
C’est une
excellente actrice, peu médiatisée, comme en général les
actrices de Wang Chao, pour privilégier le réalisme et
l’authenticité.
Quant
à Wu Youcai (吴有才),
qui
interprète le rôle du père, c’est un acteur de
théâtre, diplômé de l’Institut d’art dramatique de
Pékin, dont le jeu intériorisé est capable de
transmettre ses émotions par le seul biais des
expressions du visage.
Retour
aux sources
« Voiture de luxe » pourrait être un film sombre,
c’est plutôt un film empreint d’une douceur
nostalgique, comme finalement les autres films de
Wang Chao. Dans un monde sensé ne plus avoir ni
principes ni valeurs, où tout le monde tente de
survivre par tous les moyens, il y a toujours, chez
lui, un brin de chaleur humaine, de générosité
impromptue qui affleure sous les comportements les
plus durs.
Dans
« Voiture de luxe », c’est l’affection entre le père
et la fille qui les sauve de la dérive, leur sert de
point de repère et |
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Wu Youcai dans le rôle
du père |
de valeur
suprême dans un monde de plus en plus difficile à vivre.
C’est finalement sur un retour au village, que l’on peut
lire comme un retour aux sources, que le film se conclut,
l’enfant à naître pouvant très bien être « L’orphelin
d’Anyang », en un superbe mouvement cyclique qui est celui
de la vie.
Une histoire
personnelle
Le film a en
réalité une genèse très personnelle qui permet de mieux
comprendre cette sorte de tendresse presque palpable. Wang
Chao a expliqué que, à l’origine, il imaginait un autre
film, avec une histoire d’amour qui n’avait rien à voir avec
la version finale de « Voiture de luxe ». Mais un jour sa
mère est tombée gravement malade, les médecins ont
diagnostiqué un cancer. Elle a pu être soignée à temps, mais
Wang Chao en a été bouleversé.
Au début des
années 1990, il était parti étudier à Pékin en délaissant
totalement sa famille. A l’annonce de la maladie de sa mère,
il s’est soudain senti très coupable. « Voiture de luxe »
est donc un hommage à sa mère et à ses proches. « Si ma mère
n’avait pas été malade, dit-il, j’aurais fait un tout autre
film. »
« Voiture de
luxe » est sorti en Chine en août 2006 après avoir obtenu le
visa de la censure, contrairement aux deux précédents. Il a
été projeté en première mondiale au 59ème
festival de Cannes en mai 2006, dans la section « Un certain
regard », et a été primé.
Le film
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