par Brigitte
Duzan, 26 décembre 2012, actualisé 3 février 2018
Réalisateur peu prolixe, mais dont toutes les œuvres
sont à voir, à commencer par « L’orphelin
d’Anyang », Wang Chao (王超)
a cependant d’abord été un écrivain, par nécessité
en quelque sorte, avant de passer à la réalisation
par choix et goût personnel.
De la littérature au cinéma
Wang Chao
est né en 1964 à Nankin, de parents ouvriers. Il
termine le lycée à 17 ans, en 1981, mais ne continue
pas
Wang Chao
d’études
universitaires : il va travailler en usine, comme son père,
pendant dix ans. En même temps, cependant, il suit des cours
du soir de journalisme et, passionné par l'écriture, écrit à
ses heures de loisir.
Institut du cinéma
et assistant de Chen Kaige
En 1991, il entre
à l’Institut du cinéma de Pékin et écrit parallèlement des
critiques de cinéma dans plusieurs revues spécialisées. En
1994, il sort diplômé et travaille quelque temps dans la
publicité, puis sa critique de « La Terre jaune » (《黄土地》)
lui vaut de devenir l’assistant de
Chen Kaige (陈凯歌)
entre 1995 et 1998, sur le tournage de
« Adieu ma
concubine » (《霸王别姬》)
et « L'Empereur et l'Assassin » (《荆柯刺秦王》).
C’est une
expérience pratique qui lui met le pied à l’étrier. « Je
travaillais au sein d'une équipe dirigée par Chen Kaige »,
a-t-il expliqué. « En travaillant dans son entourage, j'ai
commencé à apprendre les réalités du métier de
réalisateur. » Jusque là, il avait été romancier et
critique : un intellectuel de la plume qui luttait pour
joindre les deux bouts. Le travail avec Chen Kaige lui a
assuré le couvert et les fins de mois pendant trois ans,
mais lui a en plus enseigné les aspects concrets de la
réalisation, les contraintes et les pressions quotidiennes
du métier.
Mais écrivain
d’abord
Il est
cependant resté longtemps un écrivain avant tout, parce
qu’il n’avait pas les moyens de se lancer dans la
réalisation. Entre 1997 et 2000, il écrit quatre nouvelles,
les deux premières très courtes, en pensant éventuellement
les adapter un jour au cinéma. Elles ont été publiées dans
le recueil de nouvelles de 2001 du « Mensuel de la
nouvelle » (《小说月报》).
Elles ont
toutes quatre été traduites en français et publiées chez
Bleu de Chine, dans la collection Chine en poche :
1997
《南方》 « Homme du sud,
femme du nord », traduit par Françoise Naour,
2005
Le récit dépeint
la rencontre de deux migrants dans la capitale : l’homme est
venu du sud pour tenter de gagner de l’argent, la femme,
petite marchande à la sauvette, de sa campagne du nord pour
la même raison ; ils sont donc complices et solidaires. Wang
Chao pose ainsi très humainement le problème de l’exode de
la campagne vers les villes.
1998
《去了西藏》 « Tibet sans retour », traduit par Françoise Naour,
2003
Deux amis
artistes, l’un peintre reconverti dans les affaires, l’autre
danseur et chorégraphe raté, renversent un jour en voiture
un jeune garçon qui meurt sur le coup. Obsédés par leur
culpabilité, ils voient le Tibet comme un espace rédempteur.
Le premier y part et meurt enseveli dans la neige, l’autre
va le rejoindre….
1999
《天堂有爱》 « Au paradis,
l’amour », traduit par Jean-Marie
Casanova,
2004
Des
affaires louches sur fond de Sida, et cinq
personnages dont les histoires se croisent.
C’est
cette dernière nouvelle qu’il adapte finalement et
qui devient sa première œuvre cinématographique,
d’un style résolument nouveau, mais où le scénario
reste fondamental. Il l’a dit lui-même :
« Je suis
venu au cinéma par la littérature. … Jeune, j'aimais
autant la littérature que le cinéma… Je n'avais pas
d'argent pour faire des films, mais j'avais beaucoup
de temps pour penser et créer des histoires ;
l'écriture romanesque me semblait le moyen le plus
naturel de créer quelque chose. Le grand avantage,
c'est que la littérature donne le temps de
développer l'histoire et les personnages… »
L’orphelin d’Anyang,
la nouvelle
Et enfin cinéaste
Entre 2001 et 2006, il réalise ce que l’on
peut considérer comme une trilogie : « Ces
trois films traduisent mes réflexions sur la Chine
contemporaine, sa réalité, son histoire, ce sont trois
allégories…» a-t-il dit.
Les cinq
films, comme le premier, sont adaptés, par Wang Chao
lui-même, de ses propres nouvelles. En 2010, il a
publié un livre intitulé « Back to Freedom » (《退回到自由》)
où il explique son travail d’écriture et
d’adaptation, en donnant les textes de quatre
interviews qui balisent le sujet : « L’authenticité
face à l’authentique » (《真正地面对真正》),
« Le film, intérieur/extérieur » (《电影之外、电影之内》),
« Le cinéma et la réalité de la Chine » (《电影与中国现实》) et « Pour en revenir à la liberté » (《退回到自由》).
Back to Freedom
1. « L’orphelin
d’Anyang » : la réalité transfigurée
Wang Chao a déclaré que, pour lui, le cinéma est un
moyen « d'approcher et de retransmettre la
réalité » ; il considère la caméra comme
« probablement » le meilleur instrument pour
l’observer. Mais
« L’orphelin
d’Anyang »
(《安阳婴儿》) fut
un choc : on n’avait jamais filmé la réalité de
cette manière, et pourtant cela faisait dix ans que
l’on filmait la réalité, en Chine, réalité sociale,
réalité urbaine, réalité humaine sous toutes ses
formes.
Le
film est une sorte de conte moderne construit autour
d’un bébé emblématique qui est à la fois le lien
entre les personnages et la clef de voûte de
l’histoire, une histoire qui se déroule entre trois
personnages principaux : un ouvrier qui vient de se
faire licencier et n’a plus un sou après avoir
remboursé ses dettes ; une jeune prostituée qui ne
sait que faire de son bébé ; et un truand atteint de
leucémie, père de
L’orphelin d’Anyang,
affiche française
l’enfant, qui
veut le récupérer pour lui léguer sa fortune et ses
affaires.
Promu gardien
de l’enfant, pour 200 yuans par mois, le chômeur finit par
former un couple informel avec la prostituée, et par la
défendre involontairement contre les agissements du gangster
leucémique. Le film se termine sur une coda inattendue et
ambiguë, laissant la conclusion ouverte et l’avenir flou,
comme la vie qui continue.
L’histoire est
originale, avec ce trio familial totalement atypique, mais
le style l’est bien plus. La caméra filme des fragments
d’existence qui semblent pris sur le vif, et traduits en
plan-séquences fixes souvent très longs, donnant
l’impression d’un temps presque figé, chaque seconde
semblable à la précédente, indéfiniment. La caméra est
immergée dans la réalité qu’elle filme, souvent de l’autre
côté de la rue, un flot de voitures entre elle et les
personnages, avec la cacophonie urbaine, prise en son réel,
comme bruit de fond.
Wang Chao interviewé à
Cannes en 2002
Les
conditions du tournage ont influé sur ce style : le
film a été tourné sans autorisation préalable, avec
des acteurs non professionnels, en vingt-huit jours.
Le style très novateur résulte cependant d’une
volonté déterminée du réalisateur. On a l’impression
de vies captées à leur insu, dans le brouhaha qui
est celui de toute ville chinoise ; certaines scènes
ont même été improvisées.
Malgré
tout, le film est très construit et regorge de
symboles plus ou moins
cachés : outre
le bébé, emblème d’un futur incertain, des personnages comme
de la Chine elle-même, il y a, par exemple, ce filament à
peine incandescent de l’ampoule au plafond, symbole ténu
d’un lointain espoir qui palpite encore mais menace de
s’éteindre d’un moment à l’autre. Le style est néo-réaliste,
mais le symbolisme cher aux cinéastes de la cinquième
génération n’a pas disparu, il a simplement été adapté.
C’est un film
d’une richesse inépuisable qu’on ne se lasse pas de
regarder. Les deux films suivants ont confirmé le talent du
réalisateur et sa capacité à évoluer, sans se cantonner dans
un style qui lui a valu ses premiers succès.
2. « Jour et Nuit » : chronique
sociale contemplative
Nous sommes ici au bord du fleuve
Jaune, dans une région minière en déclin, et qui
plus est en hiver. Un mineur continue de travailler
avec son apprenti dans le seul puits encore en
activité ; sa femme gagne un peu d’argent en allant,
avec leur fils attardé mental, vendre des légumes en
ville. La nuit, l’apprenti tente de satisfaire les
désirs insatisfaits de l’épouse. Un jour, un coup de
grisou tue le maître ; l’apprenti rescapé, rongé par
la culpabilité, délaisse la femme et tente de se
racheter…
Cela
ressemble à une chronique sociale sur les problèmes
nés de la reconversion des vieilles mines en Chine,
sur la paupérisation des mineurs et les dangers
d’exploitations sans normes de sécurité. Là encore,
cependant, Wang Chao va au-delà des apparences : le
film est une réflexion très chinoise sur la faute et
les difficultés, sinon l’impossibilité, du rachat.
Jour et nuit http
Jour et nuit, le
paysage de la mine
On
retrouve comme un écho du style de son premier
film : c’est aussi comme un conte philosophique,
raconté avec la lenteur des conteurs d’autrefois, et
toujours en plans séquences très travaillés. Le
style s’est affiné, en particulier dans les
cadrages. «
Jour et Nuit
»
est une réussite
esthétique.
Il a été primé
au 25ème festival des Trois-Continents à Nantes.
Mais il reste une œuvre de transition.
3.
« Voiture de luxe » : réflexion sur les tensions nées du
boom économique
Le sujet de
« Voiture de luxe » (《江城夏日》)
n’est pas neuf, mais il est ici traité de façon originale,
avec un scénario remarquable qui frappe par la profondeur
des caractères des personnages autant que des situations.
D’abord, Wang
Chao a choisi de tourner le film à Wuhan, troisième ville de
Chine, parce qu'elle incarne, loin de Pékin et de Shanghai,
les contradictions de la Chine profonde. Le film a été
tourné en dialecte local, ce qui renforce le caractère
d’authenticité, comme dans « L’orphelin d’Anyang ».
Parallèlement,
Wang Chao a adapté ses choix techniques au contenu et au
style du film. Contrairement à « Jour et Nuit », pour
souligner le caractère trépidant de la vie moderne à Wuhan,
« Voiture de luxe » a été filmé en numérique, ce qui a donné
une lumière et un ton particuliers.
Voiture de luxe
L’affiche chinoise,
avec le père et sa fille
L’histoire est
apparemment simple : celle d’un un instituteur à la retraite
parti à Wuhan à la recherche de son fils qui y a disparu ;
il est hébergé par sa fille, hôtesse dans un bar de karaoké,
qui a des rapports troubles avec un « fiancé » qui se révèle
être un mafieux.
Père et fille
représentent la dualité ville-campagne, l’affrontement
présent-passé, mais sans heurt véritable. Le père passe son
temps, dans la voiture, à regarder ailleurs, le regard perdu
dans les images lointaines de la ville qui défile… C’est un
film empreint d’une douceur nostalgique, comme les deux
films précédents de Wang Chao, où affleure toujours un brin
de chaleur humaine, de générosité impromptue sous les
comportements les plus durs.
Dans son
premier film, le chômeur Yu Dagang risque sa vie pour
protéger la prostituée qui le paie pour s’occuper de son
bébé. Dans « Jour et Nuit », l’ancien apprenti, une fois
devenu à son tour le patron de la mine, met sa nouvelle
richesse au service d’une cause qui puisse le racheter :
trouver une femme au fils handicapé de son maître disparu.
Dans « Voiture
de luxe », c’est l’affection entre le père et la fille qui
les sauve de la dérive, leur sert de point de repère et de
valeur suprême dans un monde de plus en plus difficile à
vivre. C’est finalement sur un retour au village, que l’on
peut lire comme un retour aux sources, que le film se
conclut, l’enfant à naître pouvant très bien être
« L’orphelin d’Anyang », en un superbe mouvement cyclique
qui est celui de la vie.
« Voiture de
luxe » a obtenu le visa de censure ; il est sorti en Chine,
en août 2006, contrairement aux deux autres qui ne sont
connus des cinéphiles chinois que par des versions piratées.
Il a été projeté en première mondiale au 59ème
festival de Cannes en mai 2006, et a été primé dans la
section « Un certain regard ».
Après cette
trilogie très aboutie, Wang Chao a tourné un
Wang Chao au festival
de Cannes en 2006
quatrième film
qui complète la peinture de la société chinoise
contemporaine brossée par les trois premiers.
4.
« Memory of Love » : une Chine urbaine sans caractère
Avec
« Memory
of Love »
(《重来》),
Wang Chao a tenté une peinture de la nouvelle classe moyenne
urbaine chinoise. Les problèmes abordés ici sont ceux d’un
couple ordinaire de la nouvelle élite chinoise, comme de
tout autre couple, dans le monde entier : non des problèmes
d’argent, ils en ont à revendre, mais, banalement, l’usure
des sentiments et la difficulté de continuer à vivre
ensemble.
Le scénario est
original, bien que bâti sur le traditionnel triangle
amoureux, et il touche des thèmes essentiels à la société
chinoise actuelle : la trahison et la
mémoire, et la difficulté de faire face à des situations qui
provoquent des ruptures brutales dans le cours de
l’existence. C’est un film qui joue sur l’émotion, mais sans
y parvenir.
Pour éviter, sans
doute, de tomber dans l’écueil du sentimentalisme si courant
dans les films chinois de ce genre,
Memory of Love
Wang Chao, comme à
son habitude, a gardé une approche très distanciée de son sujet,
qui se sent jusque dans le jeu des acteurs. Il est possible
aussi que ce soient les contraintes de la production, voire
de la censure, qui l’aient bridé. Mais le sujet est
certainement pour beaucoup dans l’impression de fadeur qui
se dégage du film : la nouvelle classe
moyenne des villes chinoises, avec son côté occidentalisé et
superficiel, peine tout simplement à retenir l’intérêt.
C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est le plus souvent
traitée en comédie.
Bande annonce pour
la sortie en France
5. « Celestial
Kingdom » : survivance des traditions
« Celestial
Kingdom » (《天国》)
figurait au programme de la section spéciale du festival du6ème
festival du cinéma indépendant de Pékin (第六届北京独立电影展),
en octobre 2011, après avoir été projeté en première
mondiale, une semaine auparavant, au festival de Busan où il
avait fait une forte impression.
Le sujet attire,
cette fois, aussitôt l’intérêt : dans une ville minière, un
homme a pour métier de trouver des épouses aux mineurs ;
mais son travail ne s’arrête pas au domaine des vivants :
poursuivant une très ancienne tradition, il tente d’en
fournir aussi, outre-tombe, aux mineurs défunts morts
célibataires.
Cette coutume,
nommée minghun (冥婚),
ou ‘mariage des esprits’, consiste à trouver une femme morte
pour unir son
Celestial Kingdom
âme à celle d’un défunt mort sans avoir été marié, pour
éviter que son âme esseulée dans l’autre monde
ne vienne nuire aux membres de sa famille survivants. La
coutume a disparu dans la plupart des endroits, mais survit
encore dans les zones minières, comme celle où Wang Chao est
allé filmer, près de Xi’an.
Dans son scénario,
cependant, dans l’impossibilité de trouver une « âme
morte », l’intermédiaire finit par en tuer une. Les
réactions, à Busan, furent mitigées, en raison de la froide
distanciation avec laquelle Wang Chao a abordé son sujet,
mais surtout de l’a priori de lenteur et longueur adopté
pour le filmer.
Le film a valu à
son auteur le prix du meilleur réalisateur à l’Asian Film
festival de Reggio Emilia en mars 2012. Mais c’est le seul
prix qu’il a obtenu jusqu’ici. Il peine dans l’ensemble à
trouver son public.
6. « Fantasia » : refuge dans le rêve
« Fantasia » (《幻想曲》)
est l’histoire d’une famille qui doit faire face à
la maladie du père, atteint d’une leucémie. Chacun
tente de participer comme il peut au paiement des
frais d’hospitalisation, de plus en plus onéreux.
Spirale infernale qui est un drame du quotidien
chinois : la mère enchaîne les petits boulots, la
fille se plonge dans une vie nocturne, le fils fait
l’école buissonnière et se réfugie dans un monde
onirique, celui du titre.
Fantasia
Présenté au
festival de Cannes en 2014, dans la section Un certain
regard, le film a déçu tant par le scénario que la mise en
scène.
Fantasia,
trailer
7. « River ‘s
Edge » : retour au village
Présentation de « River’s Edge » (《父子情》)
par le réalisateur :
« C'est l’histoire d’un père qui cherche son fils,
c’est aussi l'âme du fils essayant de retourner dans
le monde pour trouver le père*. L'histoire parle de
culpabilité, de salut et d'amour. En racontant cette
histoire, j’ai aussi voulu montrer un milieu rural
chinois qui évolue rapidement. »
*Le titre
chinois signifie : amour entre père et fils.
Présentation par le festival des cinémas d’Asie de
Vesoul où le film a été présenté le 3 février 2018 :
Lao Yu arrive au bord de la rivière où son fils a
disparu alors qu’il essayait de sauver l’une de ses
élèves. Lao Yu junior, en conflit avec son père,
était venu travailler il y a deux ans comme
instituteur dans l’école primaire de ce village
reculé. Pendant que les recherches du corps se
poursuivent, Lao Yu s’installe au village, parle
avec le directeur de l’école et se
River’s Edge
prend d’affection pour Xiaofen, la fillette qui est à
l’origine du drame. Orpheline, élevée par sa tante, elle
travaille dur entre l’école et les travaux de la ferme. Lao
Yu, homme d’affaires prospère (de la ville), prend le temps
de réfléchir, de s’interroger, et petit à petit se
rapproche, malheureusement trop tard, de ce fils dont il ne
connaissait que si peu de choses. C’est aussi pour lui, le
citadin prospère, la rencontre avec des paysans pauvres mais
fiers.
Le film semble
faire écho à « L’orphelin d’Anyang », avec une articulation
du documentaire et de la fiction, mais aussi du monde urbain
et du monde rural, du monde des vivants et du monde des
morts, une réflexion sur l’absence et la présence. L’image
est très belle, mais on a parfois une impression de déjà
vu…