« Les anges du boulevard » de Yuan Muzhi : l’apogée de l’âge
d’or
par Brigitte
Duzan, 07 novembre 2011
Second film
de
Yuan Muzhi (袁牧之),
produit par la Mingxing (明星影片公司)et sorti en juillet
1937, « Les
anges du boulevard » (《马路天使》)
est souvent considéré comme le chef d’œuvre du
cinéma de gauche des années 1930 en Chine. Mais il
est bien plus que cela.
Encore
marqué par le cinéma muet mais d’un style
extrêmement moderne et novateur, mêlant des éléments
de comédie hollywoodienne à un scénario très sombre,
néoréaliste avant l’heure, c’est une œuvre étonnante
à plus d’un titre. Sortie juste avant la chute de
Shanghai aux mains des Japonais, elle signe
brillamment la fin de l’âge d’or du cinéma chinois
des années 1930.
Un
mélodrame plein d’humour et de fraîcheur
Le film est
un mélodrame, mais traité sur un ton léger, enjoué
et moqueur ; les
Affiche du film « Les
anges du boulevard »
séquences
s’enchaînent sur un rythme rapide qui semble découler
logiquement du collage introductif d’images trépidantes de
Shanghai.
La sombre réalité
des bas-fonds de Shanghai en 1935
Automne 1935. Pour
fuir leur région occupée par les Japonais, deux sœurs, Xiao
Hong (小红)
et Xiao Yun (小云),
se sont enfuies du Nord-Est pour aller vivre à Shanghai,
mais elles y sont tombées sous la coupe des parents adoptifs
de Xiao Hong, brutaux et dépravés. Xiao Yun a été réduite à
la prostitution tandis que Xiao Hong est devenue chanteuse
dans une maison de thé. Elle est attirée par un jeune
trompettiste, Xiao Chen (小陈),
qui habite en face de chez elle et éprouve le même
sentiment.
La plus célèbre photo
: les deux sœurs
Xiao Yun
est au départ jalouse de Xiao Hong parce
qu’elle a aussi des visées sur Xiao Chen, mais,
lorsqu’elles découvrent que Xiao Hong risque d’être
vendue à un riche client, elles font cause commune.
Elles vont se réfugier chez Xiao Chen, Xiao Hong
pour fuir son prétendant, Xiao Yun pour échapper à
la police. Lorsqu’elles sont retrouvées par les
poursuivants de Xiao Hong, Xiao Yun est blessée
mortellement en tentant de protéger la fuite de sa
sœur…
Le scénario
est donc une histoire typique des mélodrames sur
fond de misère urbaine
typique des
dramaturges et scénaristes de gauche de l’époque. Mais la
façon originale dont il est traité le rapproche d’une
comédie légère et pleine d’humour.
Une fraîcheur de
ton pleine d’humour
La séquence
introductive, accompagnant le générique, donne le rythme :
c’est un montage rapide d’images des rues de Shanghai qui
semblent reprises, tant elles sont semblables, de celles du
début du premier film de
Yuan Muzhi, « « Scènes de la vie urbaine »
(《都市风光》,
réalisé l’année précédente.
La première
séquence, quant à elle, donne le ton : c’est une
procession de mariage qui avance dans la rue,
bruyamment accompagnée par une musique discordante.
Xiao Chen est dans l’orchestre, bientôt rejoint par
son ami Lao Wang (老王),
un petit vendeur de journaux, et passe sous les
fenêtres de Xiao Hong qui l’applaudit. Bousculé par
son ami, il tombe sur le palanquin, et, jetant un
œil à l’intérieur, découvre une mariée qui louche
terriblement, sur quoi il se relève louchant lui
aussi.
C’est un
gag qui relève du cinéma muet et c’est
Xiao Chen et son ami
le vendeur de journaux
une
caractéristique que l’on retrouve dans la photographie, dans
le traitement des visages en particulier. Le style du film
rappelle d’ailleurs à plus d’un titre le Charlie Chaplin de
la fin des années 1920 et du début des années 1930 (« The
Circus » ou « City Lights »).
Le groupe d’amis de
Xiao Chen - outre le marchand de journaux, un barbier, un
marchand de fruits et un chômeur - est le prétexte à des
épisodes humoristiques récurrents, qui sont aussi des
satires de la société ou de la politique de l’époque,
souvent basées sur des jeux de mots :
-ainsi, lorsque les
amis veulent proclamer leur amitié indéfectible, et
décident, de façon traditionnelle, de le consigner par
écrit sur leur photo de groupe en y inscrivant une double
sentence, pour trouver comment écrire le caractère
« difficulté», ils ont recours à une coupure de journal
proclamant la nécessité pour la nation de s’unir dans les
« difficultés » et reprennent carrément le slogan ;
-il
y a plusieurs fois aussi un rappel satirique de la situation
financière catastrophique dans laquelle se trouve le pays :
allusion à la suppression des « dollars mexicains », dont
l’utilisation est désormais interdite, ou jeu de mots sur
l’expression « 白银出口 »
qui fait allusion à l’hémorragie de devises (白银báiyín
l’argent
出口chūkǒu exporter)
– dans une séquence drôlissime où le jeune trompettiste fait
un tour de magie pour Xiao Hong et fait apparaître une pièce
qui semble « sortie de sa bouche » (littéralement
出口chūkǒu).
-les
personnages habitent une allée de Shanghai qui s’appelle « Taiping
li » (太平里)
(1), la caméra le filme
en gros plan au début : le terme, signifiant ‘ruelle de la
grande paix’ est ironique – il peut aussi se lire comme une
référence satirique à la situation sociale, aussi misérable
que celle ayant mené à la révolte des Taiping…
Le
film demande une lecture attentive.
Un film au
style original
Le film
frappe par son caractère novateur, celui du travail
de cadrage et de montage en particulier. Mais
l’utilisation de la musique est également
caractéristique d’un film qui se démarque à peine du
muet.
Cadrage et
montage
Yuan Muzhi ouvre à la fois son cadre spatial et son
cadre temporel. Il joue constamment avec les
fenêtres et les ouvertures en accentuant la
profondeur de champ et offrant des perspectives de
fuite qui stimule l'œil tout en confrontant le
Exemple de profondeur
de champ (les deux sœurs épiant les parents adoptifs
de Xiao Hong)
spectateur à plusieurs actions parallèles dans le même plan.
Les
superpositions d’images, par ailleurs, font des
allers-retours temporels qui offrent des perspectives
ouvertes par la mémoire. La caméra a des mouvements souvent
brusques, passant très rapidement d’un sujet à l’autre,
d’une scène à une autre, se fixant soudain sur des gros
plans de visages qui relèvent d’un style
expressionniste propre plutôt au cinéma muet.
Autre exemple : Xiao
Yun au 1er plan, surprenant Xiao Hong en compagnie
de Xiao Chen et Lao Wang
Le tempo rapide, voire saccadé, est un tempo adapté
au sujet urbain traité, à une situation chaotique
qui n’offre pas de pause, pas de repos à l’individu
qui ne s’en sort, typiquement, que par la dérision
et le rire.
La fin même
du film est un travelling astucieux qui relativise
le caractère mélodramatique de la scène conclusive :
la caméra part de la fenêtre de la chambre où vient
d’expirer Xiao Yun et monte le long d’un
gratte-ciel, comme pour signifier qu’il ne
s’agissait là que d’un bref intermède, une pause
dans le tumulte de la
ville et de
l’époque, le temps de s’intéresser un peu, vus de loin, à
quelques destins misérables, pour passer vite à autre chose.
Intermèdes musicaux
Il ne
faudrait pas négliger la musique, dans ce film. La
partition, de He Luting (贺绿汀),
a le caractère haletant, voire strident, qui
s’accorde parfaitement au sujet. Elle participe
cependant encore d’une construction caractéristique
des débuts du parlant, avec des séquences
d’intermèdes musicaux. Mais ils sont ici
parfaitement intégrés dans le scénario, et leur sens
est important : ils sont d’ailleurs sous-titrés en
chinois dans la version originale du film.
Il s’agit
de deux chansons, interprétées par Xiao Hong,
devenues immensément populaires. La musique est de
He Luting (贺绿汀),
les paroles sont de Tian Han (田汉)
1. La
première, « La chanson des quatre saisons » (《四季歌》),
constitue la seconde scène du film, et complète la
présentation des principaux personnages tout en
suggérant habilement le contexte sociopolitique.
He Luting
La statue
commémorative de Mengjiang
Elle
rappelle en effet une ancienne légende, celle de
Mengjiang (孟姜),
dont le nom apparaît tout à la fin : vivant sous le
règne du 1er empereur, Mengjiang était
l’épouse d’un jeune homme, Xiliang (喜良), qui fut réquisitionné peu de temps après leur mariage pour bâtir la
Grande Muraille ; ne le voyant pas revenir, au début
de l’hiver, elle décida de lui apporter des
vêtements chauds et partit le rejoindre ; quand elle
arriva, cependant, elle apprit qu’il était mort, et
ses pleurs firent s’effondrer un pan de la muraille,
révélant le cadavre de Xiliang. Elle réussit à le
faire enterrer mais se suicida ensuite (2).
D’une part,
la chanson suggère une analogie entre les deux
périodes historiques, celle du Premier Empereur et
celle de la Chine du Guomingdang, caractérisées
toutes deux par la misère du peuple. D’autre part,
il s’agit de l’adaptation d’une ancienne chanson
populaire de la région de Suzhou :
Yuan Muzhi fait là un rappel de formes
traditionnelles dans un film par ailleurs résolument
moderne.
La chanson des
quatre saisons (scène 2) :
春季到来绿满窗Avec le printemps,
la fenêtre s’emplit de verdure,
大姑娘窗下绣鸳鸯La
jeune fille devant la fenêtre brode des canards mandarins.
忽然一阵无情棒Soudain un coup de
bâton sans pitié
打得鸳鸯各一方Frappe les deux
canards et les sépare.
夏季到来柳丝长Avec l’été, les
peupliers reverdissent,
大姑娘漂泊到长江La
jeune fille se laisse dériver jusqu’au Yangtze
江南江北风光好Du sud au nord le
paysage est très beau
怎及青纱起高粱Mais ne peut égaler
le vert tendre du sorgho.
秋季到来荷花香Avec l’automne
arrive le parfum des fleurs de lotus
大姑娘夜夜梦家乡La
jeune fille chaque nuit rêve de son pays natal
醒来不见爹娘面Mais en se
réveillant ne voit pas ses parents,
只见窗前明月光Ne voit devant la
fenêtre que la lueur de la lune.
冬季到来雪茫茫Avec l’hiver tombe
la neige à gros flocons
寒衣做好送情郎La jeune fille fait
un manteau pour son fiancé
血肉筑出长城长De chair et de sang
est construite la Grande Muraille
侬愿做当年小孟姜Je
veux faire comme Mengjiang en ce temps-là…
2. L’autre chanson,
« La chanteuse du bout du monde » (《天涯歌女》),
intervient, comme en miroir, plus tard dans le film : il ne
s’agit plus de présenter les personnages, mais leur amour
naissant.
« La chanteuse du
bout du monde »
(scène 9 – minute 27)
Xiao Hong chante
chez elle, devant sa fenêtre, et Xiao Chen l’accompagne de
chez lui au violon erhu, de l’autre côté de la
ruelle.
天涯呀海角觅呀觅知音。Du
bout de l’univers aux confins des mers
je cherche, cherche
mon âme sœur,
小妹妹唱歌郎奏琴,chante une jeune
fille, accompagnée par son ami,
郎呀咱们俩是一条心。vois,nous ne formons
tous deux qu’un seul cœur.
哎呀 哎呀 郎呀咱们俩是一条心。Aya
aya nous ne formons tous deux qu’un seul cœur.
家山呀北望泪呀泪沾襟。Le
regard fixé vers le nord et les montagnes d’où je viens j’inonde
ma blouse de mes pleurs.
小妹妹想郎直到今,pensant toujours à
mon fiancé,
郎呀患难之交恩爱深。vois, l’amour sort
renforcé de l’adversité
哎呀 哎呀 郎呀患难之交恩爱深。Aya
aya l’amour sort renforcé de l’adversité.
人生呀谁不惜呀惜青春。Dans
la vie, personne qui ne chérisse sa jeunesse.
小妹妹似线郎似针,La jeune fille est
comme le fil et le garçon l’aiguille,
郎呀穿在一起不离分。vois, le fil est
passé dans l’aiguille, nous
sommes inséparables.
哎呀 哎呀 郎呀穿在一起不离分。Aya aya le fil est passé dans l’aiguille,
nous
sommes inséparables.
Cette
chanson est devenue une référence souvent utilisée
par la suite dans d’autres films. Ainsi, dans
« Lust.Caution
» (《色·戒》),
Ang Lee (李安)
la fait interpréter par Tang Wei (汤唯)
dans une scène intime et nostalgique parachevant la
séduction de Monsieur Yi.
Un mot sur
les acteurs
Si le film est célèbre pour
ses chansons, il l’est aussi par l’actrice qui les
interprète et qu’il a lancée :
Zhou Xuan
(周璇)avait
alors dix-huit ans et n’était qu’une petite chanteuse
à la ‘voix d’or’ lauréate de concours télévisés.
Zhou Xuan dans le rôle
de Xiao Hong
A la fin de la
séquence de la chanson
« la chanteuse du bout
du monde »
Actrice au destin tragique qui mourut
en 1957 des suites d’une dépression, elle était encore, en
1937, une jeune actrice qui apporte au film toute la
fraîcheur et la vivacité requises.
Face à elle, Yuan Muzhi a
aligné trois interprètes dont le film constitue les
lettres de noblesse :
-dans le rôle de Xiao Chen, Zhao Dan
(赵丹)
apporte l’expérience d’un acteur venu du théâtre,
mais encore tout jeune (il avait 21 ans), et offre
une composition de joyeux luron, artiste un tantinet
fantaisiste ;
-dans
celui de Xiao Yun, actrice elle aussi formée au
théâtre, Zhao
Huishen (赵慧深)
est le pendant
Zhou Xuan et Zhao Dan
sombre de Xiao Hong : elle est celle condamnée par le
destin. Son propre destin ne fut pas plus rose : victime,
elle, de la Révolution culturelle, elle se suicida en
décembre 1967 ;
-dans
le rôle de Lao Wang, le vendeur de journaux, Wei Heling
(魏鹤龄)interprétait là, lui
aussi, son premier grand rôle ; il jouera ensuite dans les
grands classiques des années 1950.
Malgré la
formation théâtrale de la plupart des acteurs, comme
du réalisateur, leur interprétation est d’un naturel
qui souligne le caractère novateur du film,
néoréaliste avant l’heure ; Zhao Dan lui-même l’a
souligné :
« Ce film
n’empruntait rien au théâtre, nous jouions
directement à partir de notre expérience et
éprouvions une profonde compassion envers nos
personnages. Le scénario… n’était pas la copie d’un
film occidental ou soviétique, il était vrai et
naturel. » (3)
Lors de la
cérémonie de remise des prix des 24èmes Hong Kong
Film Awards, le 27 mars 2005, fut
Zhao Huishen dans le
rôle de Xiao Yun
dévoilée une liste
de cent plus grands chefs d’œuvres du cinéma chinois (103
exactement) : « Les anges du boulevard » y figure en 11ème place.