Yuan Muzhi
(袁牧之)
est considéré comme l’un des plus brillants
représentants de ce qu’il est convenu d’appeler la
« seconde génération » des réalisateurs
chinois, celle dont les principales œuvres datent
des années 1930-1940.
Non
seulement elle accomplit la transition du cinéma
muet au cinéma parlant, mais elle réalisa une autre
transition tout aussi importante : celle des films
de divertissement à des films ancrés dans la réalité
sociale de leur temps, s’attachant à en dépeindre,
sinon à en dénoncer, la misère et les injustices.
La carrière
et l’œuvre de Yuan Muzhi sont à analyser dans ce
contexte, abruptement court-circuité par
l’occupation
japonaise.
Yuan Muzhi en 1936
Jeunesse sous
l’influence du théâtre
Yuan Muzhi (袁牧之),
de son vrai nom Yuan Jialai (袁家莱),
est né en mars 1909 à Ningbo, dans la province du Zhejiang
(浙江宁波).
La maison natale de
Yuan Muzhi à Ningbo
Il est
attiré très jeune par le théâtre, et surtout par le
‘drame civilisé’ ou wénmíngxì(文明戏),
terme repris d’une forme ancienne de drame parlé
pour désigner le théâtre moderne parlé, influencé
par le théâtre occidental, qui se développe alors
dans les cercles d’intellectuels revenus du Japon.
Jeune
collégien, il fait du théâtre en amateur ; à treize
ans, il est envoyé au lycée à Shanghai, et, l’année
suivante,
entre dans une
société d’art dramatique, la société Xinyou (辛酉剧社), qui avait été créée en
1924 pour développer et faire connaître le théâtre parlé, en
commençant par des pièces du répertoire étranger, russe et
japonais en particulier.
Yuan Muzhi
est le seul acteur enfant de la troupe ; comme il
n’a pas de rôles très importants, il s’intéresse à
tout, et se forme sur le tas. Il rencontre cependant
l’opposition de sa famille. Yuan Muzhi, qui a acquis
des idées progressistes au contact des acteurs et
auteurs de gauche avec lesquels travaille la Xinyou,
abandonne définitivement ses études pour se
consacrer au métier d’acteur.
La société
est dissoute en août 1930 en raison de ses liens
avec la Ligue de Gauche et le parti communiste. Yuan
Muzhi y a cependant fait la connaissance de
personnalités qui auront marqué sa sensibilité,
comme le dramaturge Hong Shen (洪深),
et
d’autres avec lesquels il continuera à travailler,
comme le futur réalisateurYing Yunwei (应云卫).
Ying Yunwei
Acteur aux mille
visages
Les malheurs de la
jeunesse
Yuan Muzhi
devient célèbre dans les années 1930 : capable de
jouer tous les types de rôles, il est surnommé
l’« acteur aux mille visages » (“舞台千面人”).
Mais il écrit aussi des pièces de théâtre.
En 1934, il
entre au studio Diantong (電通影片公司),
créé en 1933 par quatre ingénieurs du son formés aux
Etats-Unis pour développer en Chine le matériel
nécessaire au cinéma parlant, puis transformé
l’année suivante en studio à part entière. C’est
aussi un studio réputé pour ses liens avec la Ligue
de Gauche : il est lancé en recrutant au départ dans
les milieux progressistes du théâtre, et les quatre
films produits au cours des deux années de sa brève
existence (1934 et 1935) sont de parfaits exemples
du cinéma de gauche de la période.
Yuan Muzhi
interprète le rôle principal dans l’un des premiers
films produits, en
1934 : « Les malheurs de la jeunesse » (《桃李劫》táolǐjiè),
de Ying Yunwei (应云卫),
premier
film parlant sonorisé par un procédé entièrement
chinois. Yuan Muzhi y interprète le rôle d’un jeune
homme perdu par son honnêteté inflexible, aux côtés
de son épouse, dans le film comme dans la vie, Chen
Bo’er (陈波儿).
Puis, en
1935, Yuan Muzhi est l’un des deux principaux
interprètes du film « Enfants de Chine », en
anglais « Children of Troubled Times » (《风云儿女》), de
Xu Xingzhi (许幸之),
d’après une pièce de Tian Han (田汉), grand dramaturge très actif dans le milieu du
Children of Troubled
Times
cinéma, adaptée par un
autre dramaturge contemporain, Xia Yan (夏衍).
La marche des
volontaires, publiée en 1935
Le film est
surtout célèbre pour le chant qu’y interprète Yuan
Muzhi, avec Gu Menghe (顾梦鹤) :
« La marche des volontaires » (《义勇军进行曲》)
(1),
dont la mélodie revient comme un leitmotiv dans tout
le film, et qui est devenue l’hymne national
chinois. Les paroles étaient de Tian Han lui-même et
la musique du compositeur Nie Er (聂耳),
qui étaient déjà les auteurs des chansons du film
précédent, « Les malheurs de la jeunesse ».
On dit que
Tian Han écrivit les paroles sur une feuille de
papier à cigarettes après avoir été arrêté par le
Guomingdang en 1934 et emprisonné. Quant à Nie Er,
il mourut accidentellement quelques mois plus tard
au Japon, à l’âge de vingt quatre ans…
En 1936, la
Diantong ayant disparu, il entre à la Mingxing (明星影片公司)
(2) où il
joue dans un autre film de Ying Yunwei (应云卫),
« A la vie à la mort » (《生死同心》),
dans lequel
il interprète un double rôle : un jeune révolutionnaire qui
réussit à s’évader dans l’incendie de la prison où il
enfermé, et un jeune Chinois d’outre-mer qui, lui
ressemblant à s’y méprendre, est arrêté à sa place. Yuan
Muzhi y joue à nouveau aux côtés de son épouse Chen Bo’er.
Le couple remporte un grand succès.
Mais, entre-temps,
il a fait ses débuts de réalisateur.
Brillants débuts de
réalisateur
C’est en effet en
1935 que Yuan Muzhi se tourne vers la réalisation, à la fin
de ce qu’il est convenu d’appeler « l’âge d’or du cinéma
chinois », qui est aussi celui du cinéma de Shanghai, avant
que la ville tombe aux mains des Japonais.
« Scènes de la vie
urbaine »
Ses débuts de
réalisateur sont placés tout de suite sous le signe de
l’innovation. Comme le cinéma américain à la fin des années
1920 et au début des années 1930 (3), le nouveau cinéma
parlant chinois fait la part belle à la musique.
Le premier film de
Yuan Muzhi, produit par la Diantong, est une sorte de
comédie musicale dont il a aussi écrit le scénario et dans
laquelle il interprète un rôle secondaire : « Scènes de
la vie urbaine » (《都市风光》),.
C’est encore une œuvre de transition du muet au parlant,
toujours en noir et blanc. Mais le film est par ailleurs un
mélange de séquences comiques et romantiques sur fond
d’observation quasi documentaire des problèmes
socio-économiques de la Shanghai de l’époque.
Scènes de la vie
urbaine
Le père de l’un des
personnages principaux, par exemple, est un prêteur sur gage
qui a lui-même du mal à joindre les deux bouts car personne
n’a plus les moyens de venir racheter les objets mis en gage
chez lui. Dans une scène pleine d’humour, il tente même de
récupérer un peu d’argent en mettant en gage chez un
confrère certains des objets qu’il a en dépôt.
Tout le début du
film est un montage rapide d’éléments caractéristiques du
paysage urbain de la ville trépidante et cosmopolite
qu’était Shanghai : enseignes au néon, immeubles modernes,
théâtres, cathédrale, foule de piétons et voitures dans les
rues. La musique est omniprésente, rythmant chacune des
séquences, comme elle l’est dans tout le film. Elle est
signée du compositeur He Luting (贺绿汀)
qui deviendra célèbre avec les chansons composées pour le
film suivant de Yuan Muzhi.
Le film
« Les
anges du boulevard »
Second film de Yuan
Muzhi, en 1937,
« Les anges du
boulevard » (《马路天使》)
est un chef d’œuvre incontesté, tragi-comédie d’un style
très personnel qui lança une jeune actrice de dix-huit ans,
totalement inconnue, Zhou Xuan (周璇).
Le scénario dépeint
un pan de la vie d’un groupe de jeunes – une chanteuse, sa
sœur prostituée et un soldat qui est son amant – dont le
manque d’argent et la marginalisation sociale sont un
obstacle au bonheur. C’est un film qui a frappé, par la
suite, par son caractère néo-réaliste avant la lettre.
Là encore, le film
comporte des séquences musicales, et non des moindres : les
deux airs célèbres, sur une musique de He Luting (贺绿汀),
qu’interprète Zhou Xuan - "La chanson des quatre saisons" (四季歌)
et "La chanteuse du bout du
Les anges du boulevard
Zhou Xuan chantant «
La chanteuse du bout du monde »
dans « Les anges du
boulevard »
monde" (天涯歌女) - sont restés des références cinématographiques souvent citées dans des films ultérieurs, dans
« Lust.Caution
» (《色·戒》),
d’Ang Lee (李安),
par exemple.
Le film est sorti
pendant l’été 1937, juste avant la chute de Shanghai aux
mains des Japonais. Ce fut un immense succès auprès du
public, mais ce fut aussi l’un des derniers produits
du grand « âge d’or » du cinéma chinois, celui du cinéma de
Shanghai : les artistes furent bientôt forcés de se replier
dans les concessions, et bridés par la censure japonaise.
A Yan’an pendant la
guerre
Après l’occupation
de Shanghai, Yuan Muzhi laisse le cinéma et revient au
théâtre, jouant et écrivant des pièces. Avec une troupe
patriotique, la « troupe de Shanghai pour sauver la nation »
(“上海救亡演剧队”),
toujours avec Chen Bo’er (陈波儿),
il part à Wuhan.
Il joue dans des
pièces du répertoire de propagande. L’une d’elles, « Huit
cents soldats héroïques » (《八百壮士》),
qui dépeint l’épisode de la défense de l’entrepôt de
Sihang (四行仓库),
fin 1937, à la fin de la
L’équipe
cinématographique de Yan’an
résistance de Shanghai contre
l’assaut des troupes japonaises, est adaptée par Ying Yunwei
au cinéma en 1938, avec Yuan Muzhi et Chen Bo’er comme
principaux interprètes (4).
Joris Ivens et la
première caméra de l’équipe
Yuan Muzhi est
alors appelé par Zhou Enlai et part à Yan’an pour y fonder
l’« équipe cinématographique de Yan’an » (“延安电影团”),
en août
1938. Le matériel est en partie acheté à Hong Kong, en
partie rapporté de Shanghai (celui des défuntes Diantong et
Mingxing). Joris Ivens, venu en Chine tourner son
documentaire « Les 400 millions », leur fait cadeau de sa
caméra en partant…
Pendant près de
deux ans, Yuan Muzhi parcourt alors avec l’armée communiste
toute la zone libérée Shaanxi-Gansu-Ningxia (陕甘宁边区)
en
tournant des documentaires, dont, en 1939, le grand
documentaire historique « Yan’an et la 8ème armée
de route » (《延安与八路军》). Il écrit aussi une pièce
qui dépeint la vie dans les bases révolutionnaires : « La
trilogie de Yan’an » (《延安三部曲》).
Cinéaste officiel
après 1940
Yan’an et la 8ème
armée de route
Les studios du Nord-Est
En 1940, il devient
membre du Parti communiste et, l’été, est envoyé en mission
d’étude en Union soviétique. Il y rencontre Eisenstein avec
lequel il tourne un film. Mais, en raison de la guerre, le
voyage est plus long que prévu. Yuan Muzhi ne revient en
Chine qu’en 1946. Il est alors chargé d’organiser les
studios du Nord-Est (东北电影制片厂),
premiers studios d’Etat qu’il crée avec Chen Bo’er sur la
base des studios que les Japonais
avaient établis à Changchun et dont il devient le directeur.
Il y produit le
premier film de fiction de la Chine nouvelle, « Le pont » (《桥》), réalisé par Wang Bin (王滨) et sorti en 1949. Le
film bénéficia de la collaboration d’une partie du personnel
japonais qui resta en Chine jusqu’en 1953.
En mars 1949, après
la libération de ce qui était encore Beiping, il organise
dans la capitale le Bureau central de contrôle du cinéma (中央电影事业管理局)et en
devient directeur, poste qu’il conserve après la fondation
de la République. Début 1950, cependant, il devient
vice-ministre de la culture quand le Bureau est rattaché au
ministère de la Culture. Il est par ailleurs nommé à
diverses fonctions officielles lors des grandes assemblées
des débuts du régime.
Le Bureau ouvre
très vite une Ecole de cinéma, avec
Chen Bo’er
diverses sections,
dont une section artistique est confiée à Chen Bo’er. Elle ne
conservera néanmoins ce poste que pour une courte période,
car elle meurt subitement en novembre 1950.
Yuan Muzhi âgé
C’est un coup très
dur pour Yuan Muzhi. En 1954, il abandonne toute activité
professionnelle, officiellement pour raisons de santé.
nous allons bâtir
de notre chair et de notre sang notre nouvelle muraille !
中华民族到了最危险的时候,
Zhōnghuá mínzú
dàole zuìwēixiǎnde shíhòu. Le peuple chinois
connaît son heure la plus grave,
每个人被迫着发出最后的吼声。
Měigerén bèipòzhe
fāchū zuìhòude hǒushēng. Incitant chacun à
pousser un dernier cri.
起来!起来!起来!
Qǐlái! Qǐlái!
Qǐlái!
Debout ! Debout !
Debout !
etc…
(2) Sur les principaux studios chinois des années 1930-1940,
voir :
………
(3) Comme
l’explique Michel Chion dans son ouvrage « La musique au
cinéma », « c’est autour d’un chanteur populaire de
l’époque, Al Jolson, que fut construit le premier long
métrage qualifié – avec peu d’à propos – de "parlant" : Le
Chanteur de jazz. …. ». Avec peu d’à propos parce que le
seul moment véritablement parlé est un monologue d’une
vingtaine de minutes adressé par le chanteur à sa mère, et
encore en tapant de temps en temps des accords sur son
piano… Mais Michel Chion le définit comme « le film qui fit
tout basculer ». C’était en 1927. Pour dépasser la musique
séquentielle, les compositeurs vont ensuite s’attacher à
créer un tissu musical continu. Avec leurs séquences
musicales plus ou moins intégrées, les films chinois de
l’époque de Yuan Muzhi sont à replacer dans ce contexte.
(4) Un premier film
sur le même sujet, adapté et réalisé par Lu Si (鲁司),
est sorti à Hong Kong en avril 1938. Un troisième a été
produit à Taiwan en 1975, avec
Brigitte Lin,
Sylvia Chang,
etc…