« The road » de Zhang Jiarui : un voyage dans le temps qui
laisse le cœur serré
par
Brigitte Duzan, 14 juillet 2015
Sorti en 2006, « The
Road » (《芳香之旅》)
est sans doute le meilleur film de Zhang Jiarui (章家瑞),
bien qu’il soit relativement peu connu.
La route en question est un parcours symbolique d’un
demi-siècle de l’histoire chinoise, vu à travers la
vie d’une femme, Li Chunfen (李春芬).
Le film se déroule en trois parties, mais le montage
a supprimé les hiatus, accentuant l’impression d’une
vie sans histoire, se déroulant uniformément en
dépit des changements du pays, selon un ordre
dépassant les destins personnels.
Un destin en trois temps
1. L’histoire commence dans les années 1960.
Chunfen a une quinzaine d’années, elle est vive et
enjouée, avec cette joie de vivre typique des
adolescentes des « années Mao », celles que l’on
voit, nattes bien sages et large sourire aux lèvres,
sur les affiches de propagande de l’époque.
The Road
Chunfen est contrôleuse sur une ligne de bus qui parcourt
une petite route de montagne dans la région de Fangxiang,
dans le Yunnan, comme l’indique le titre. Elle fait équipe
avec un chauffeur, veuf et beaucoup plus âgé qu’elle, Lao
Cui (老崔),
encore appelé « Maître Cui » (‘崔师傅’)
avec une certaine déférence ; c’est une célébrité locale
parce qu’il a serré la main du président Mao ; la photo de
l’événement est en bonne place devant lui dans le bus et les
gens se pressent, dans tous les villages où ils passent,
pour venir serrer la main qui a serré celle du leader
suprême.
Zhang Jingchu et Nie
Yuan 聂远
(dans le rôle de Liu
Fendou)
Lao Cui est très attiré par l’adolescente, mais
celle-ci l’est bien plus par un jeune médecin envoyé
là de Shanghai se faire rééduquer : Liu Fendou (刘奋斗).
Lorsqu’éclate la Révolution culturelle, Liu, qui
lisait en cachette des romans russes, est accusé
d’être un espion soviétique et envoyé casser des
pierres dans la carrière locale. Chunfen l’ayant
rejoint un soir, elle est surprise avec lui dans
l’obscurité et Liu, après due confession, est envoyé
ailleurs, vers un ailleurs que l’on devine plutôt
sombre. Chunfen reste avec son souvenir.
2.
Quelques années plus tard, le Parti décide qu’il est temps
de trouver une nouvelle épouse à Lao Cui : Chunfen étant
majeure, ordre lui est donné de l’épouser. Le premier moment
de tristesse surmonté, elle assume docilement le rôle qui
doit désormais être le sien, celui d’épouse modèle, d’autant
plus difficile à remplir que son vieil époux est impuissant,
et surtout parce que Liu lui envoie des lettres. Elle les
déchire, mais Lao Cui les récupère en cachette pour les
recoller et les lire… Lorsque Liu débarque finalement pour
demander à Chunfen de la voir une dernière fois parce qu’il
part à l’étranger, Lao Cui s’oppose à ce qu’elle sorte, et
l’histoire est bouclée.
Mais, quelques temps plus tard, Lao Cui a un accident : il
reste vivant, mais inconscient au monde qui l’entoure.
Chunfen, dès lors, devient elle-même conductrice de bus et,
hors de ses heures de travail, s’occupe de Lao Cui sur son
lit d’hôpital, un Lao Cui qui devient une idole locale,
vénéré comme un héros tombé au champ de bataille, avec même
un musée en son honneur où trône son vieux bus qui se couvre
peu à peu de poussière…
3. On retrouve Chunfen dans les années 1990 ;
l’ « ouverture » aidant, la ville s’est modernisée,
le vieux musée est détruit pour faire place à une
usine. Chunfen habite seule une petite pièce dont
elle a décoré les murs avec les trophées de Lao Cui
et ... une image de Mao, au-dessus de sa photo avec
Lao Cui. Elle ne vit plus que dans les souvenirs du
passé. Lorsqu’elle prend un jour le bus pour aller
brûler de l’encens sur la tombe du disparu, c’est un
bus hyper moderne, avec air conditionné ; la route
est goudronnée, et passe par un tunnel qui coupe
l’ascension du col où ils passaient autrefois dans
la neige. Par la fenêtre, elle regarde en souriant
le paysage qui, pour elle, n’a pas changé.
Mariés sous l’oeil de
Mao
C’est la dernière image que l’on garde d’elle : une veille
dame souriant au milieu de quelques larmes discrètes. Mais
c’est un sourire apaisé, et les larmes sont celles du
souvenir nostalgique, c’est tout. Il n’y a pas – il n’y a
jamais eu - en elle l’ombre d’une révolte contre l’injustice
d’une vie sacrifiée, une vie passée dans la soumission parce
qu’il n’y avait pas d’autre choix. C’est un sourire pacifié,
au-delà de toute notion de bonheur ou de malheur, un sourire
intérieur. Le sourire de Bouddha.
Une
œuvre de mémoire…
Zhang Jiarui signe
là une œuvre de mémoire, marquée du sceau de ses propres
souvenirs. Certains passages sont autobiographiques. Il a
expliqué, par exemple, que, lorsqu’il avait treize-quatorze
ans, c’est-à-dire pendant la Révolution culturelle, il se
battait beaucoup, comme tous les garçons de son âge à
l’époque.
Halte nostalgique au
milieu des champs en fleurs
Un jour,
il vit un garçon sortir des toilettes des femmes un
couteau à la main : il venait d’assassiner une jeune
fille après l’avoir violée et s’enfuyait en courant
sans que personne n’ose l’arrêter ; alors Zhang
Jiarui s’est précipité pour l’arrêter, recevant un
coup de couteau avant que les gens autour de lui se
décident à intervenir. A partir de ce jour-là, il
était devenu un héros local. C’est cet épisode qui
lui a donné l’idée du personnage de
Cui Shifu‘崔师傅’
dans le film.
Il a aussi raconté que, avant les années 1973-74,
pendant la Révolution culturelle, ils ne pouvaient
étudier que les œuvres de Mao (《毛主席语录》;
à cette époque, il lisait en cachette tout ce qui pouvait
lui tomber sous la main, outre Shakespeare essentiellement
des œuvres russes, de Tolstoï et Tchekhov. C’est cela,
aussi, qui a inspiré le personnage de Liu Fendou, qui a la
même passion dans le film et se fait pour cela accuser
d’être un espion soviétique…
Tous ces détails
personnels donnent une grande intensité au témoignage que
porte le film. C’est une œuvre de maturité dont Zhang Jiarui
a écrit lui-même le scénario, un film qui sonne juste jusque
dans la reconstitution historique.
… remarquablement
interprétée
Il faut
aussi, bien sûr, saluer les interprètes : d’une part
Fan Wei (范伟)
dans le rôle
de Lao Cui, dont l’interprétation intériorisée donne
une grand humanité au personnage, et d’autre part
Zhang Jingchu (张静初)
dans le rôle de Chunfen
[1]
- elle passe progressivement de l’exubérance de
l’adolescence à l’allure raidie de la vieillesse
sans que l’on sente le moindre hiatus, et son
sourire n’en finit pas de hanter ceux qui ont vu le
film.
Mais on ne
peut s’empêcher, a posteriori, de trouver le film
légèrement décalé : il dégage un sentiment
nostalgique proche de ceux de la fin
Fan Wei, Zhang Jiarui
et Zhang Jingchu, en pseudo photo
des années 1990,
comme si Zhang Jiarui
avait fait en 2006 le film qu’il aurait fait dix ans plus
tôt, s’il l’avait pu, alors qu’il était restreint aux films
télévisés…