« Teeth
of love » de Zhuang Yuxin : de la douleur comme catharsis
par Brigitte
Duzan, 8 décembre 2008,
révisé 20 mai 2013
« Teeth of love » (《爱情的牙齿》)
commence dans le cabinet d’un dentiste, où une
patiente se fait soigner sans anesthésie, et sans la
moindre réaction, sauf quand elle essaie de se
relever de son siège : elle est alors assaillie par
une terrible douleur dans le dos, ce qui nous vaut
un long flash back en expliquant les raisons au
dentiste médusé…
Dix
ans de la vie d’une femme
Il s’agit
d’une histoire en trois parties, correspondant à
trois périodes historiques différentes, mais dont on
ne perçoit les événements politiques que de manière
très diffuse, à travers l’atmosphère qui régnait
alors en Chine, et l’emprise autoritaire qui réglait
la vie quotidienne de chacun dans ses aspects les
plus intimes. Ce sont trois périodes qui jalonnent
la vie de cette femme.
1ère
partie : 1977
Teeth of Love
Le gang des filles
C’est la
fin de la Révolution culturelle, mais les esprits
n’ont pas changé. Qian Yehong (钱叶红)
est lycéenne à Pékin, et mène avec une autorité sans
faille un véritable gang d’adolescentes qui font
régner la terreur dans leur classe. Se voulant
totalement asexuées et dures, elles s’en prennent à
une nouvelle venue, Lin Jie (林洁),
qui affecte des dehors plus féminins. Qian Yehong,
en particulier, lui voue une haine féroce ; lorsque
l’un de ses camarades tente de se rapprocher de Lin
Jie, elle le ridiculise en classe, ce qui lui vaut
de recevoir un coup de brique dans le dos qui lui
laissera une douleur récurrente, surtout les jours
de pluie.
Cependant,
ayant indirectement provoqué la mort de ce camarade,
elle se rend compte alors qu’elle l’aimait et
gardera à jamais la blessure de cet amour réprimé.
2ème
partie : vers 1980
Qian
Yehong a 22 ans, termine des études de médecine, et
fait un stage d’interne dans un hôpital de province.
Elle se laisse séduire par un patient qu’elle vient
d’opérer, Meng Han (孟寒),
plus âgé qu’elle et marié ; ils doivent donc cacher
leur relation. Lorsque Yehong se retrouve enceinte,
elle décide d’avorter ; dans les conditions de
l’époque, ce ne peut être qu’en cachette : elle
apprend alors à Meng Han les gestes nécessaires, et
ils réalisent ensemble l’opération en profitant
d’une
Yang Bingyan en
lycéenne, 1977
absence de 24
heures de l’épouse partie visiter ses parents.
Avec Yingqiu
Ayant
enveloppé le fœtus dans du papier journal et jeté le
paquet dans une poubelle dans la rue, Meng Han est
ensuite convoqué par les responsables de la sécurité
de sa danwei qui l’ont retrouvé grâce aux
références de l’abonnement du journal ; il leur fait
lâchement une autocritique dans les règles,
s’accusant d’avoir enfreint les règles de la morale
socialiste en répondant aux avances d’une jeune
femme dévergondée. Yehong, elle, est d’une dignité
parfaite, acceptant la
totale
responsabilité de l’affaire, et se faisant en conséquence
renvoyer de l’université.
3ème partie : cinq
ans plus tard, vers 1985
Yehong est revenue
à Pékin, elle travaille comme ouvrière dans un abattoir,
découpant des quartiers de viande à longueur de journée.
Ayant retrouvé Lin Jie dont elle était devenue la meilleure
amie, elle accepte de rencontrer un de ses jeunes cousins
par alliance qui vient de terminer ses études, Wei Yingqiu (魏迎秋).
Il est assez maladroit et disgracieux, affligé d’une canine
protubérante qui fait rire Yehong ; elle accepte pourtant de
l’épouser, de manière assez incompréhensible. Evidemment, le
mariage est un échec total, et se termine dans le sang :
Yingqiu désespéré, au moment de la quitter, s’arrache sa
canine et l’offre en souvenir à Yehong…
L’épilogue
nous fait retrouver le cabinet du dentiste auquel
Yehong demande de lui extraire une canine sans
anesthésie, pour savoir la douleur que cela
provoque…
La vie
de Yehong est ainsi scandée par diverses blessures
intimes, la première se traduisant par cette
terrible douleur de dos qui, resurgissant
régulièrement, fait renaître le souvenir de son
premier amour sacrifié, et, dans la foulée,
déclenche la sensation toujours vive des douleurs
suivantes qui lui
Autre visage de Yan
Bingyan dans le film
sont
indissociablement liées, faisant de son existence un
véritable chemin de croix sans rémission.
Un premier
long métrage prometteur
C’est un
tableau d’une cruauté inouïe que dresse là Zhuang Yuxin (庄宇新).
Sorti en 2006, « Teeth of love » est son premier long
métrage ; bâti sur des expériences et souvenirs personnels,
il est parfaitement construit et maîtrisé.
Zhuang Yuxin a
d’abord fait des études de littérature à l’Institut du
cinéma de Pékin ; il fait partie de ces jeunes réalisateurs
qui ont d’abord été scénaristes avant d’aborder la
réalisation. Son film manifeste cette formation, ainsi que
son expérience de producteur/réalisateur pour la télévision.
Il a déclaré avoir
pensé à ce film pendant dix ans, et il est certain qu’il a
signé là une œuvre d’une parfaite originalité. Jamais, en
particulier, on n’avait traité l’avortement de la sorte
avant lui, un avortement conçu comme la consommation
parfaite et le degré ultime de l’amour. On est aux antipodes
du docu-fiction. Les références de Zhuang Yuxin sont
Fassbinder et Bergman : on pense effectivement, en
particulier, à « Cris et chuchotements » en voyant son film.
« Teeth of love »
atteint cependant un degré de cruauté froide qui laisse
perplexe. La première partie est, de manière générale, très
réussie : le caractère des farouches adolescentes de la
bande, de l’avis de tous ceux qui ont vécu cette époque, est
tout à fait caractéristique de cette période où l’asexualité
était de règle. En revanche, on a l’impression que le film
dérape ensuite dans un enchaînement malsain qui rend mal à
l’aise. On veut bien croire que le réalisateur ait puisé
dans des souvenirs personnels comme source de son scénario,
ce sont des choses qu’on aurait du mal à inventer. Mais il
choisit un traitement volontairement brutal qui traduit une
conception très noire des relations humaines, fondée sur des
interactions complexes entre amour, mémoire et douleur
physique, les souvenirs romantiques les plus profonds étant,
selon lui, engendrés par la douleur.
Le malaise que
l’on ressent vient sans doute du caractère systématique que
prend l’utilisation de la douleur dans le film comme vecteur
cathartique, et du traitement symbolique qui en est fait,
tellement appuyé qu’il finit pas lasser. C’est presque une
approche clinique. On en vient alors à se dire que la
psychanalyse a de beaux jours devant elle en Chine…
Note sur
l’interprétation
Le rôle principal
de Qian Yehong (钱叶红)est
interprété par Yan Bingyan (颜丙燕)qui signe
là une superbe composition, entre adolescente farouche et
jeune femme plus mûre, mais toujours torturée par son passé.
Ce rôle préfigure
celui interprété, six ans plus tard, dans
« Feng
Shui » (《万箭穿心》)
de
Wang Jing (王竞).
Dans les deux cas, il s’agit de rôles dont le tragique n’est
pas atténué par la moindre touche de mélodrame et qui lui
permettent de déployer tous ses talents expressifs.