« Feng
Shui » : superbe adaptation d’une nouvelle de Fang Fang
par Brigitte
Duzan, 20 mai 2013
Avec « Feng
Shui » (《万箭穿心》),
Wang Jing (王竞)
a signé le film le plus réussi de sa carrière. Sorti
en première mondiale au festival de Tokyo le 22
octobre 2012 (1), puis en Chine le 16 novembre
suivant, découvert en France en mai 2013 lors de la
3ème édition du Festival du cinéma
chinois en France, « Feng Shui » a fait l’unanimité
de la critique depuis lors.
Il faut
cependant y apporter quelques nuances : la plupart
des commentaires ont mis l’accent sur la prestation
de l’actrice Yan Bingyan (颜丙燕) ; or, s’il est vrai que son interprétation est remarquable, elle n’est
cependant pas le seul atout du film, loin de là. Le
générique en dévoile un autre, dès l’abord : le
réalisateur
Xie Fei (谢飞)
qui en a été le directeur artistique (艺术总监)
et a beaucoup aidé dès le stade de la conception.
Excellent
scénario
Présentant
le film avec le réalisateur et l’acteur
Feng Shui
principal lors
d’une conférence de presse donnée dans le cadre du Festival
international du cinéma de Pékin, en avril 2013,
Xie Fei (谢飞),
justement, a d’abord souligné
l’importance du travail réalisé sur le scénario, à partir
d’une œuvre littéraire.
Adaptation d’une
nouvelle de Fang Fang
L’affiche avec Yan
Bingyan
Le scénario
de « Feng Shui » est adapté d’une nouvelle de l’une
des meilleures romancières chinoises du moment :
Fang Fang (方方)
(2). Publiée en
2007 dans le mensuel littéraire Xiaoshuo Yuebao
(《小说月报》),
c’est une nouvelle de longueur « moyenne » (中篇小说)
dont le film a conservé le titre chinois, qui
signifie « dix mille flèches transpercent le cœur ».
Il s’agit
d’une croyance liée à la géomancie traditionnelle
chinoise, ou feng shui, d’où le titre
international. Le récit commence par un
déménagement, dans un appartement moderne (selon les
standards des années 1990 en Chine) ; or, selon les
règles du feng shui, il est mal situé, car
bordé de sept rues, et non huit (chiffre faste). Il
ne peut donc que porter malheur. La famille qui
vient de déménager, dont Fang Fang nous conte
l’histoire, ne tarde pas, en effet, à se désagréger.
Le scénario
a été rédigé par une jeune
scénariste, Wu
Nan (吴楠),
qui est professeur d’art télévisuel à l’Institut central
d’art dramatique
(中央戏剧学院电视艺术系),
mais qui est aussi diplômée de l’Institut du cinéma
de Pékin, section réalisation. Jusqu’ici, elle a
écrit des scénarios de séries télévisées, mais elle
a également réalisé un court métrage dont elle a
écrit le scénario : « Tu veux aller où ? » (《想去哪儿》).
Elle
avait déjà collaboré deux fois avec Wang Jing, et
son scénariste et producteur Xie Xiaodong (谢晓东) : en
2007, pour le scénario du film « Until the End of
the Year » (《一年到头》), et pour le scénario du film
suivant,
«
Invisible Killer » (《无形杀》), en 2009.
Xie Fei présentant le
film lors du 3ème festival de Pékin,
avec Wang Jing et Jiao
Gang
Xie Fei a
expliqué que le scénario avait d’abord été commencé
par un autre scénariste et
remanié plusieurs fois, sans résultat probant, avant d’être
confié à Wu Nan ; elle a travaillé avec le réalisateur avant
d’arriver au résultat final, qui conserve la ligne narrative
de la nouvelle sans lui rester aveuglément fidèle ;
l’important était surtout d’en conserver l’esprit (3).
Histoire d’un
réalisme sans concession
La scénariste Wu Nan
L’histoire
se passe dans les années 1990 à Wuhan, la ville de
Fang Fang. L’économie chinoise est en plein boom, et
se reflète dans l’amélioration des conditions de vie
des gens.
Chef
d’équipe dans une usine de Hankou, Ma Xuewu (马学武)
vient de recevoir de sa danwei un de ces
nouveaux appartements qui constituent encore un rêve
pour beaucoup. Mais le déménagement est une épreuve
pour les nerfs de sa femme, Li Baoli (李宝莉),
qui se déchaîne contre les malheureux déménageurs :
une vraie furie.
Elle rend
la vie intenable à toute la famille, mari et fils,
si bien que, si tôt le déménagement terminé, le
faible Ma Xuewu lui annonce son intention de
divorcer ; il passe de plus en plus de temps dehors,
ne rentrant que tard le soir. Li Baoli soupçonne
évidemment une liaison, le suit, et le surprend en
compagnie d’une collègue de l’usine, avec laquelle
il entre
dans un hôtel.
D’abord effondrée, elle reprend vite ses esprits et
téléphone à la police pour les dénoncer.
Le reste
est une lente descente aux enfers, ponctuée de
l’arrivée de la mère de Ma Xuewu dont la maison a
été détruite et n’a d’autre ressource que de venir
vivre avec eux. Licencié, désespéré, Ma Xuewu finit
par se jeter dans le fleuve. Li Baoli fait face à la
situation avec son punch habituel : elle laisse son
boulot de vendeuse et devient porte-faix (à la
palanche) pour nourrir tout le monde et permettre à
son fils de poursuivre ses études, tandis que la
grand-mère s’occupe de l’enfant en son absence. Une
sorte de paix s’installe dans le foyer, mais c’est
une paix superficielle, l’enfant témoignant par
flambées de colère de son ressentiment à l’égard de
sa mère.
Dix ans
plus tard, il réussit brillamment son concours
d’entrée à l’université. Mais il n’a toujours pas
pardonné à sa mère la mort de son père…
Jiao Gang dans le rôle
de Ma Xuewu
Il s’agit d’un
superbe portrait de femme : femme du peuple, sans éducation,
mais dotée d’une énergie indomptable qui lui permet
d’affronter les pires difficultés. On en a déjà vu beaucoup,
de la sorte, dans le cinéma chinois, mais il est ici traité
de façon extrêmement réaliste, sans pathos ni compassion ;
on est loin du mélodrame. Tous les personnages sont justes,
chacun a ses faiblesses, aucun n’est posé en modèle à
émuler, et l’enchaînement des situations suit une logique
imperturbable.
Chen Gang dans le rôle
de Jian Jian
Au-delà du
portrait de femme, c’est le portrait d’une époque,
et des coulisses du boom des années 1990, né de ces
millions de menues existences travaillant
d’arrache-pied sept jours sur sept, pour avoir une
salle de bains à soi, mais surtout pour que les
enfants puissent étudier…
Le scénario
– comme la nouvelle dont il est adapté - est
remarquable par le refus de la facilité : on ne
pleure pas, dans cette histoire, ou très peu, juste
sous le coup
d’un choc trop
fort ; la tension est maintenue de bout en bout, et la
dureté de la scène finale exclut l’apitoiement et les
larmes. Car chez ces gens-là, comme aurait dit Jacques Brel,
on ne pleure pas, il faut continuer à se battre, la vie est
à ce prix.
Souci du détail
juste
La réalisation suit
le réalisme du scénario, et la réussite du film tient en
grande partie au soin apporté à assurer la justesse de
chaque détail.
Atmosphère de
Wuhan, jusque dans la langue
Toute l’œuvre de
Fang Fang est imprégnée de l’esprit de Wuhan, où elle est
arrivée enfant et dont elle n’est plus repartie. Elle-même a
aidé à en rendre l’atmosphère dans le film. C’est la
première fois qu’elle l’a fait, les précédentes adaptations
de ses nouvelles ne l’ayant guère intéressée.
Evidemment
les lieux ont fait l’objet d’un repérage soigneux.
Le marché où travaille Baoli est celui du quartier
de la rue Hanzheng (武汉汉正街),
au centre de Hankou. C’est l’un des centres de
distribution en gros les plus importants de Chine.
Le film réussit à gommer la modernisation du
quartier et à en conserver une image conforme à ce
qu’il était au début des années 1990.
Le travail
le plus important est sans doute
Baoli et son amie
celui réalisé sur
la langue. On parle à Wuhanun dialecte
spécifique qu’il s’agissait de conserver pour rester dans le
réalisme voulu. La grand-mère et l’enfant sont interprétés
par des acteurs originaires de Wuhan, l’acteur Jiao Gang est
du Hubei, mais le plus difficile a été le cas de l’actrice
principale, Yan Bingyan, qui est de Pékin. Or une grande
partie du film repose sur son interprétation, d’une femme du
peuple sans éducation ; on ne pouvait pas lui laisser parler
un mandarin impeccable.
Elle a d’abord
appris son texte en écoutant des bandes enregistrées, puis
on lui a payé un professeur qui le lui a fait répéter ligne
par ligne.
Excellente
interprétation
L’enfant et sa
grand-mère
L’ensemble
de la critique fait l’éloge de l’interprétation de
Yan Bingyan (颜丙燕) dans le rôle principal de Li Baoli. Il est certain que c’est un rôle
qui lui permet de déployer tout son talent, bien
plus que la télévision où elle a été trop longtemps
limitée, ou même que
« Teeth
of Love » (《爱情的牙齿》)
de Zhuang Yuxin (庄宇新)
en 2006, ou, plus récemment, « Full Circle » (飞越老人院)
de
Zhang Yang (张扬).
Elle n’est
cependant pas la seule excellente
interprète. En
fait, le casting est homogène, et même les rôles secondaires
– en particulier ceux de Zhao Qian (赵倩)
et de la grand-mère - sont très bien joués, ce qui assure un
grand équilibre au film.
Yan Bingyan
颜丙燕
Li Baoli
李宝莉
Jiao Gang
焦刚
Ma Xuewu
马学武
Chen Gang
陈刚
Jian Jian
健健
Zhao Qian
赵倩
l’amie de Baoli
Wang Moxi
王沫溪 l’amie
de Ma Xuewu
He Minglan
何明兰
la grand-mère
Li Xian
李现
Xiao Bao
小宝 adolescent
Il faut souligner
que le tournage a eu lieu en hiver, par un temps très froid,
et que les acteurs sont d’autant plus méritoires.
Belle photographie
et très bon montage
Le directeur de la
photo est un vieil ami de Wang Jing : Liu Younian
(刘又年).
Ses photos de Wuhan rendent parfaitement l’ambiance
d’activité fébrile, dans des espaces confinés, du quartier
du marché et des logements populaires, avec une rare
ouverture en grand angle, sur le pont et le bord du fleuve.
Le montage
est signé Feng Wen
(冯文),
l’épouse de Wang Jing et sa monteuse habituelle. Il
est sobre, linéaire et efficace, avec quelques rares
flashes back à la fin, comme pour justifier ce que
peut sembler monstrueux dans l’attitude de Xiaobao.
Soulignons
enfin l’utilisation parcimonieuse de la musique,
signée Yang Sili (杨思力),
que l’on remarque surtout à
la fin, et c’est très bien ainsi. Cela évite les
débordements de musique sirupeuse qui auraient tiré
le
Porteuse à Hankou
film vers le mélo,
ce qui a été soigneusement évité par ailleurs.
« Feng Shui » est
annoncé et promu comme un « film d’auteur ». Il semblerait
que ce soit là la concrétisation d’une nouvelle politique
visant à développer les films à petit budget tout en
s’occupant aussi de leur sortie en salles, comme l’avait
annoncé Xie Fei en janvier 2012, lors de la
réunion de l’Association des
réalisateurs chinois (中国导演协会).
Le résultat donne de l’espoir en ces temps difficiles.
Feng Shui,
sous-titres anglais
Notes
(1) En fait, il a
bien failli ne pas y être projeté : en raison des tensions
diplomatiques entre la Chine et le Japon causées par la
dispute au sujet des îles Diaoyu (钓鱼台群岛)
au moment du festival, le producteur a été obligé de retirer
son film ; mais les Japonais ont prétexté une non-conformité
de la procédure de retrait avec les règles du festival et
ont projeté le film quand même.
(3) Il y a deux
différences essentielles avec la nouvelle : d’une part le
personnage de Jian Jian (健健),
petit malfrat peu amène mais finalement sympathique, dans le
film, est posé dans la nouvelle bien plus comme une sorte de
chevalier venant sauver Baoli ; d’autre part, le fils a 23
ans à la fin de la nouvelle, il est sorti d’université, et
c’est au moment d’entrer dans la vie professionnelle qu’il
rompt avec sa mère – le scénario a raccourci la durée menant
à l’épilogue final, ce qui le rend d’autant plus dramatique,
mais laisse cependant une possibilité de revirement quand le
jeune Xiaobao aura mûri, comme le laisse entendre la
grand-mère. En ce sens, le film est moins désespéré que la
nouvelle.