par Brigitte
Duzan, 04 novembre 2011, actualisé 10 janvier 2016
Cao Fei
(曹婓)
est née en 1978 à Canton, y a longtemps vécu et
travaillé, mais est aujourd’hui basée à Pékin.
Elle a
terminé ses études en 2001, à l’Académie des
Beaux-Arts de Canton, mais, avant la fin de ses
études, en 1999, elle avait réalisé un premier court
métrage, « Maladjustment
257 » (《失调257》). Il fut suivi de quelques autres, mais c’est son travail avec
Ou Ning
(欧宁)
qui marque réellement le début de sa carrière.
Elle a
ensuite évolué vers la vidéo expérimentale,
influencée par la publicité, les jeux vidéo, et la
télévision (celle de Taiwan et de Hong Kong, bien
sûr), et trouvant ses sources d’inspiration au
contact des nouvelles technologies. Remarquée
en particulier aux Biennales de Venise et de Lyon en
2007, Cao Fei est aujourd’hui l’une des
représentantes les plus typiques de la génération
des artistes chinois du deuxième millénaire,
éclectiques et provocateurs.
Cao Fei
De San
Yuan Li à Father : trois documentaires
De 2003
à 2005, Cao Fei a mené avec
Ou Ning (欧宁)
deux projets d’études urbaines qui ont débouché sur des
documentaires et diverses expositions
:
-le
premier à Canton, réalisé avec l’équipe de l’U-thèque, en
2003 : « San Yuan Li » (《三元里》)
-le
second à Pékin : le documentaire « Meishi Street » (《煤市街》),
dans le cadre du projet Da Zha Lan (大栅栏),
en 2005.
(voir
les détails dans la présentation de Ou Ning (欧宁))
En 2005,
aussi, elle a réalisé un documentaire avec son père,
intitulé tout simplement « Père » (《父亲》) :
ce père était
un sculpteur officiel du régime, alors âgé de 72 ans,
qu’elle filma en train de réaliser une sculpture monumentale
en bronze de Deng Xiaoping. Le documentaire fut l’occasion
d’un dialogue entre père et fille, soulignant les mutations
idéologiques que chacun avait connues, et vécues
différemment.
Cao Fei commençait ainsi une
réflexion personnelle sur l’histoire récente de la Chine et
des bouleversements intervenus dans le pays au cours des
trente années précédentes, réflexion qu’elle allait
poursuivre sous une forme moins conventionnelle.
China Tracy,
renminbi et utopie
Cao fei / China Tracy
L’œuvre de
Cao Fei telle qu’elle s’est ensuite développée est
assez caractéristique de la tendance actuelle chez
les artistes du même âge : interdisciplinaire,
mêlant installations, vidéos et photos, à la limite
de l’art graphique et de l’animation. Elle est
centrée sur l’image en mouvement, doublée par des
effets de mise en scène et soutenue par le texte,
voire la musique. C’est la représentation d’un monde
virtuel qui est le double fantasmé et
fantasmagorique de celui de l’artiste et où elle
apparaît sous son avatar : China Tracy.
Sa première œuvre
vraiment personnelle, en 2006, « Whose
Utopia »,
est une vidéo entrée en 2008 dans la collection de la FRAC
Ile de France. Conçue en trois actes, elle a été réalisée
dans une usine de pointe du sud de la Chine, dans le
delta de la rivière des Perles, lieu emblématique de la
croissance
économique
chinoise. Cao Fei filme l’usine et ses ouvriers en
invitant à réfléchir sur un monde où tout tient à la
performance et au résultat, suggérant que
l’imagination et la fantaisie peuvent se jouer de
l’ennui généré par la répétition automatique de
tâches sans intérêt. Elle met en scène des ouvriers
transformés en danseurs étoiles, évoluant dans leur
environnement de travail et sa lumière verdâtre
d’éclairage au néon…
China Tracy à la
Biennale de Venise (2007)
« Whose Utopia »
(extrait, 2ème partie)
Photo de « RMB
City »
Cependant, son
œuvre la plus représentative à l’heure actuelle est sans
doute celle tirée d’une série de tableaux
datant de 2007, intitulée « RMB City », du nom de la
devise chinoise, le renminbi. C’est une
déclinaison particulière d’une œuvre vidéo,«RMB
City Installation»,
qui a été
présentée à la Biennale d’Istanbul en 2007 et exposée au
printemps 2008 à la FRAC Ile de France.
« RMB City »
Nous sommes là en
plein délire architectural conçu comme symbole caricatural
de la société de consommation chinoise actuelle. Cao Fei y
mêle et brouille les codes et les emblèmes du monde urbain
chinois : sa cité parodique autant que futuriste se dresse
comme une île dans un océan où se noie la statue de Mao, où
la porte de la Cité interdite (où l’image du panda a
remplacé la tête de Mao) est dominée par la Oriental Pearl
Tower symbole de Shanghai… les signes se succèdent, se
chevauchent et se meuvent comme dans un manège fantastique,
mais dans un désert humain (la présence humaine n’est
décelable que par les machines). RMB Cityest
unenouvelle Métropolis fondée sur les bases fragiles
de la technologie, du divertissement, du déni culturel, un
monde superficiel et aussi brillant que les couleurs
choisies par Cao Fei pour le représenter.
« RMB
City » a depuis lors connu diverses variantes,
dont la dernière en date, « RMB City Opera », était au
Nelson-Atkins Museum of Art de Kansas City, de février à
juin 2011 : une vidéo de 40 minutes qui reprend, en les
revisitant, les traits principaux de « RMB City »,
avec deux acteurs qui semblent tout droit sortis de l’un
des opéras de la Révolution
Performance « RMB
City Opera »
culturelle, accompagnée d’une performance live.
« RMB City Opera »
Cette œuvre, à
partir d’un monde virtuel, transmet une vision personnelle
critique de la société chinoise actuelle, comme si
la fantasmagorie était, non point une échappatoire à la
réalité, mais une manière de la représenter. La
satire socio-économique est donc matière à l’imagination la
plus fantaisiste chez Cao Fei, dont l’œuvre est une
réflexion vivante sur les mutations accélérées du monde
actuel.
Un autre projet,
cependant, aurait pu aboutir à la réalisation d’un long
métrage documentaire beaucoup plus
traditionnel.
Un projet de
long métrage inachevé, détourné en vidéo
1. Le Yunnan New Film Project
Cao Fei a fait
partie en 2006 du Yunnan New Film Project qui devait
permettre à dix jeunes réalisatrices chinoises de tourner
leur premier long métrage. Les trois premiers films du
projet sont sortis, avec grand succès, mais celui de Cao Fei
est resté dans les limbes, sans qu’aucune explication en
soit donnée officiellement, donnant l’impression d’une sorte
de conspiration du silence, contrastant avec la
médiatisation initiale du projet.
Le Yunnan New Film
Project(1) a été
officiellement lancé en 2005 par le département de la
publicité du gouvernement de la province du Yunnan dans le
cadre des commémorations visant à célébrer le centième
anniversaire du cinéma chinois. Il était dirigé par une
personnalité médiatique, connue sous le nom de Lola, dont
l’idée était de réunir dix jeunes réalisatrices de Chine
continentale, Hong Kong et Taiwan pour leur donner les
moyens, matériels et financiers, de créer une œuvre
originale qui serait tournée au Yunnan. Cela faisait
Yunnan New Film
Project, Lola
en effet
partie d’une politique de promotion de la province, mais le
financement était en grande partie privé et tout le projet
reposait en fait sur les épaules de Lola.
Affiche promotionnelle
du Yunnan
New Film Project avec
Cao Fei
Les deux premiers
films réalisés, en 2006, sont des œuvres très réussies qui
ont consacré leurs auteurs. Le premier film est « The Case »
《箱子》de
Wang Fen (王分),
sorte de thriller psychologique à la David Lynch. Le second
est « The Park »
《公园》de
Yin Lichuan (尹丽川) qui
a remporté en particulier le prix FIPRESCI (la fédération
internationale des critiques de films) au festival de
Mannheim-Heidelberg en 2007. Un troisième film devait suivre
en 2007, réalisé par Huang Ruxiang (黄儒香)
sur le thème de la « source des pêchers en fleurs »…
Quant à Cao Fei,
son projet particulier était décrit comme une sorte de
« Voyage à l’Ouest » noté par un blogger : l’histoire de
trois jeunes garçons, lassés de leur vie en ville, qui
décident de partir au Yunnan.. Cao Fei a expliqué que
c’était arrivé à des jeunes qu’elle connaissait, nés dans
les années 80, une génération plus indépendante que la
précédente, plus hardie aussi. Le film serait donc un
document et une réflexion sur leur vie.
Et puis,
brusquement, plus aucune nouvelle. Les informations
concernant le Yunnan New Film Project s’arrêtent en novembre
2007, et le site de Cao Fei mentionne juste le projet dans
sa très courte biographie, à l’année 2006.
Après le battage
médiatique précédent, c’est un silence pesant, qui méritait
une petite enquête…
2. Le
« Projet de la rivière Nu »
La première clef
est venue d’un blog, celui de Hu Fang (胡昉),
un jeune écrivain et artiste, directeur d’un « espace
artistique alternatif » à Canton (Vitamin Creative Space
“维他命空间”) et
commissaire d’expositions : « Un jour d’avril 2006,
quatre jeunes du nom de Cao Fei, A Long, Tokill et Fang
Zheng partirent ensemble. Cao Fei menait une enquête pour un
film sur le Yunnan, mais, pour diverses raisons, le film
n’aboutit pas. Néanmoins, les prises de vues permirent de
réaliser une œuvre
nommée " Projet de la rivière Nu"… ».
Photo des trois jeunes
du « Projet de la rivière Nu »
Hu Fang décrit ensuite leur déconvenue en arrivant sur le
site, en découvrant qu’il était en train d’être
irrémédiablement gâché par la construction d’un barrage et
d’une centrale hydro-électrique.
Effectivement, ce
qu’on appelle « Projet de la rivière Nu » est un projet très
controversé de construction d’une série de treize barrages
sur l’une des plus belles rivières de Chine (怒江,
qui signifie bien à propos « la rivière en colère »), dont
l’un des sites – un canyon spectaculaire – a été classé en
2003 par les Nations Unies comme « World Heritage Site ». Le
débat opposait les défenseurs de l’environnement et certains
des villageois menacés (surtout dans les zones à peuplement
tibétain) aux autorités désireuses de financer le
développement local ainsi qu’au gouvernement central
cherchant à accroître la production électrique nationale.
Un tel débat, en
Chine, était sans précédent. Il fut si houleux, dès le
début, que le premier ministre Wen Jiabao fut obligé, le 1er
avril 2004, d’annoncer la suspension du projet en attendant
des études environnementales plus poussées. Cela eut pour
effet de geler la situation, le projet avançant dès lors
dans le secret des cabinets ministériels, avec de temps en
temps une flambée médiatique suivie d’une nouvelle annonce
rassurante. Finalement, le projet fut relancé, sous une
forme réduite.
La tente de la
biennale de Lyon
Début 2007, des
villageois ont commencé à être transférés dans un nouveau
village construit par le gouvernement. Les travaux d’étude
des sites ont débuté, avec des cortèges de camions ; des
travaux ont été entrepris pour élargir certaines routes...
C’est le paysage qu’a trouvé Cao Fei.
Il est évident
que, dans ce contexte, le film ne pouvait voir le jour dans
le cadre du Yunnan New Film Project, puisque celui-ci était
né sous les auspices du gouvernement de la province. Il est
même possible que celui-ci lui ait alors retiré son soutien,
signant de facto la fin du projet, sous sa forme initiale au
moins.
Cao Fei a alors
utilisé les prises de vue réalisées lors de son périple pour
créer une œuvre différente, mi vidéo mi installation,
intitulée « Projet de la rivière Nu ». L’œuvre a été
exposée à la biennale 2007 d’art contemporain de Lyon,
dontle
thème était celui d’un livre d’histoire
écrit à
plusieurs,l'histoire
d'une décennie à définir par le biais d’œuvres
représentatives. Cao Fei avait été invitée… par Hu Fang,
dont le ‘Vitamin Creative Space’ était partenaire de
l’opération. Son œuvre a été présentée comme un film à
jamais inachevé, qui valait par le voyage, l’errance, la
recherche qui lui avait donné naissance.
La vidéo était
présentée dans une tente militaire, accompagnée du texte du
scénario initial. L’installation formait ainsi un double
voyage, double pèlerinage aux sources, à la recherche de
sens : celui des processus de mutation socio-économique
accélérée des zones rurales, en Chine comme ailleurs, et
celui, in fine, de la vie moderne. Cao Fei avait ainsi
réussi à tourner un échec en réussite… mais en revenant à la
vidéo expérimentale.
Serious Play, Thomas
the Tank Engine
Sa dernière œuvre, « Serious Play »,
a été exposée en juin 2011à la galerie new-yorkaise Lombard
Freid Projects : elle renouvelle sa vision décapante du
monde chinois moderne en détournant les personnages d’un
dessin animé de la BBC, et en offrant une image
fantasmatique désopilante de l’univers de l’enfance.