On a
tendance aujourd’hui à définir Du Haibin (杜海滨)
comme
l’auteur d’un documentaire :
« 1428 ».
S’il est vrai qu’il s’agit bien d’une œuvre
d’exception qui marquera l’histoire du cinéma
chinois,comme le tremblement de terre qui en est le
sujet marquera l’histoire tout court, il serait
réducteur de le limiter là, en oubliant ce qui a
précédé.
« 1428 »
est le dernier jalon d’une carrière commencée en
1999 avec un premier court métrage de 45 minutes,
Doudou《窦豆》,
réalisé alors que Du Haibin était encore à
l’Académie du cinéma de Pékin, dont il est sorti
l’année suivante.
C’est
cependant avec son documentaire réalisé en 2001,
« Le
long des rails » (《铁路沿线》),
qu’il a commencé à se faire connaître.
Du Haibin 杜海滨
Affiche du film « Le
long des rails »
Ce film
a été tourné en l’an 2000, au moment de la Fête du
Printemps, à Baoji (宝鸡),
ville industrielle du sud-ouest du Shaanxi, province
où Du Haibin est né en 1972. Il suit un
groupe de jeunes chômeurs, sans abri ni domicile
fixe, qui se sont rassemblés sur une sorte de
terrain vague derrière la gare de chemin de fer pour
célébrer le Nouvel An. Durant la journée, ils errent
dans la ville, ramassant bouteilles et ordures
recyclables pour se faire un peu d’argent et
s’acheter à manger ; la nuit, ils dorment près des
rails. Chacun a sa propre histoire, misérable, mais
tous ont un parcours semblable, d’échec et de
perte : perte de travail, de liens familiaux, et
finalement d’identité.
Il réalise
ensuite trois autres documentaires, dont « La
montagne de pierre » (《石山》),
sur les ouvriers d’une carrière qui découpent, sans
machine, d’immenses blocs de pierre utilisés dans la
construction : un documentaire lent, qui progresse
au même rythme que celui des ouvriers, mais qui
alterne scènes de travail éreintant sur la pierre, à
poser rivet sur rivet, et à élargir progressivement
la faille qui finit par céder, et scènes de la vie
courante, dans des cabanes de fortune sur le bord du
chantier. C’est un pan de vie qu’on ne verra plus.
Suit, en
2007, le documentaire qui a vraiment consacré Du
Haibin comme l’un des meilleurs réalisateurs de
documentaires indépendants de sa génération en
Chine : « Parapluies » (《伞…》),
remarqué à la 64ème Biennale de Venise, en septembre 2007, en
même temps que
« Useless »
(《無用》)de
Jia Zhangke. Le film est une
Affiche du film « La
montagne de pierre »
réflexion sur l’évolution de la société chinoise, superbement construit en
cinq parties… autour d’une usine de parapluies.
Affiche du film
« Parapluies »
Dans ce film, Du Haibin offre en effet une vision du
changement de statut des cinq segments de la société
chinoise telle qu’elle fut définie au lendemain de
1949 - ouvriers,
paysans, soldats, étudiants et marchands – alors que
la croissance accélérée de l’économie et l’évolution
inégale des niveaux de vie bouleversent les anciens
équilibres et remettent en question les bases
agricoles traditionnelles de la population.
La première partie ouvre le film sur un tableau
contrasté de la société qui résume fort bien le
propos général. Elle se passe à Zhongshan (中山),
dans le sud du Guangdong, dans une usine où des
ouvrières issues de la campagne voisine produisent à
la main des parapluies, dans un froid visiblement
glacial. Les ouvrières travaillent en effet en
doudoune et bottes aux pieds. La caméra se fixe sur
les doigts gelés de l’une d’elle, qui coud
inlassablement des
baleines au tissu des
parapluies devant elle. Pendant ce temps, dans sa boutique,
la propriétaire discute avec des collègues de la prochaine
voiture qu’elle va s’acheter : « L’argent est fait pour être
dépensé » dit-elle, alors que, à la porte de l’usine, des
femmes se battent pour cirer les chaussures des clientes qui
passent, pour un ou deux yuans.
La deuxième partie nous emmène à Shanghai, dans un
bureau de recrutement, où des jeunes diplômés sont
confrontés à la dure réalité qui les attend. La
troisième partie nous montre un autre débouché, ou
une autre possibilité de promotion sociale, pour les
jeunes paysans : l’armée. Et enfin, la caméra visite
un village dans la région de Luoyang, dans la
Photo du film
« Parapluies » : dans l’usine
province centrale du Henan, et se fait impressionniste. Ici,
le cadre est superbe mais les hommes sont partis, travailler
ailleurs, seuls restent femmes, enfants et vieillards ; des
jeunes travailleurs temporaires venus faire la moisson ont
été obligés de repartir, la sécheresse ayant décimé les
récoltes. Il ne reste plus qu’un vieil homme solitaire face
à la caméra….
Extrait du film « Parapluies »
Du
Haibin s’affirme aujourd’hui comme un maître du
documentaire, transmettant une réalité distanciée sinon
objective, loin des tonitruantes dénonciations de tant de
ses confrères. Cette voix subtile et ces images superbement
cadrées sont bien plus efficaces. On garde longtemps en
mémoire la question de l’un de ses personnages, qui est le
thème principal de son œuvre : pourquoi faut-il que le
développement soit si rapide ?
Finalement, il rejoint là Jia Zhangke, et il est logique que
tous deux soient réunis dans une excellente vidéo d’un
jeune Américain, Joshua Fisher, petit reportage sur la
« nouvelle vague » du cinéma chinois tourné en 2007 ; c’est
déjà un document historique :
(1) Il s’agit d’une
expression (chengyu) : littéralement ‘visage de jeune
fille et fleurs de pêchers’. Elle vient de l’histoire d’un
jeune lettré, sous les Tang, qui, au cours d’une promenade,
voit une jeune fille sous un pêcher en fleurs. Son image le
poursuit, et, l’année suivante, il revient au même endroit
mais ne peut la trouver. Il écrit alors un poème : la jeune
fille de l’an dernier n’est plus là, seules restent les
fleurs de pêchers, souriant dans le vent.