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Jiang Yue
蒋樾
Présentation
par Brigitte
Duzan, 24 février 2013
Jiang Yue
est un réalisateur trop peu connu. Spécialiste d’un
type de documentaire à la fois très personnel et
profond, il est surtout connu pour deux longs
métrages qui l’ont rendu célèbre: « L’autre rive »
en 1995 et « This Happy Life » en 2002.
Il a
expliqué ainsi la vision qu’il a de lui-même :
“我不是艺术家。我就是个纪录片工作者,纪录片又是我的饭碗。我就捧着饭碗,过我的幸福生活。”
Je ne suis
pas un artiste. Je suis un documentariste, et le
documentaire est mon bol de riz. C’est donc mon bol
de riz à la main que je mène mon heureuse existence.
Une vie
pour le documentaire
Jiang Yue (蒋樾)
est né en
1962 à Pékin. |
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Jiang Yue |
Il sort en 1988 de
l’Institut national d’Art dramatique, et entre au studio de
Pékin où il devient l’assistant de
Huang Jianzhong (黄健中) ;
il participe au tournage de deux
films : « Dragon Year Cops » (《龙年警官》)
en 1988, et « The Spring Festival » (《过年》)
en 1991.
Mais il n’aime pas
ce style de cinéma et préfère devenir documentariste
indépendant. En 1991 et 1992, il va deux fois au Tibet et
réalise trois premiers documentaires : « La troupe de
théâtre des Lamas » (《喇嘛藏戏团》)
en 1991 et, en 1992, « Citoyens de la neige à Lhassa » (《拉萨雪居民》)
et « Dieu au Tibet » (《天主在西藏》).
En 1993, de retour
à Pékin, il en tourne quatre autres, sur des sujets de
société : « Trois chevaliers de l’Est » (《东方三侠》), « Acteurs amateurs » (《票友》), « Au travail » (《上班》)
et « Mineurs » (《矿工》).
Cette même année
1993, il commence le film qui va lui donner un début de
notoriété : « L’autre rive »
(《彼岸》).
Achevé en 1995, il est sélectionné au Festival Cinéma du
réel.
Les trois fondateurs
du studio Niannian sanchang : Jiang Yue à g., Kang
Jianning au milieu et Duan Jinchuan à dr. |
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En 1998, il
réalise « Paisible rivière » (《静止的河》)
avant de commencer la préparation de « This
Happy Life » (《幸福生活》)
qu’il achève en 2002. C’est en fait la suite de la
réflexion amorcée avec « L’autre rive », reprenant
la même problématique, mais pour la tranche d’âge
des quadragénaires.
En 1998, avec deux autres documentaristes,
Duan
Jinchuan (段锦川)
(1) et Kang Jianning (康建宁)
(2), Jiang Yue fonde à
Pékin le studio |
Niannian
sanchang (“年年三畅影像工作室”),
dédié au
documentaire, surtout pour la télévision.
Il commence alors à
travailler avec Duan Jinchuan et réalise avec lui l’un des
quatre films de sa série « Interesting Times » : « The
War of Love » (《爱情战争》),
sorti en 2002, qui décrit la persistance de la tradition des
mariages arrangés.
Continuant
ensuite sa collaboration avec Duan Jinchuan, Jiang Yue
réalise plusieurs documentaires, sur des thèmes concernant
en particulier l’histoire rurale et celle de l’opéra de
Pékin, sous l’aspect de la mémoire et de l’histoire orale :
ces documentaires sont basés sur des interviews de témoins
et acteurs des histoires étudiées. L’un en 2004, « Notre
terre » (《我们的土地》), est doublé d’un documentaire personnel
sur l’histoire de la réforme agraire à partir de 1946 (3), «
L’ouragan » (《暴风骤雨》), qui n’a encore jamais été montré ni
diffusé.
Sur l’histoire de l’opéra de Pékin, Jiang Yue a achevé en
2005 « Printemps et automnes fardés » (《粉墨春秋》), un
documentaire pour la télévision constitué de 26 épisodes de
24 minutes ; il représente l’une des histoires les plus
exhaustives du jingju (京剧), avec une récapitulation
des principales « écoles » de chanteurs, le tout illustré de
documents et extraits musicaux d’archive. Il continue à
travailler sur le sujet.
Les deux chefs
d’œuvre personnels de Jiang Yue restent cependant « L’autre
rive »
(《彼岸》) et « This Happy Life » (《幸福生活》).
Deux
chefs d’œuvre
L’autre rive
« L’autre
rive » (《彼岸》)
raconte l’histoire d’un groupe de quatorze étudiants
venus de la campagne, ce qu’on appelle des
« vagabonds à Pékin » (“北漂”)
car ils n’ont pas de hukou urbain. Nous
sommes au tout début des années 1990. Ils entrent à
l’Institut du cinéma de Pékin, dans la classe du
metteur en scène Mou Sen (牟森).
Celui-ci était alors en train de préparer une pièce
de théâtre expérimentale basée sur celle de Gao
Xingjian (高行健) « L’autre rive » (《彼岸》)(4),
et intitulée « Discussion sur les problèmes lexicaux
de « L’autre rive » » (《关于〈彼岸〉的语法讨论》).
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L’autre rive |
Mou Sen passe
quatre mois à tourner avec les étudiants, Jiang Yue filmant
la discussion qui tourne essentiellement autour du titre :
est-ce un nom ? un verbe ? rien du tout ? Ils donnent sept
représentations de la pièce à l’Institut du cinéma, à Pékin,
et la pièce obtient de très bonnes critiques.
L’autre rive : Mou Sen |
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Trois mois
plus tard, Jiang Yue est ensuite revenu avec Mou Sen
voir ce qu’étaient devenus les étudiants : ils
avaient abandonné leur rêve et étaient revenus à la
réalité, devenus non des célébrités, mais des gens
ordinaires. Fini l’école, qui était le paradis.
Certaines des filles avaient été embauchées pour
rameuter les clients à la porte de night-clubs,
certains garçons étaient devenus livreurs de
nouilles instantanées. A ce moment-là, le
documentaire prit une tournure différente,
abandonnant Mou Sen comme centre d’intérêt, pour
privilégier les jeunes et l’évolution de leur vie et
de leurs idéaux.
Quatre mois
plus tard encore, Jiang Yue refait un dernier
point : les étudiants ont tous jeté l’éponge et sont
rentrés chez eux. Mou Sen en accompagne trois dans
leur village, les plus rebelles et les plus
idéalistes ; de retour chez eux, à Shijiazhuang, ils
montent une pièce de théâtre, « Un petit
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oiseau envolé au
paradis » (《一只飞过天堂的小鸟》),
qu’ils jouent devant chez eux pour quelques vieilles
personnes qui les applaudissent à la fin. La pièce est
l’histoire d’un groupe de jeunes qui essaient de réparer un
tracteur, mais n’y arrivent pas ; à la fin ils partent en le
poussant…
Les
difficultés rencontrées par ces jeunes dans la
poursuite de leurs idéaux sont l’écho de celles du
réalisateur lui-même qui a terminé à grand peine son
documentaire en y investissant jusqu’à son dernier
centime et y laissant ses dernières énergies.
« L’autre rive » est, en 1993, une première
illustration de la « méthode » qui va devenir
classique chez les réalisateurs de la nouvelle vague
du documentaire indépendant en Chine, à partir du
début des années 1990 : des sujet
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Le groupe d’étudiants |
sociaux traités de l’intérieur, avec une profonde
implication du réalisateur dans la vie des sujets filmés,
qui entraîne souvent une évolution des rapports entre eux,
et de l’approche même du documentaire.
This
Happy Life
This Happy Life |
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Commencé
dès 1998, « This
Happy Life »
(《幸福生活》)
poursuit la recherche entreprise avec « L’autre
rive ». D’ailleurs, Jiang Yue a dit qu’il avait
voulu l’appeler « cette rive » (《此岸》).
Cette fois, son regard s’est porté sur une autre
tranche d’âge, celle des quadragénaires, pourtant
tout aussi désorientés que les plus jeunes devant
une société en profonde mutation qui ne leur laisse
pas non plus l’espace vital nécessaire pour
concrétiser leurs rêves.
Jiang Yue a
posé sa caméra devant deux employés de la gare de
Zhengzhou, l'un des nœuds ferroviaires les plus
importants de Chine. Liu Yongli (刘永利)
est en charge de l'accueil des passagers tandis que
Fu Jiansheng (傅建生),
secrétaire de la cellule du Parti, est responsable
de l'éducation politique du personnel.
Chacun a
ses rêves de bonheur. Le premier a la chance d’avoir
une épouse très gentille, mais le bonheur, pour lui,
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serait d’avoir un
logement confortable. Il a emprunté pour en acheter un, mais
ne peut faire face à ses échéances et doit le revendre. Le
second a perdu sa première épouse et vit dans son souvenir
–apportant des bouquets de chrysanthèmes sur sa tombe car
c’était sa fleur préférée, elle s’appelait « celle qui aime
les chrysanthèmes » (“江爱菊”).
Son bonheur serait évidemment de la retrouver.
L’un rêve d’un
bonheur tout matériel, l’autre plus spirituel, mais aucun
des deux n’est capable d’y accéder. « L’autre rive » de
leurs vingt ans est pour eux du domaine de l’illusion
perdue. Il leur faut juste continuer à vivre, et c’est
peut-être là ce qu’on appelle finalement une « vie
heureuse ».
Là encore, Jiang
Yue a passé plusieurs années à vivre avec ses personnages, à
les « apprivoiser » comme aurait dit le Petit Prince, pour
qu’ils soient naturels devant la caméra, mais celle-ci, en
fait, avive leurs sentiments et leurs souvenirs. Le résultat
est souvent très émouvant.
Postface
« This
Happy Life » a été présenté par Flora Lichaa et Ji Qiaowei
dans le cadre du cycle Shadows, le 25 février 2013. Flora
Lichaa a rencontré Jiang Yue en août 2011 dans le cadre de
ses recherches pour sa thèse sur le documentaire
indépendant. Quant à Ji Qiaowei, elle est restée longtemps
en contact mail avec lui.
Il lui
a ainsi raconté la suite de l’histoire du second personnage,
Fu Jiansheng. Après sa mise à la retraite, il a réalisé son
rêve et s’est acheté une jeep pour aller se promener à la
campagne. Or, un jour, il a eu un accident ; l’autre
conducteur l’ayant pris à partie, il l’a blessé mortellement
d’un coup de couteau. Il a été condamné à la prison à
perpétuité…
L’accident en dit long sur la fragilité affective du
personnage. Jiang Yue est aujourd’hui père de substitution
de son fils (5). Cela en dit long aussi sur le degré
d’implication du documentariste dans son sujet, une
implication si éprouvante qu’il préfère aujourd’hui faire
des recherches moins personnelles, sur l’histoire
socioculturelle et la mémoire vivante de son pays – sujets,
aussi, plus adaptés à une diffusion à la télévision qui
reste le principal débouché du documentaire.
Notes
(1) Né lui aussi en
1962, Duan Jinchuan est le célèbre réalisateur de « The
Square » (《广场》) avec Zhang Yuan (张元)
en 1995, puis de « No.16 Barkhor South Street » (《八廓南街16号》),
prix Cinéma du Réel en 1997.
(2) Né en 1954,
Kang Jianning s’est formé à la télévision du Ningxia à
partir de 1984 ; il est devenu l’une des figures majeures du
nouveau documentaire au début des années 1990, avec des
documentaires sur la vie rurale, comme « Yin Yang » (《阴阳》)
sur un village du Ningxia.
(3) Sur l’histoire de la
réforme agraire, voir
« Le village des
acacias »
(4) Sur Gao
Xingjian et son œuvre théâtrale, voir
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_GaoXingjian.htm
(5) Il est
toujours, aussi, en rapport avec Liu Yongli, mais celui-ci a
une existence beaucoup plus paisible et ordinaire :
licencié, il a vendu son appartement et en a acheté un plus
petit ; il vit d’un petit commerce, toujours aux abords de
la gare. Son fils est en terminale ; passionné de
basket-ball, il rêve de devenir joueur professionnel et de
partir aux Etats-Unis jouer dans un club. Ce qui restera
probablement un rêve car il n’a pas la taille requise… Il y
aurait de quoi faire un autre film…
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