« Xiu
Xiu, the Sent Down Girl » : une réussite, mais un drame pour
Joan Chen
par Brigitte
Duzan, 31 octobre 2012
Après des
succès initiaux au début des années 1990, la
carrière d’actrice de
Joan Chen subit une
éclipse. Les rôles qui lui étaient proposés se
révélant de plus en plus décevants, elle eut alors
l’idée de se tourner vers la réalisation, ce à quoi
elle aspirait depuis longtemps.
L’histoire
de Xiu Xiu
C’est
alors que son amie la romancière Yan Geling (严歌苓)
(1) lui proposa une nouvelle très courte, intitulée
« Tian Yu » (《天浴》),
c’est-à-dire “le bain céleste”, titre qui a été
conservé comme titre original du film de Joan Chen.
L’histoire, écrite avec une froideur presque
clinique, est celle d’une jeune fille de quinze ans
nommée Xiu Xiu (秀秀),
qui vit, heureuse, à Chengdu. En 1975, cependant,
alors que la Révolution culturelle brille de ses
derniers feux, elle est envoyée dans la steppe
tibétaine
Le film
apprendre
l’équitation et l’art de s’occuper des chevaux auprès d’un
cavalier tibétain, pour qu’elle puisse ensuite prendre en
charge une unité de cavalerie féminine.
Celle-ci
n’existera cependant jamais que dans l’esprit de
quelques bureaucrates : nous sommes à un an de la
mort de Mao ; après sa mort, les projets de
cavalerie, comme beaucoup d’autres, sont bientôt
remisés, et Xiu Xiu est abandonnée à son sort au
bout du monde par des autorités qui ont désormais
d’autres chats à fouetter, et renâclent à rapatrier
vers leurs villes d’origine la foule de gens qui
sont partis dans les provinces reculées du pays.
Lorsqu’elle
se rend compte qu’elle est abandonnée et sans
perspective de rentrer chez elle, Xiu Xiu commence à
s’offrir à tous les officiels du coin, dans l’espoir
illusoire qu’ils vont pouvoir l’aider à regagner
Chengdu ; son mentor tibétain n’ose trop intervenir
pour ne pas réduire les dernières illusions de cette
course à l’abîme, et ne peut que l’observer sans
rien dire, étant lui-même devenu impuissant à la
suite d’une blessure reçue dans le conflit
sino-tibétain.
L’adaptation par Joan Chen
La nouvelle
a été adaptée par Joan Chen elle-même, qui a
également assuré la production. C’était une époque
où sortaient en Chine beaucoup de films sombres sur
l’environnement urbain, « urban despair movies »,
comme on les a appelés. Joan Chen fut séduite par le
thème de la nouvelle de son amie, et commença à
écrire un scénario
La nouvelle
pour un court
métrage… qui finit par avoir une centaine de pages.
Joan Chen
Le film
remporta un grand succès à sa sortie : le rôle
principal est tenu par une jeune actrice qui avait
alors seize ans, Li Xiaolu (李小璐),
dite Lu Lu,
qui obtint pour son
interprétation le Golden Horse de la meilleure
actrice au festival de Taiwan, tandis que Joan Chen
elle-même recevait ceux de la meilleure réalisatrice
et de la meilleure adaptation, le Tibétain Lopsang
le prix du meilleur acteur et que le film était
couronné aussi du prix de la meilleure musique
originale.
Ce succès
ne s’est pas démenti par la suite. Le film fut en
particulier sélectionné par le festival de Berlin en
1999, et concourut pour l’Ours d’or.
Les facteurs de
succès
Ce succès est
d’autant plus remarquable que l’adaptation d’une œuvre
littéraire au cinéma est un genre particulièrement
difficile. Il est dû à un certain nombre de facteurs dont le
film tire acuité et profondeur.
D’abord, Yan Geling
et Joan Chen sont des amies de longue date, qui se
connaissent depuis 1979, à l’époque de « Little Flower »,
le premier grand rôle qui rendit Joan Chen célèbre. Elles
sont toutes les deux parties vivre aux Etats-Unis, et se
sont retrouvées
en Californie ;
il y a donc une certaine symbiose entre elles. Elles ont
toutes les deux la même expérience : celle d’avoir échappé
au pire de la Révolution culturelle, l’une parce qu’elle est
entrée comme danseuse dans une troupe artistique de l’Armée
à l’âge de douze ans, et l’autre parce qu’elle a été promue
actrice à quatorze ans par la femme de Mao.
Li Xiaolu en Xiu Xiu
Xiu Xiu est
le reflet de l’expérience personnelle de Yan Geling
dont la troupe fut envoyée au Tibet pour distraire
les soldats en poste là-bas. Mais c’est un peu leur
cauchemar personnel à toutes les deux, le
sort qui aurait facilement pu être le leur si les
circonstances ne les avaient pas favorisées.
Ensuite, le
film a été tourné à la frontière du Sichuan et du
Tibet, dans ces immenses paysages auxquels le cinéma
chinois, relayé maintenant par le
cinéma tibétain,
nous a habitués. Mais ils sont filmés ici par un chef
opérateur alors réputé pour son travail avec
Tian Zhuangzhuang et
Zhang Yimou : Lü Yue (吕乐)
(2).
Quant à
la jeune actrice
Li Xiaolu, elle a une certaine ressemblance avec la
jeune Chen Chong dans « Little Flower », ce qui renforce le
sentiment de fusion intime de la réalisatrice et de son
sujet, déjà acquis grâce à
la subtilité avec laquelle elle dirige son actrice. Face à
un Tibétain taciturne, elle est l’élément central sur lequel
repose en fait tout le film.
Mais, si
« Xiu Xiu » montre bien la maîtrise de la mise en scène acquise par Joan Chen,
il révèle aussi son talent de scénariste. Si
le film est réussi, c’est aussi grâce à son
scénario, qui invente un jeune garçon, premier amour
de Xiu Xiu à Chengdu, et lui confie le rôle de
narrateur, introduisant ainsi un élément de
distanciation dans la narration. C’est un élément
qui contribue à alléger le tragique du sujet. Mais
il est habilement renforcé par le montage
nerveux de Ruby Yang, depuis lors passée elle-même à
la réalisation, mais de documentaires.
Joan Chen semble retrouver instinctivement dans ce
film les élans émotionnels propres au cinéma
chinois, tout en les contrôlant parfaitement pour
que jamais le film ne tourne au mélo. La fin
brutale, en particulier,
Xiu Xiu et Lopsang
dans
son soudain éclat lyrique, se dégage totalement des poncifs
habituels dans le mélo chinois. Joan Chen a su mêler
harmonieusement certains caractères de la cinquième
génération (le côté symbolique en particulier) à ce qu’elle
a appris aux Etats-Unis.
Des
conditions de tournage très difficiles
Scène hivernale
Le film a
été tourné dans des conditions extrêmement
difficiles, à la frontière du Sichuan et du Tibet,
et avec un budget limité, ce qui rend le résultat
d’autant plus appréciable.
Craignant
de ne pas avoir l’autorisation de tourner au Tibet,
Joan Chen se lança dans le tournage sans
autorisation. Pour éviter les contrôles, elle tourna
en majeure partie la nuit, de sept heures du soir à
sept heures du matin, mais tout en
étant prête à
chaque instant à avoir une visite, et être expulsée. Elle
avait même une tente en réserve dans le ranch d’un
producteur aux Etats-Unis pour terminer le tournage au
besoin.
Tout se passa
finalement bien, même si la dernière journée fut
particulièrement éprouvante : il se mit à pleuvoir, et la
pluie non seulement emporta la neige qui avait été préparée
durant les 36 heures précédentes, mais, en outre, rendit les
communications difficiles et retarda la livraison de la
nourriture ; l’équipe, qui venait de passer une semaine sans
même une douche, termina le tournage l’estomac dans les
talons ! Heureusement, ils étaient tellement isolés et le
temps était tellement mauvais que, même si quelqu’un avait
eu la folle envie de partir, il n’aurait pas pu aller bien
loin.
Une difficulté
annexe des conditions drastiques de tournage était qu’il n’y
avait pas moyen de visionner les rushes au fur et à mesure
du tournage. Joan Chen n’a pas fait de storyboarding non
plus, sauf ce fameux dernier jour ; le tournage fut
largement spontané, Joan Chen l’avait tellement pensé et
préparé qu’elle ne ressentait pas le besoin de rédiger une
scénarisation au jour le jour. En revanche elle dut assumer
le travail de production, et en particulier les paiements,
tâche à laquelle elle n’était pas préparée et qui lui sembla
plus cauchemardesque encore que le reste.
Conséquences désastreuses
C’est
un film qui aurait pu être le début d’une nouvelle carrière.
C’était l’avis de beaucoup de critiques et spécialistes,
dont Derek Elley qui écrivit après avoir vu le film, en
1999 : «… it augurs well for
Chen if she chooses to pursue this direction in her career. »
Malheureusement, le film fut interdit en Chine, non point
pour ses scènes de sexe comme on pourrait croire et comme
les producteurs l’ont clamé, ni pour la morale particulière,
totalement opposée à l’idéologie officielle, qu’il insinue :
que la souffrance ne rend pas l’individu plus fort, mais le
corrompt. Le scénario avait parfaitement passé la censure.
Le film fut tout simplement interdit parce que tourné au
Tibet sans attendre l’autorisation nécessaire. C’est l’une
des choses que les autorités chinoises ne supportent pas.
Joan Chen fut condamnée à une lourde amende et interdite de
tournage en Chine. Cette fois, l’exil fut imposé ; il ne fut
levé qu’en 2003, après le paiement des 50 000 dollars
d’amende.
Les
conséquences furent bien plus lourdes encore. A son retour
aux Etats-Unis, Joan Chen fut contactée par l’acteur Richard
Gere pour reprendre un projet en panne, « Autumn in New
York », d’un budget de quarante millions de dollars, qui
avait pour têtes d’affiche Gere lui-même et Wynona Ryder. Joan
Chen accepta, pensant capitaliser sur le succès de « Xiu
Xiu ». Mais elle fut victime des contraintes du projet tel
qu’il avait été engagé ; elle ne put même pas revoir un
scénario bâclé, où le personnage principal est le riche
propriétaire d'un restaurant à New York qui, bien
qu'approchant de la cinquantaine, continue à courir d’une
conquête à l’autre, mais qui, ayant fait la connaissance de
la fille de l'une de ses anciennes conquêtes décédée dont il
s’éprend, apprend qu'elle a une maladie de cœur incurable et
qu'il ne lui reste que quelques mois à vivre …
Sorti en 2000,
« Autumn in New York » fut
un échec. Joan Chen revint vers sa carrière d’actrice, aux
Etats-Unis, mais aussi en Chine. Elle n’a pas tourné ensuite
pendant douze ans. C’est grâce à un projet sponsorisé par
ELLE Shanghai, et soutenu par le groupe Hearst, qu’elle a pu
revenir derrière la caméra en 2012, avec un court
métrage prometteur :
« Shanghai
Strangers » (《非典情人》),
dont le personnage central est une jeune femme nommée Xiu
Xiu…
(2) Lü Yue a débuté
avec Tian Zuangzhuang ; il était alors connu comme directeur
de la photo de Zhang Yimou pour « Vivre ! » (《活着》)
et « Shanghai Triad » (《摇啊摇,摇到外婆桥》).
Il est ensuite passé lui-même à la réalisation. Il a
lui-même réalisé un film sur un sujet très semblable à celui
de « Xiu Xiu », « The Foliage » (《美人草》),
adapté d’une nouvelle de Shi Xiaoke (石小克)
et sorti en 2003.