« Chicken Poets » de Meng Jinghui : transposition au cinéma
du théâtre d’avant-garde
par Brigitte
Duzan, 23 février 2013
«
Chicken Poets » (《象鸡毛一样飞》) est d’abord un scénario
original. C’est assez rare aujourd’hui pour être
souligné.
Un scénario original
Le scénario de « Chicken Poets » (《象鸡毛一样飞》)
déroule un fil narratif basé sur les interactions
entre trois personnages placés dans des situations
fortuites improbables. Il est signé de l’épouse du
réalisateur, la scénariste Liao Yimei
(廖一梅),
et serait basé sur une histoire vraie, celle d’un de
ses camarades de classe. Il mêle humour noir, une
certaine dose de réalisme critique, et des
métaphores plus profondes qu’il n’y paraît.
Dans un petit village des environs de Pékin, Chen
Xiaoyang (陈小阳)
est directeur d’une entreprise agricole qui élève
des poules noires aux œufs tout aussi noirs mais
dotés, paraît-il, de vertus spéciales. Il rêvait
d’être poète, à
l’école, mais s’est converti en homme d’affaires car
la poésie et le rêve ne paient pas.
Chicken Poets
Liao Yimei
Il récupère un jour un ancien camarade, toujours
poète, lui, nommé Ouyang Yunfei (欧阳云飞),
c’est-à-dire ‘nuage qui vole’.
Passionné de Maiakovski et de poésie d’avant-garde,
il se sent dans une impasse et peine à trouver sa
place dans une société tournée vers l’efficacité et
le rendement qui n’a rien à faire des poètes. Il
sème la zizanie dans le village jusque là très
calme.
Yunfei trouve son alter ego dans une jeune
daltonienne, Fang Fang (方芳),
qui vit dans un monde en noir et blanc, entre rêves
dorés et réalité maussade, et qui rêve, elle, de
partir de là.
Yunfei, cependant, tombe un jour par hasard un
logiciel piraté miracle qui lui permet de composer
des poèmes sans effort dans un genre pré-formaté ;
il connaît alors la gloire médiatique. Mais sa vie
ne s’arrange pas pour autant : son
ami Xiaoyang disparaît, les
poulets sont décimés par une épidémie, et Fang Fang,
déçue, le quitte aussi. Resté seul, il se rase les
cheveux comme son modèle Maiakovski, premier pas
d’un retour à une vie de poète.
Des images plus originales encore
« Chicken Poets » oscille entre la vision colorée
d’un monde filmé comme s’il était presque irréel et
l’univers monochrome de Fang Fang qui s’accorde à sa
tristesse foncière. Le film fourmille de séquences
pleines de rêve et d’imagination, dont des plans
sous l’eau, d’autres dans des étendues désertiques
ou dans d’immenses espaces verts ; Meng Jinghui
utilise aussi des séquences documentaires pour
présenter les nouvelles mesures de libéralisation et
stimulation de l’économie…
Les images sont percutantes et jouent sur
l’inattendu, l’absurde même parfois, avec un clin
d’œil satirique. Un travail particulier a été
réalisé sur l’éclairage ; des tubes
Yunfei et Fang Fang
fluorescents
ont été
utilisés pour créer des lumières dans des teintes
gris-blanc, correspondant au regard de Fang Fang sur le
monde.
Les acteurs, enfin, sont excellents, Chen Jiabin (陈建斌)
dans le rôle de Yunfei, Liao Fan (廖凡)
dans celui de Chen Xiaoyang, et Qin Hailu (秦海璐)dans celui de Fang Fang….
Ce film a
pour sujet la faiblesse de poètes qui tentent de
trouver des solutions aux problèmes auxquels ils
sont confrontés et qui tiennent à leur propre
faiblesse, leurs idéaux et leurs aspirations à la
réussite. Il s’attache dès le titre à indiquer une
attitude d’irrésolution chez ses personnages : le
titre entier, au début du scénario, signifie « voler comme
Le réalisateur et ses
trois interprètes
des
plumes de poulets » où le « comme » (“像”)
est déjà un marqueur d’incertitude. Quant au « chicken » du
titre anglais, il doit être compris au sens dérivé de
« timoré » ; le titre anglais implique donc un sens de
« couardise ».
Cette
histoire est véritablement arrivée à l’un de mes
amis, mais elle serait difficile à mettre en scène
au théâtre, j’ai donc choisi le cinéma pour faire
comprendre à un maximum de gens les sentiments
très forts qu’elle m’a
inspirés…. Pour ce film, nous avons réalisé sept versions
différentes, dont une dans un style parfaitement réaliste,
avec une intrigue simplifiée, mais cette approche
traditionnelle n’a pas marché. La vie est pleine
d’absurdités, et je pense que ce film en est le reflet,
l’image parfaitement synchronisée. …
Je ne sais
pas trop comment utiliser un objectif, un dispositif
d’éclairage, une pellicule, ni comment opérer, et
j’ai encore moins de notions du box office et de ce
genre de chose. Mais je pense que le plus important,
ce sont les acteurs…
[« Chicken Poets »]
est un film sur la faiblesse, mais aussi un film en défense
de l’idéalisme. L’idéalisme, c’est ce que nous avons en nous
de plus fragile, et de plus beau. Les personnages du film
sont tous des idéalistes … : à travers le processus qui les
amène à se connaître, s’aimer puis se séparer, je souhaite
expliquer ma conception de l’idéalisme.
En guise de
conclusion
Lors de la
présentation de « Chicken Poets » au Forum des Images, dans
le cadre du cycle de
films « De Pékin à Taipei », l’une desjeunes stagiaires qui ont participé à la
programmation, Zhou Xinyu, a ajouté le commentaire suivant
qui replace le film dans une vision élargie des phénomènes
culturels en Chine :
"En
France on a l'habitude de voir les films chinois sur le
petit peuple, les démunis et les marginalisés souvent
confrontés à des problématiques matérielles, bien terre à
terre, bien concrètes. Ici nous avons un film qui traite de
la création artistique et prend pour personnage principal un
intellectuel, en l'occurrence un poète, ce qui est assez
rare. La poésie et la Chine moderne ont l'air deux notions
incompatibles. L'un des invités du cycle, Zhang Xianmin, a
dit que l'époque de la poésie, en Chine, a été enterrée
après les années 80, remplacée par le rock qui a pris fin
prématurément à son tour. Les artistes chinois s'essoufflent
à courir après une époque incertaine et mouvementée où
chaque phénomène culturel s'éteint très vite faute d'avoir
un environnement propice. C'est ce que vous allez voir dans
cette pièce absurde et surréaliste, drôle et touchante, née
de la rencontre de l'idéalisme poétique et d'un contexte
totalement dépoétisé".
Note sur les poèmes
et chansons
1.
« Chicken Poets » est construit en référence
explicite au poète russe Maïakovski, et plus
précisément à l’un de ses poèmes les plus célèbres,
écrit en 1914-15 après sa rencontre avec Lili Brik :
« Le nuage en pantalon » (« Облако
в штанах»,
en chinois
《穿裤子的云》).
Le titre est un vers de la partie introductive,
s’adressant à une femme aimée :
Voulez-vous
que je sois enragé par la chair,
puis, comme le ciel, changeant de ton,
que je devienne tendre, irréprochablement,
non point homme, mais nuage en pantalon.
Le prénom
du poète du film est une référence directe à ce
poème : Yunfei (云飞),
celui qui vole sur un nuage. Et le film ouvre sur
une photo de Maïakovski,
tête rasée, l’opprobre dont est victime Yunfei
rejaillissant sur lui, poète iconique…
Manifeste
du futurisme, « Le nuage en pantalon » est un long
poème en quatre parties très émotionnel dont la
tristesse offre un leitmotiv au film :
Maïakovski
« Je suis là où se
trouve la douleur
à chaque larme qui
s’enfuit
sur ma croix je me
crucifie »
2. Le thème
principal du film est la question, posée explicitement :
à quoi sert la poésie ? (诗歌什么用?)
Réponse : à
donner de la couleur au monde dans lequel nous vivons. Cette
réponse est illustrée par une chanson interprétée par la
jeune daltonienne
Fang Fang (paroles de Liao Yimei
廖一梅,
musique Zhang Yang
张阳) :
les couleurs, tu es mes couleurs (颜色,你是我的颜色)
3. La chanson qui
accompagne la découverte du logiciel miracle de poésie est
une chanson du rocker Cui Jian (崔健),
autre symbole, chinois cette fois, de la rébellion de la
jeunesse : « Crépuscule d’une époque » (《时代的晚上》).
情况太复杂了,现实太残酷了la
situation est devenue trop compliquée, la réalité trop
cruelle,
我们没有了语言,没有了生活的权利 nous n’avons plus droit à la parole, plus droit à l’existence,
我们就像装在壳子里的蛋 nous
sommes comme un œuf dans une coquille
我们就像复印机上的纸 comme
du papier dans une imprimante
我们无能,没有力量 nous
sommes impuissants,
改变不了世界
incapables de changer le monde
也改变不了自己 et de
nous changer nous-mêmes
4. Premier poème du
logiciel qui sort de l’imprimante s’intitule « Les
mandarines noires et blanches » (《黑白橘子》),
encore marqué par le symbole du daltonisme.
5. Après la
disparition de l’ami et de Fang Fang, et la maladie des
poulets, Yunfei déclame un long poème devant le brasier
allumé dans la cour : « Ma tristesse » (《我的忧愁》)
(J’ai envie de
mourir, parce que je suis fatigué… regarde, je ne suis pas
poète, juste un enfant triste et fatigué…)
6. La séquence où
l’électricien à qui il a écrit un poème pour son mariage
vient lui demander de trouver un nom pour son fils à naître
est aussi référence au poème de Maïakovski (3ème
partie) :
и будут детей
креститьименами моих стихов.
Et ils donneront
aux enfants les noms de mes poèmes.
7. A la fin, à 31 ans,
Ouyang Yunfei se rase la tête comme Maïakovski, et part
droit devant lui en prononçant ces dernières paroles :
“玛雅可夫斯基说,人必须选择一种生活,并且有勇气坚持。我希望,至少要有他那样的勇气。”
« Maïakovski a
dit : chacun doit choisir sa vie et avoir ensuite le courage
de continuer. J’espère avoir au moins le même courage que
lui. »
Ce qui laisse la
fin ouverte, mais sur une sorte de malentendu : Maïakovski s’est
suicidé en 1930, à l’âge de 37ans, en se tirant une balle
dans le cœur en jouant à la roulette russe. Il laissait un
mot disant : « La
barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante… »,
ajoutant, il est vrai, que ce n’était pas une fin qu’il
recommandait…
8. La voix de
Maïakovski à la fin, après le générique final, est là pour
sa valeur emblématique. Par leur rythme et leurs assonances,
ses vers se prêtaient à la déclamation : il aimait beaucoup
les réciter, en ajoutant un effet dramatique. C’est
cependant à peu près le seul enregistrement que l’on ait de
sa voix, il est sur youtube :