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« Balloon »,
une fable moderne de Pema Tseden sur la vie, la mort et la
réincarnation
par Brigitte
Duzan, 3 septembre 2019
Présenté en première mondiale à la
76ème Biennale de cinéma de Venise,
dans la section Orizzonti, le 30 août 2019,
« Balloon » (《气球》)
poursuit l’exploration de la réalité tibétaine que
Pema Tseden (万玛才旦)
a commencée en 2005 avec son premier long métrage
« Le silence des pierres sacrées » (《静静的嘛呢石》).
« Balloon » est le troisième film de Pema Tseden à
avoir été sélectionné à Venise, après
« Tharlo »
(《塔洛》)
en 2015 et « Jinpa »
(《撞死了一只羊》)
en 2018. Comme ces deux derniers films,
« Balloon » est adapté d’une nouvelle du réalisateur
,
qui est également écrivain, la comparaison entre la
nouvelle et le film faisant apparaître l’art subtil
du réalisateur, comme dans les cas précédents.
Chaque film a son style particulier, plus
particulièrement adapté à son sujet, mais le choix
des acteurs crée des liens entre eux : ils
apparaissent ainsi comme une trilogie informelle.
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Balloon |
Entre comédie et tragédie, l’espace de la réflexion
Le film est fidèle, dans ses grandes lignes, à la trame
narrative de la nouvelle, mais avec un fil secondaire qui
donne de la profondeur au récit.
Conflits entre vie quotidienne et vie spirituelle
Pema Tseden et
l’équipe du film à Venise |
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« Balloon » commence sur un ton humoristique : deux
gamins ont chipé des préservatifs à leurs parents et
s’en sont fait des ballons avec lesquels ils
s’amusent en gardant les moutons avec leur
grand-père ;
quand survient leur père et qu’il se met en colère,
le grand-père ne comprend pas pourquoi ces ballons
peuvent provoquer sa fureur. Il y a dès l’abord un
contraste amusant, mais plus profond qu’il n’y
paraît, |
entre le jeu innocent des enfants et le
vieil homme qui, n’y comprenant rien, préfère retourner à la
psalmodie à mi-voix du mantra
Om maṇi padme hūm
dont le son étouffé, à peine audible,
accompagne toute la séquence.
Filmé dans la région du lac Qinghai, le film dépeint
ensuite la vie du jeune couple, Dargye et Drolkar,
qui a encore un troisième enfant, Jamyang, un
collégien qui revient dans sa famille pour les
vacances d’été. Ce sont des éleveurs de moutons,
mais sédentarisés, qui mènent une vie difficile pour
parvenir à nourrir la famille ; afin de payer les
frais d’étude de Jamyang pour l’année à venir, ils
doivent vendre une brebis. |
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Les enfants et leurs «
ballons » |
Les deux époux s‘entendent bien, mais Dargye est aussi
ardent que le bélier qu’il va emprunter à un ami pour monter
ses brebis, comme le dit en plaisantant la doctoresse du
village. Et comme les gamins ont chipé le dernier
préservatif qui leur restait, la catastrophe arrive :
Drolkar est enceinte - catastrophe car ils sont déjà en
contravention à la loi chinoise sur l’enfant unique (mais
plus souple dans le cas de familles d’ethnies dites
« minoritaires ») ; la doctoresse du dispensaire local fait
donc pression sur Drolkar pour qu’elle se fasse avorter,
avec des arguments qui semblent raisonnables : on n’est plus
au Moyen-Age, une femme n’a pas à faire enfant sur enfant
pour faire plaisir à son mari, on peut bien mieux élever ses
enfants quand on en a moins.
Drolkar et Dargye |
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Mais la catastrophe n’est pas tellement là, et la
crise de conscience est bien pire pour Drolkar : sur
ces entrefaites, en effet, vient s’y ajouter la mort
du grand-père dont le lama consulté prédit qu’il va
se réincarner dans la famille. C’est la joie, en
particulier pour Jamyang qui adorait son grand-père,
et qui est déjà la réincarnation de sa grand-mère.
Les pressions sur Drolkar sont terribles. Elles sont
le symbole des tensions créées dans la vie moderne
des Tibétains par la |
persistance des croyances bouddhistes qui conditionnent les
esprits et toute la vie.
Un fil narratif supplémentaire
L’excellente idée de Pema Tseden est d’avoir ajouté
à la trame narrative originale de sa nouvelle une
histoire concernant la sœur de Drolkar qui en fait
un personnage à part entière, bien plus profond.
Dans la nouvelle, cette sœur, Drolma, est une jeune
nonne qui revient au village pour recueillir des
offrandes pour la restauration de son monastère ;
elle est donc là, en gros, pour montrer la
religiosité des villageois, à commencer par sa
propre famille. |
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Dîner en famille |
Le Silence des pierres
sacrées
et ses deux
enfants |
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Dans le film, son passé est évoqué par quelques
allusions dans quelques-unes des plus belles
séquences du film, ce qui explique, entre autres,
pourquoi elle a décidé de se faire nonne. Elle
apparaît ainsi comme un personnage tragique qui
apporte une note de spiritualité profonde, et un
contre-modèle pour sa sœur : apaisée loin des tracas
du monde, en vraie bouddhiste.
Le film se présente ainsi comme une réflexion
profonde sur la place que peut encore avoir la vie
spirituelle dans le monde moderne tibétain, entre
les contraintes de la vie quotidienne et la
persistance des croyances populaires bouddhistes et
des pratiques qui y sont liées. Le monastère reste
un refuge spirituel où trouver la sérénité.
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Poursuite des recherches stylistiques
A sujet unique, style unique : Pema Tseden se renouvelle et
invente à chaque film. C’est le cas avec « Balloon » qui
apparaît comme une poursuite des recherches stylistiques
menées à la fois pour « Old Dog », « Tharlo » et « Jinpa »,
avec des liens (comme des clins d’œil) vers ces deux
derniers films à travers les acteurs.
Entre réalisme et onirisme : un poème visuel
Portraits d’un personnage haut en couleur et
réflexion, toujours, sur les heurts entre vie
moderne et mentalité traditionnelle, « Old Dog »,
« Tharlo » et « Jinpa » avaient chacun une approche
particulière de leur sujet : « Old Dog » était un
drame humain avec un côté documentaire, « Tharlo »
était une épure en noir et blanc, avec une note
d’humour, « Jinpa » un road movie teinté de
surnaturel. « Balloon » tient des trois.
C’est une fresque colorée qui reprend le personnage
du vieil homme de « Old Dog » dans celui du
grand-père, qui rappelle la peinture de caractère et
l’humour tragique de « Tharlo », et qui renvoie à
« Jinpa » dans le traitement de ses séquences
oniriques qui scandent et structurent presque le
film. Mais on pense aussi au « Silence des pierres
sacrées », et, déjà, ses deux enfants… |
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Le Clair de lune de
Chagall |
Lü Songye |
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« Balloon » surprend à chaque instant par la beauté
de ses images, signées du même directeur de la photo
que celui des deux films précédents :
Lü Songye
(吕松野).
Qu’il filme de larges plans, la prairie et les
moutons qui s’y égaillent, ou des plans rapprochés,
deux visages d’enfant derrière les deux vitres d’une
fenêtre, Drolma discutant avec sa sœur dans
l’obscurité, toutes deux séparées par le tuyau de la
cheminée du poêle, Lü Songye soigne l’esthétique de
chacun de ses plans. Les séquences oniriques, quant
à elles, retravaillées en postproduction, font
penser à certains films surréalistes. Les images
sont parfois très rapides, presque subliminales,
telle cette pleine lune soudain dans un ciel
parfaitement pur, qui rappelle celle de Magritte, ou
celle de Chagall, avec le même effet onirique, et
annonçant une scène de nuit entre les deux époux…
Les images jouent sur leur symbolisme, comme l’image
finale du ballon rouge s’élevant au-dessus de la
prairie, des |
montagnes, comme un songe éveillé vers lequel chacun lève la
tête en y trouvant sa propre clef de lecture… comme un autre
ballon rouge, auquel on pense tout de suite, celui de
Lamorisse, sans que le lien soit forcément volontaire, ici.
Mais c’est la force de l’image, de suggérer parfois bien
plus que ce qu’elle est supposée dire.
Des acteurs comme des clins d’œil
Les deux ballons,
promesse tenue, rêve aérien |
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Le ballon rouge,
adaptation du film d'Albert Lamorisse,
festival d’Avignon off 2019 |
On retrouve dans « Balloon » les interprètes des films
précédents – ce qui renforce la proximité thématique des
trois films :
- Jinpa dans le rôle principal de Dargye : outre
« Jinpa », il jouait déjà
dans « Tharlo » en
2015 (le rôle du propriétaire de l’élevage de moutons) ;
c’est une vraie célébrité.
-
Sonam Wangmo
dans le rôle de Drolkar et
Yangshig Tso
dans celui de sa sœur Drolma : l’une interprétait le rôle
féminin dans « Jinpa », l’autre dans « Tharlo »
- et n’oublions pas
Shide Nyima,
l’interprète de Tharlo, qui joue ici le rôle du père d’un
ami des deux enfants Dargye et Drolkar, avec exactement la
même tête (même chapeau en particulier), mais dans une scène
comique hilarante.
Il faut encore mentionner la musique, infiniment subtile,
qui souligne et ponctue comme en aparté : elle est de
Peyman Yazdanian, pianiste et compositeur iranien.
La critique de Marcos Uzal,
Libération du 09.09.2019
«Balloon», de Pema Tseden, marie néoréalisme et onirisme.
Balloon du
cinéaste chinois d’origine tibétaine Pema Tseden,
notamment réalisateur du remarqué Tharlo, le berger
tibétain (2015), est de son côté un assez bel
antidote au «world cinema» calibré pour l’Occident. Il
n’est pas dénué d’afféteries, mais il frappe surtout par
sa manière très particulière de marier néoréalisme et
onirisme, comédie sociale et méditation métaphysique.
Des jumeaux au sein d’une famille de bergers jouent avec
les préservatifs de leurs parents, qu’ils prennent pour
des ballons ; comme il n’y en a plus chez eux, leur mère
tombe enceinte ; elle doit avorter à cause de la loi
chinoise sur le contrôle des naissances, mais un lama
annonce que l’enfant sera la réincarnation du père de
son mari… Ce résumé indique combien cet entremêlement de
plusieurs tonalités (documentaire, comédie, fantastique)
et rapports à la réalité apparaît ici comme la condition
même du peuple tibétain, écartelé entre tradition et
modernité, croyances ancestrales et lois chinoises. La
vivacité du film l’empêche de s’appesantir dans toute
forme de folklore ou de contemplation convenue.
D’ailleurs une première version, plus succincte, de
la nouvelle, était centrée sur l’histoire des
préservatifs et s’intitulait « Je veux avoir un
petit frère »
(《我想有个小弟弟》).
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