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« Love
is Not Blind » : l’heureuse surprise de l’année 2011, signée
Teng Huatao
par Brigitte
Duzan, 6 octobre 2012
« Love is
Not Blind » (《失恋33天》)
est une
"comédie romantique" de
Teng Huatao (滕华涛),
sortie en Chine en novembre 2011.
Petit
budget, pas de stars du grand ou du petit écran, un
réalisateur venu de la télévision, une histoire de
rupture, rien ne pouvait laisser penser que ce film
allait devenir la grande surprise de l’année 2001 au
box office d’abord, mais même pour les critiques
cinématographiques et spécialistes de cinéma, en
Chine comme ailleurs.
En l’espace
de deux jours après sa sortie, le film avait déjà
atteint 160 millions de yuans de recettes, soit un
peu plus de 25 millions de dollars. Au bout d’une
semaine, il avait gagné 200 millions de yuans
(environ 31,5 millions de dollars). Or il n’en a
coûté que 9 millions (1,4 million de dollars).
« Love is
Not Blind » est une énigme à |
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Love is not Blind |
décrypter. On peut
trouver plusieurs raisons à ce succès inattendu.
Un scénario
percutant
« Love is Not
Blind » est d’abord un scénario aux dialogues vifs et
savoureux, adapté d’un roman éponyme d’une jeune romancière
qui a trouvé ses premiers lecteurs et un début de popularité
sur internet : Bao Jingjing (鲍鲸鲸)
(1). Elle est aujourd’hui devenue célèbre.
Pas de mélo, mais
un (double) phénomène de société
Teng Huatao présentant
son film |
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Le sujet de
son roman est a priori banal, typique de la
littérature d’adolescents, pour adolescents, que
l’on trouve sur internet : une jeune fille se fait
larguer par le garçon qu’elle pensait épouser,
désespoir en la demeure.
Mais Bao
Jingjing prend cela comme point de départ, présenté
en un bref chapitre introductif de son roman, sans
larmes ni pathos. Le véritable sujet n’est pas là,
mais dans ce qui suit : les trente trois jours de
galère après la rupture qu’annonce le titre chinois
(《失恋33天》)
(2). On se dit que la lumière est au bout du tunnel,
mais tout se passe dans le tunnel, justement.
Elle
s’appelle Huang Xiaoxian (黄小仙),
et, à 27 ans, est toujours célibataire. C’est ce
qu’on appelle, |
traditionnellement, en Chine, une « laissée pour compte » (剩女
shèngnǚ) ;
en général, une femme de plus de 25 ans qui n’avait pas
réussi à trouver un mari était considérée comme une sorte de
rebut promise à une triste vieillesse sans enfants.
Aujourd’hui, les femmes travaillent, et se marient de plus
en plus tard, quand elles se marient, comme partout.
Huang
Xiaoxian représente donc un phénomène de société
très actuel, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des
états d’âme et de rêver d’une vie plus conforme aux
normes sociales et aux aspirations romantiques qui
continuent de prévaloir. Mais Bao Jingjing le traite
de façon satirique, comme une survivance archaïque,
en quelque sorte, la solution qu’elle trouve étant
des plus originales, et d’ailleurs intrigante par le
flou des situations et des caractères.
Les trente
trois jours annoncés par le titre sont, a priori, la
période nécessaire à Xiaoxian pour retomber sur ses
pieds et se retrouver un partenaire. Or celui-ci est
inattendu. Rien de romantique là non plus : Wang
Xiaojian (王小贱)
est
un collègue de bureau à l’identité « indéfinie »,
traduisez : il est peut-être homosexuel.
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Bao Jingjing |
Il offre certes une
oreille compatissante et un appui appréciable, mais ce n’est
pas un retour aux errances romantiques initiales : s’il
ressent un quelconque attachement pour Xiaoxian, il le cache
sous des dehors froids et pince sans rires ; finalement,
cependant, cette relation qui tient plus de l’amitié
profonde que de l’amour fou s’avère affectivement plus bien
plus stable.
Le film s’achève
ainsi sur un ton apaisé. Il laisse cependant le sentiment
d’un immense non-dit, quelque chose d’indicible dans les
conditions de censure actuelle, à moins que ce soit
justement bien mieux ainsi, pour éviter tout pathos. Et
rester dans le ton du film : la satire ironique et décalée.
Un ton d’une ironie
glacée
Xiaoxian |
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La satire
est développée grâce à la société dans laquelle
Xiaoxian et Xiaojian travaillent, souvent sur les
mêmes dossiers : une agence matrimoniale. C’est le
prétexte d’un développement à la
Feng Xiaogang
sur
l’évolution du mariage en Chine, et des travers de
la société en général.
On a déjà
vu le sujet traité maintes fois, il l’est ici de
façon légèrement cynique, et très drôle. Xiaoxian et
Xiaojian ont la |
charge d’un
dossier difficile : un mariage entre une pseudo starlette,
Li Ke, et un jeune homme d’affaires richissime, elle décidée
à faire de son mariage le show le plus époustouflant
possible, et lui prêt à payer.
Quand, épuisée par
les exigences de Li Ke, Xiaoxian s’en ouvre au futur époux
en lui demandant pourquoi il ne cherche pas quelqu’un qu’il
aime et qui l’aime, celui-ci lui répond froidement que
l’amour est un sentiment éphémère dont il ne peut assurer
combien de temps il durera, en revanche, son argent, il peut
assurer pouvoir l’offrir une vie entière… On pense alors
que l’on n’est pas loin de la situation de la Chine
ancienne, car même avant son mariage, le futur époux est
déjà volage, mais il est en quelque sorte libéré par les
conditions même de son union : matérielle et non
sentimentale.
L’ironie
est traduite en dialogues percutants et donne des
séquences d’anthologie, dont celle qui conclut le
film et lui donne tout son sens, en évacuant toute
idée romantique du mariage et en le fondant plutôt
sur une entente réciproque. Le plus étonnant est que
tout cela sonne juste parce que le film est
remarquablement mis en scène, filmé et interprété.
Un film
subtil |
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Xiaojian pince sans
rire |
Teng Huatao a très
vite acheté les droits du roman dès qu’il a été publié, et
il a travaillé en étroite collaboration avec Bao Jingjing
pour l’adapter. Le résultat est un film original qui fera
certainement date.
Un film plus
allusif que démonstratif
Le ton est donné
dès la séquence introductive. Le premier chapitre du roman
est traduit
laconiquement dans le film en une très brève séquence : Xiaoxian est
face à son copain qui lui lance : on se sépare ! (分手吧 !)
Incrédule, elle lui
demande : tu peux répéter cela ? Il répète, tout aussi
froidement. Sur quoi, estomaquée, elle lui demande de le
répéter encore une fois (再说一遍 ?).
Il tourne les
talons et s’en va.
Au mariage de l’ex
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On ne
pourrait tourner une séquence de rupture de façon
plus distanciée, plus épurée. Le dialogue est réduit
à quelques mots, la mise en scène est à l’avenant :
les deux personnages se font face, debout, dehors
sur une place déserte, devant des immeubles
anonymes ; pas de sofa ni d’épaule où épancher ses
larmes.
Le film
tient ensuite les promesses de cette mise en bouche,
même si les situations se font parfois tellement
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allusives qu’elles
en deviennent élusives. Mais on sait gré à Teng Huatao
d’avoir suivi cette ligne, loin des mélos télévisés, dont il
vient pourtant.
Une remarquable
interprétation
Outre une
belle photographie, très lisse comme le film (3),
« Love is Not Blind » tient surtout ses promesses
grâce à ses interprètes, et surtout les deux
principaux :
- Xiaoxian
est interprétée par une jeune actrice, alors encore
inconnue, qui ressemble comme une petite sœur à Bao
Jingjing : Bai Baihe (白百何).
Le roman est en grande partie autobiographique, la
symbiose se poursuit à l’écran grâce à l’actrice. La
seule réserve concerne son âge : elle n’a vraiment
pas l’air d’avoir 27 ans, ce qui fausse légèrement
le rôle.
-
L’interprète de Xiaojian est bien plus étonnant, et
c’est sur lui que repose en fait la réussite du
film : c’est Wen Zhang (文章),
l’acteur qui interprétait le rôle du jeune autiste
dans
« Océan
Paradis » (《海洋天堂》)
de
Xue Xiaolu (薛晓路),
en |
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Wen Zhang, l’acteur et
son rôle |
2009 (4). Il
dépasse ici les clichés dans un rôle de composition qui
montre la diversité de son talent.
Quant aux autres
interprètes, ils sont pour la plupart choisis pour leur
image emblématique :
- La future mariée
Li Ke est jouée par un mannequin qui débute au cinéma avec
ce rôle :
Zhang Zixuan
(张子萱).
Les cheveux frisotés et décolorés, elle parle, tout en
minaudant, avec un faux accent et des
Le client futur marié
(David Wang) |
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expressions
de Taiwan hilarantes. La star de la télévision
taiwanaise David Wang (王耀庆)
interprète son futur époux.
Outre le
sympathique patron de Xiaoxian, joué par un fidèle
de Teng Huatao, Zhang Jiayi (张嘉译),
il
faut signaler enfin l’actrice à qui il incombe de
transmettre le message final, dans une scène
légèrement décalée (5) :
Cao Cuifen (曹翠芬).
Elle incarne l’épouse traditionnelle, en montrant la
force tranquille de ces femmes, derrière les
apparences ; or, |
c’est elle qui
interprétait la deuxième épouse, Zhuoyun (卓云),
dans
« Epouses et concubines » (《大红灯笼高高挂》),
en 1991…
Une sortie bien
programmée
Non
seulement le film est subtil, et plein de références
plus profondes qu’il n’y paraît, mais il a aussi été
programmé à dessein pour sortir juste avant une fête
typiquement chinoise : la fête des célibataires,
célébrée tous les ans le 11 novembre.
Il est
sorti trois jours avant le 11 novembre 2011, soit
11.11.11, ou 3x11=33. La dédicace était dès le
départ implicite dans le symbolisme des chiffres,
très important en Chine depuis l’aube des temps,
comme chacun sait.
Le reste a
reposé en grande partie sur le bouche à oreille….
Fort de ce
succès, Teng Huatao prépare un nouveau film avec les
mêmes ingrédients, en particulier Bao Jingjing et
Bai Baihe… On peut s’attendre à en voir fleurir
d’autres du même genre (6). |
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Cao Dun |
Notes
(1)
Sur Bao
Jingjing, voir :
www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Bao_Jingjing.htm
(2) Il est dommage
d’avoir choisi un titre anglais qui n’a rien à voir avec le
titre chinois et a une connotation mélo contraire à l’esprit
du film.
(3) La photo est
signée d’un chef opérateur qui travaille avec Teng Huatao
depuis son premier film, en 2001 : Cao Dun (曹盾).
(4) Né en 1984 à
Xi’an, diplômé en 2006 de l’Institut central d’art
dramatique, Wen Zhang a commencé sa carrière à la
télévision.
(5) La scène est
cependant mal liée à ce qui précède, sans doute en raison du
montage de la version courte du film : le film original fait
145 minutes, celui diffusé en France en fait 110.
(6) On a déjà fait
de « Love is Not Blind » un film télévisé, sorti en août
2012, sous le même titre.
Remarque :
Teng Huatao s’est
cru obligé de faire croire à un docu-fiction, en insérant des vidéos de personnes interviewées
racontant des expériences analogues (voir bande annonce
ci-dessous). Il s’agit en fait d’une
situation qui rappelle les conditions d’écriture du roman,
qui s’est développé sur internet en lien avec les réactions
des lecteurs internautes. Cela n’apporte rien au film, au
contraire.
Bande annonce
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