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« Le vieux puits » de Wu Tianming : un réalisme magnifié par l’image et la musique

par Brigitte Duzan, 07 décembre 2013

 

Sorti en 1986, « Le Vieux Puits » (《老井》) est le troisième film réalisé par Wu Tianming (吴天明), après sa nomination à la tête du studio de Xi’an. Adapté d’une longue nouvelle de Zheng Yi (郑义), il en est à la fois très proche narrativement, et profondément différent dans son approche et son style (1). Il a par ailleurs Zhang Yimou comme acteur principal, mais aussi comme chef opérateur ; il n’en garde pas moins une esthétique très personnelle.

 

Une histoire millénaire et emblématique

 

Au printemps 1985, Wu Tianming lut « Le Vieux puits » (《老井》) de Zheng Yi quand le récit parut dans la revue Dangdai (当代), et il eut tout de suite envie de l’adapter à l’écran. Le sujet était dans l’air du temps, à la fois en littérature et au cinéma : l’histoire d’un village depuis des siècles en lutte contre une nature aride, où la quête d’eau prend une dimension symbolique, à la fois quête de racines et quête de valeurs. Il en a repris la structure narrative.

 

Le Vieux puits

 

Un village en quête d’eau

 

Le village – du film comme de la nouvelle – est situé dans les monts Taihang (太行山), au Shanxi ; c’est là que Zheng Yi a été envoyé pendant la Révolution culturelle. C’est une région pauvre et aride, où les habitants sont à la limite de la survie par manque d’eau. Le village s’appelle symboliquement Vieux puits, mais le vieux puits en question est sec, comme le sont tous les puits qui ont été creusés tout autour, la roche calcaire ne retenant pas l’eau, et les villageois étant astreints à des corvées d’eau incessantes et éreintantes.

 

Chaque génération creuse son puits, et y laisse des victimes, les moyens mis en œuvre étant rudimentaires et dangereux. Il en a été ainsi depuis la nuit des temps, aussi loin que remonte l’histoire du village, sous la dynastie des Song, c’est-à-dire en gros un millénaire. Mais le manque d’eau s’aggrave peu à peu…

 

Modernité contre traditions

 

La nouvelle de Zheng Yi

 

C’est dans ce contexte que revient chez lui le jeune Sun Wangquan (孙旺泉) qui vient de faire des études en ville (2). Il revient en même temps que sa camarade de classe Zhao Qiaoying (赵巧英) qu’il aime et désire épouser. Mais sa famille a d’autre projets pour lui : son père veut qu’il épouse une jeune veuve, Duan Xifeng (段喜凤), car sa dot permettra de payer le mariage du frère de Wangquan. C’est une tradition aussi longue que la quête de l’eau, qui tient à la pauvreté.

 

Wangquan se révolte d’abord contre son père, mais, quand celui-ci meurt, tué par un explosif au fond du puits qu’il était en train de creuser, il doit se résoudre à épouser la jeune veuve, et aller vivre chez elle, selon une autre tradition, humiliante pour lui, car il devient ainsi une sorte d’esclave de sa belle-mère (当倒插门女婿).

 

Il évite dès lors Qiaoying autant qu’il peut, et va prendre la

suite de son père pour continuer à creuser des puits. Pris dans une rixe entre le village et le village voisin qui revendique comme sien un vieux puits sec, il est blessé en sautant dedans pour éviter que les autres le comblent… non seulement l’eau est rare, mais elle excite les convoitises et les haines.

 

Or, l’histoire se passe en 1982, c’est le début de la période d’ouverture. Mao avait voulu lutter contre les superstitions, la Chine veut maintenant aller au-delà et se moderniser ; le fengshui ne suffit plus. Wangquan est envoyé en ville faire des études pour pouvoir déterminer « scientifiquement » le meilleur endroit où creuser le prochain puits. Quand il revient, il se lance dans une prospection de toute la région, accompagné de Qiaoying et de son frère.  

 

Le nouveau puits, cependant, s’effondre ; Wangcai est tué, Wangquan et Qiaoying restent coincés au fond, mais l’accident leur offre la nuit de noces qui leur a été refusée – scène mémorable, qui provoqua un mini scandale à la sortie du film. Le puits finira par livrer l’eau promise, mais Qiaoying sera repartie en ville, après avoir laissé sa dot pour payer les frais de creusement du puits…

 

Une quête symbolique

 

Ecrite en 1985, la nouvelle est à replacer dans le contexte de l’émergence de la littérature de recherche des racines (3). Succédant aux premiers écrits publiés après la Révolution culturelle qui dressaient un réquisitoire très dur contre les souffrances absurdes infligées au pays entier pendant cette période, ce nouveau courant se voulait introspectif, à la recherche des fondements identitaires et culturels sur lesquels asseoir une renaissance nationale.

 

Wu Tianming et Zhang Yimou

sur le tournage du Vieux puits

 

Or ces fondements sont recherchés dans un retour aux racines ancestrales, c’est-à-dire rurales, et Wangquan est le modèle parfait de cette quête d’une nouvelle identité au contact des valeurs de la terre. Confronté au mariage imposé par son père, son premier réflexe est de s’enfuir avec Qiaoying. Mais la mort de son père change la situation : il est peu à peu conduit à prendre part à la lutte du village pour sa survie, en poursuivant la tradition familiale.

 

Prospectus de présentation du film

 

Le creusement du puits est la métaphore de l’enracinement des valeurs ancestrales dans la communauté villageoise, et le puits lui-même, même sec, le symbole du lien de chacun à sa terre, qui, en même temps, détermine la cohésion de la communauté. La force de ce lien, qui définit profondément l’identité villageoise, justifie la soumission aux coutumes qui privent l’individu de sa liberté de choix, en particulier en matière de mariage. La force émotionnelle du lien à la terre et à la communauté prime sur les affects individuels.

 

La modernisation elle-même, dans ces conditions, ne peut venir que de l’intérieur du village : c’est Wangquan qui l’incarne ; Qiaoying repart à la ville en laissant le poste de télévision qu’elle en avait rapporté, qui ne marche pas derrière l’écran des montagnes. Wangquan est le dernier chaînon d’une

longue lignée de victimes matérialisée dans la stèle érigée dans le village pour en perpétuer la mémoire et montrer que leurs efforts n’ont pas été vains.

 

Cependant, si Wu Tianming a repris l’essentiel de la trame narrative de la nouvelle de Zheng Yi, il a opté pour une approche différente, privilégiant le réalisme.

 

Les grandes différences entre le film et la nouvelle

 

La nouvelle de Zheng Yi était une fiction basée sur l’opposition quasiment dialectique entre les forces de la tradition et celles de la modernité, apportée par les deux jeunes revenus au village, Wangquan et Qiaoying. Wu Tianming est reparti de la réalité qu’il a trouvée sur place quand il est arrivé pour préparer son film.

 

Un parti pris de réalisme

 

La nouvelle est fondée sur une réalité plus ancienne que celle des années 1980. Elle fait la part belle aux anciennes coutumes magiques et pratiques divinatoires pour faire venir la pluie qui ont longtemps été courantes dans le village et qu’on a rapportées à Zheng Yi quand il était cantonné dans la région.

 

Tout le premier chapitre place ainsi l’histoire du Vieux puits dans le contexte de ces pratiques ancestrales – et des mentalités qui lui étaient liées. Zheng Yi y relate longuement la mission confiée au grand-père de Wangquan,

 

Liang Yuqing dans le rôle de Qiaoying

Sun Wanshui (孙万水), une année de grande sécheresse, dans les années 1930 : en désespoir de cause, on l’avait envoyé voler une icône du Roi Dragon pour lui organiser tout un rituel sur plusieurs jours, mêlant pantomimes et prières (请戏祈雨) ; mais le Dragon n’avait accordé que quelques coups de tonnerre, une équipe d’ouvriers construisant une route ayant fait des prières plus efficaces… pour que la pluie ne vienne pas retarder l’achèvement de leur travail.

 

Xifeng et Wanquan posant pour leur photo de mariage

 

De la même manière, l’endroit où creuser les puits était déterminé par concertation entre les devins et les spécialistes de fengshui. La nouvelle baigne dans cette atmosphère quasi mythique, qui est aussi à replacer dans le contexte du réalisme magique associé au courant de la littérature de recherche des racines.

 

Wu Tianming, lui, est parti de la réalité brute qu’il a observée en arrivant dans les monts Taihang en 1985. Il y est resté deux mois avec son équipe, y compris les acteurs, et en particulier Zhang Yimou. Le tournage a ensuite

duré de la fin de l’été à l’hiver ; le film montre nettement le passage des saisons. Ils ont donc participé à la vie du village, fait eux-mêmes l’expérience du manque d’eau et observé la vie au quotidien.

 

Les mentalités étaient toujours quelque peu attardées, mais les pratiques magiques avaient disparu. En revanche, le creusement des puits était resté tout aussi archaïque. Ils ont trouvé 128 puits secs aux alentours du village, témoins des efforts constants pour trouver de l’eau.

 

Les villageois lui ont aussi raconté un élément clé de la narration de Zheng Yi : le fait que le village avait été un point de chute de la Huitième armée de route dans les années 1940. Dans la nouvelle, c’est dans une de leurs tranchées que tombent Wangquan et Qiaoying au cours de leur exploration, non dans l’effondrement du puits en cours de creusement ; Wu Tianmin a voulu concentrer son intrigue sur le puits.

 

En revanche, les souvenirs qu’ont conservés les villageois de la Huitième armée l’ont orienté dans la construction de la trame de son film : le général

 

Wanshui et les villageois

Zhu De, en particulier, était resté plusieurs jours au village, et avait promis aux habitants un avenir radieux et beaucoup d’eau ; trente–cinq ans après l’arrivée au pouvoir de Mao, ils n’avaient rien vu venir ; cela avait accru leur sentiment de ne pouvoir attendre rien de personne…

 

C’est aussi la réalité telle qu’il l’a observée dans le village qui l’a conduit à modifier les personnages principaux, et surtout celui de Qiaoying (4).

 

Une narration centrée sur Wangquan

 

Wanquang et Qiaoying en prospection

 

La Qiaoying de la nouvelle est une jeune agronome aux idées modernes, revenue au village dans l’intention, entre autres, de mettre en œuvre des techniques d’amélioration de la culture du maïs. Son amour pour Wangquan la pousse à travailler à ses côtés, mais plutôt sur un pied d’égalité et en complément de ses recherches de l’eau. C’est une sorte d’héroïne rurale moderne, une force de progrès.

 

Dans le film, en revanche, son rôle émancipateur est passé sous silence : elle

n’est plus qu’une jeune fille malheureuse en amour qui repart à la ville faute d’avoir trouvé sa place au village, dans le mariage. Les succès remportés sur le plan du maïs sont limités à une brève séquence, et ils ne lui sont pas directement attribués.

 

Wu Tianming a expliqué que ce genre de personnage lui semblait totalement irréaliste, et fondé sur une perception idéaliste de l’émancipation des femmes en milieu rural (en 1985). En revanche il a revalorisé le rôle de Duan Xifeng (5) : elle apparaît comme une jeune femme douce et effacée, dont le rêve est, selon la plus pure normalité, d’avoir un foyer heureux et un fils. Elle apparaît finalement sous un jour positif, et certainement réaliste, en s’attachant à se faire aimer peu à peu de Wangquan en lui créant un environnement familial paisible. Sa contribution au financement du puits, à la fin, la montre capable aussi de mobiliser les esprits.

 

Wangquan, quant à lui, n’est pas, dans le film, sorti vraiment de sa gangue de campagnard que ses études en ville n’ont qu’à peine effleurée. Ce qui compte pour lui, c’est l’enseignement pratique qui doit lui permettre de trouver l’emplacement d’un bon puits. Il aime, certes, Qiaoying, mais sans que cela puisse concurrencer son ancrage dans la communauté villageoise.

 

Wu Tianming a bien souligné qu’il avait opté pour le réalisme dès son premier film, « La rivière sans balises » (《没有航标的河流》) ; en ce sens, on peut considérer que ses trois premiers films

 

Xifeng et Wanquan en famille

forment une sorte de trilogie du réel. C’est son maître Cui Wei (崔嵬) qui le lui avait enseigné en lui

disant :
          任何表现手段, 表现技巧, 都是可以学的,唯有生活积累和艺术修养, 是谁也无法从我这儿拿走的。
          Les modes et techniques d’expression, tout cela peut s’apprendre ; la seule chose que je ne

          peux pas t’enseigner, c’est l’expérience de la vie et la maîtrise de son expression artistique.

 

Dans le « Le Vieux puits », l’aspect esthétique est très important : la narration est médiatisée par l’image et la musique qui concourent au réalisme du film.
 

Un film porté par l’image et la musique

 

Le générique du film note deux chefs opérateurs : Zhang Yimou (张艺谋), et Chen Wancai (陈万才), qui avait déjà travaillé sur le film précédent de Wu Tianming, « Une vie » (《人生》) –  il était en fait chef opérateur du studio de Xi’an.

 

Wanquang et Qiaoying réunis au fond du puits

 

En réalité, quand on regarde les photos du tournage, on voit toujours Wu Tianming derrière la caméra. L’image est imprégnée du sentiment de l’espace et de la nature caractéristique des films de la cinquième génération depuis « La Terre jaune ». Mais c’est une expression personnelle où l’aspect symbolique, voire élégiaque, est limité. La caméra s’attache surtout à capter le réel ; même quand elle parcourt longuement le paysage désertique de la montagne, ce n’est pas tant l’immensité dans sa dimension emblématique qui est en cause, mais bien plutôt l’image concrète de l’absence d’eau.

 

La musique, signée Xu Youfu (许友夫), est aussi importante pour renforcer le réalisme du film. Elle est très peu présente sous forme d’accompagnement musical, et elle est alors interprétée sur instruments traditionnels pour remplacer les paroles dans l’expression des sentiments, ce qui évite des scènes de mélodrame  – comme dans la scène de l’hôpital, quand Wangquan vient rendre visite à Qiaoying, ou dans la scène au bord du puits après la sortie de Qiaoying de l’hôpital :

 

 

La scène de l’hôpital

 

 

La scène au bord du puits

 

La musique est, cependant, surtout présente sous forme de chants populaires locaux qui situent le film dans son contexte géographique et humain dès la première séquence : chants traditionnels montagnards du Shaanxi/Shanxi, qui sont souvent des chants d’amour, amour rêvé ou contrarié, et traduisent musicalement les mêmes frustrations que celles ressenties par les deux personnages principaux, en les replaçant dans un contexte culturel ancien. Le film intègre en particulier une formidable séquence de chants populaires interprétés par une troupe de baladins aveugles, autrement plus originale que les traditionnelles séquences d’opéras populaires.

 

« Le Vieux puits » annonce « Le Sorgho rouge » (红高粱) que Zhang Yimou va réaliser aussitôt après, comme s’il voulait exprimer son propre langage visuel, dans la continuité de celui de Wu Tianming, mais en le dépassant dans la célébration sensuelle de la fusion avec la nature. « Le Sorgho rouge » apparaît dans ce contexte comme une vision orgiastique et mythique du « Vieux puits », y compris dans sa musique.

 

 

Notes

(1) Sur Zheng Yi, voir : www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Zheng_Yi.htm

(2) Wangquan c’est-à-dire la source abondante ; de la même manière son grand-père s’appelle Wanshui, les dix-mille eaux…

(3) Sur l’émergence de la littérature de recherche des racines (寻根文学), vers 1985, voir :

www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques_La_litterature_chinoise_au_vingtieme_siecle_80_1.htm

(4)  Cette approche volontairement réaliste est soulignée dans l’entretien de Wu Tianming avec l’écrivain, scénariste et productrice Luo Xueying (罗雪莹) : 《老井》边的对话 (dialogue en marge du Vieux puits) -

in 吴天明, 研究文集 -《梦的脚印》 (les traces du rêve)  中国电影出版社, septembre 2005, pp. 91-123.

(5) Interprétée tout en douceur par la très discrète, mais excellente actrice Lü Liping (吕丽萍).

 

 

Le film

 

Analyse réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 5 décembre 2013, dans le cadre du cycle Littérature et Cinéma.

 

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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