Les
courts métrages documentaires de Jia Zhangke :
moyens
d’expression, d’exploration et d’expérimentation
par Brigitte
Duzan, 10 novembre 2013
Jia
Zhangke (贾樟柯)a
toujours considéré le documentaire comme primordial pour
lui, source stimulante d’inspiration au contact de la
réalité brute, et il y est revenu régulièrement comme pour
se ressourcer.
Ses courts métrages documentaires– auxquels nous joindrons ici son
premier moyen métrage bien qu’il ne soit pas strictement
documentaire - sont généralement considérés comme des
jalons dans son œuvre, tournés avant ses grands films de
fiction et les préparant : « Xiaoshan Going Home » annonce
« Xiao Wu » (《小武》),
« Still Life » (《三峡好人》)
est doublé par « Dong » (《东》),
documentaire suivant le peintre
Liu Xiaodong (刘小东)
peignant, sur le même site que le film, les toiles de son
« Three Gorges Project » ;
« In Public »
explore les lieux publics de Datong où se passe « Unknown
Pleasures » (《任逍遙》);
« Cry Me a
River »(《河上的爱情》)
pourrait être une recherche sur les lieux de son projet
« The Age of Tattoo » qui se passe aussi à Suzhou.
Le documentaire est
pour Jia Zhangke la forme se prêtant le mieux à
l’expérimentation, expérimentations techniques ou
stylistiques, l’usage du numérique dans « In Public », par exemple.
Mais, lié à la fiction dans une mise en regard où il est
passé maître, c’est devenue aujourd’hui sa forme
d’expression la plus sophistiquée.
I. Films
étudiants 1994-1996
1994 One
day in Beijing《有一天,在北京》
15’
1995
Xiaoshan Going
Home 《小山回家》
59’
1996 Dudu 《嘟嘟》
50’
Jia Zhangke
commença à tourner un premier court métrage et deux moyens
métrages de fiction alors qu’il était encore étudiant
cinéaste, après avoir créé ce qu’il appela « une petite
équipe cinématographique expérimentale de jeunes » (“青年电影实验小组”). Ces films représentent
ses premiers pas de metteur en scène, le moyen métrage de
1995 étant le plus significatif, et le plus important, pour
la suite de sa carrière
Jia Zhangke
s’inscrit dans un mouvement de recherche qui s’est développé
au lendemain de 1989 : recherche d’un cinéma individualiste,
en rupture avec le cinéma des années 1980, car axé sur la
peinture de la vie quotidienne dans ses aspects les plus
banals, voire sordides. Le mouvement a été initié en 1990
par deux œuvres majeures : « Bumming in Beijing : the last
dreamers » (《流浪北京》)
de Wu Wenguang (吴文光) et
« Mama
» (《妈妈》)
de
Zhang Yuan (张元).
Jia Zhangke s’en
démarque tout en travaillant dans un esprit très proche.
C’est son style plus que sa thématique qui le distingue.
1. One day in Beijing
Le court métrage,
« One day in
Beijing »
(《有一天,在北京》),
est filmé sur la place Tian’anmen. Il se trouve que Zhang
Yuan aussi a tourné là un documentaire, cette même année
1994 : « The Square »
(《广场》).
De façon caractéristique, ce documentaire a un fort contenu
de critique politique : il s’agit de montrer, sous les
apparences, la persistance du contrôle policier et de
l’emprise autoritaire sur la place, cinq ans après les
événements de Tian’anmen.
Le propos de Jia
Zhangke est totalement différent : il s’est attaché aux
« touristes », c’est-à-dire aux Chinois venus de leurs
provinces voir la place considérée comme le centre et
l’emblème du pays. Il voyait en eux comme des avatars de
lui-même, également débarqué là de son Shanxi natal. Il n’y
a aucune connotation politique. Jia Zhangke filme la réalité
pour ce qu’elle est, ou ce qu’il peut lui faire signifier en
rapport avec son moi intime.
Dès l’abord, on a
ainsi la différence majeure entre Jia Zhangke et les
précurseurs de la sixième génération : il a déclaré à
maintes reprises qu’il ne se sentait aucune responsabilité
sociale, que le cinéma était avant tout pour lui un moyen
d’expression, un moyen de traduire une vision personnelle ;
cela passait d’abord par une recherche stylistique.
2. « Xiaoshan Going Home »
Son premier moyen métrage est justement une sorte de somme
d’innovations stylistiques qui lui donnent un ton
très personnel.
Le sujet, déjà, est différent de ceux choisis par les premiers
réalisateurs de la sixième génération. Son
personnage principal n’est pas un artiste marginal,
ou un paumé des bas-fonds de la capitale. Jia
Zhangke pousse le réalisme un cran plus loin : son
personnage est un jeune tout à fait anodin, qui fait
un petit boulot dans un petit restaurant, se fait
renvoyer pour pouvoir rentrer chez lui comme tout le
monde pour les fêtes du Printemps, et part écumer la
capitale à la recherche d’un billet et d’un copain
avec lequel faire le voyage, les copains contactés
étant des personnes tout aussi anonymes et anodines
que lui : un ouvrier, un étudiant, une prostituée,
une voisine, et même un revendeur de billet.
Le film se résume ainsi à une déambulation dérisoire dans les rues
de la capitale, au milieu
Xiaoshan Going Home
de la foule, entrecoupée de rencontres qui ne mènent à rien, sauf à
montrer l’isolement de Xiaoshan, étranger dans la ville. Il
apparaît coincé dans la capitale, et, dans une séquence
finale inattendue et énigmatique, se fait couper les
cheveux, comme s’il voulait se faire moine, ou comme s’il
signalait ainsi la mort de ses espérances.
Wang Hongwei dans
Xiaoshan
Ce n’est pas tant l’histoire qui importe, cependant, que la façon
dont elle est contée et traduite en images. C’est en
effet ce documentaire qui a commencé à attirer
l’attention sur Jia Zhangke ; il est la source de
ses œuvres suivantes, et en particulier de son
premier long métrage : « Xiao Wu » (《小武》).
Au niveau
stylistique, il innove par sa façon de cadrer les
images, et par un montage sans transitions. Il
introduit en outre des intertitres qui semblent sans
rapport direct avec la narration : une sorte de
résumé de la carrière
de Xiaoshan, ou un
extrait d’un programme télévisé de la soirée qui apparaît
alors que Xiaoshan a déclaré vouloir regarder la télévision
ce soir-là. Cela semble comme un pastiche ironique des
intertitres des films muets, ou encore de ceux utilisés par
Wu Wenguang au début de « Bumming in Beijing » pour
présenter ses personnages.
Le film est
par ailleurs le premier où apparaît l’acteur fétiche
et alter ego de Jia Zhangke à l’écran pendant
longtemps : Wang Hongwei (王宏伟),
qui était à l’époque son camarade de classe et ami.
Jia Zhangke a dit qu’il l’avait choisi pour son
allure avachie, parce qu’il paraissait parfaitement
anonyme dans la foule. Il sera un superbe Xiao Wu et
sera longtemps l’emblème de l’univers de Jia
Zhangke.
Surtout, « Xiaoshan Going Home »fut projeté au festival de vidéos et courts
métrages indépendants de Hong Kong où il remporta le
Xiaoshan, la coupe de
cheveux finale
Grand Prix. C’est là que Jia Zhangke rencontra son futur producteur et Yu
Lik-wai qui deviendra son directeur de la photo, et l’un de
ses plus importants futurs collaborateurs. Les trois se
mirent derechef à travailler ensemble sur « Xiao Wu »…
Xiaoshan Going
Home, le film
Le second moyen
métrage, Dudu (《嘟嘟》),
poursuit la même recherche : Dudu est une jeune étudiante à
Pékin que la caméra suit pendant une journée d’été alors
que, ayant terminé ses études, elle est confrontée aux
pressions diverses de son entourage et à des choix décisif
pour son avenir, dont le mariage. Tourné sans scénario
préalable, il annonce les caractères de « Plaisirs
inconnus » (《任逍遥》).
Mais le film semble
introuvable.
II. Courts métrages documentaires 2001-2008
2001 :
« In Public »(《公共场所》)
2001 :
« La condition canine »(《狗的状况》)
2007 :
« Our Ten Years »(《我们的十年》)
2008 :
« Cry Me a River
»(《河上的爱情》)
2008 : « Black Breakfast »
1. In Public
« In Public »(ou plutôt « les lieux publics »《公共场所》)
a été
réalisé aussitôt après son second long métrage,
« Platform » (《站台》).
En 2000, à
l’issue du premier festival de Jeonju, en Corée du
Sud, Jia Zhangke reçut une commande pour un court
métrage tourné en numérique, qui sortit en 2001 dans
le cadre du programme annuel du festival « Digital
Short Films by Three Filmmakers » (1). Il faisait
suite à Zhang Yuan qui avait été l’un des trois
réalisateurs de l’année 2000. Ce fut pour lui
l’occasion d’expérimenter le numérique, qu’il
utilisa ensuite dans son long métrage suivant,
« Plaisirs inconnus » (《任逍遥》),
le documentaire lui ayant également servi de
repérage, les deux films partageant le même lieu de
tournage : Datong (大同).
Jia Zhangke
a lui-même expliqué les conditions du tournage et la
manière dont la conception du film s’était peu à peu
imposée à lui, dans un article qui fut initialement
publié dans le journal
In Public
« Le monde de
l’art » (《艺术世界》)
en décembre 2001 (2)
Choix de Datong
Il n’avait au départ aucune idée de ce qu’il allait bien
pouvoir tourner ; il a alors pensé à Datong parce que,
dit-il, « c’est une ville de légende » (一个传说中的城市).
Mais
il ne fait que marginalement allusion au passé prestigieux
de la ville, associé en particulier aux grottes de Yungang
(云冈石窟).
C’est à une autre « légende » qu’il pense, beaucoup plus
terre à terre et proche de la rumeur publique, ce que l’on
traduit par « légende » signifiant en fait « ce qui est
rapporté » (传说). Dans son esprit de natif du Shanxi, Datong avait surtout une aura de
ville immorale et vaguement terrifiante (一个恐怖的地方 ) :
c’est ce qu’il avait entendu raconter. Alors il a eu envie
d’aller voir.
Et il eut d’autant
plus envie d’aller voir qu’il courait à l’époque une autre
« légende » sur la ville, qui la rendait encore plus
attrayante à ses yeux : on disait que les mines de charbon
qui la faisaient vivre étaient en train de s’épuiser, que
les mineurs étaient au chômage, et qu’ils allaient être
transférés au Xinjiang pour travailler dans l’extraction
pétrolière, le résultat étant que tout le monde tentait de
vivre au mieux les derniers moments qui restaient, et que,
même dans le plus petit bouiboui, il fallait réserver sa
table à l’avance.
Datong faisait
donc, historiquement, culturellement et économiquement,
figure de ville sur le déclin, les sites touristiques
attestant de sa gloire passée. Il partit avec ces idées en
tête, et trouva en arrivant l’image d’une ville qui
correspondait parfaitement à ce qu’il avait imaginé, à la
différence près que les rumeurs qu’il avait entendues
étaient déjà de l’histoire ancienne. Mais les gens, eux,
étaient conformes à ses attentes : débordant de vitalité,
pleins d’énergie et de désirs, confinés dans des espaces
clos (特别兴奋,充满了欲望,在一个封闭的空间里面生机勃勃).
Conception du
documentaire
In Public, un
personnage à l’arrêt de bus
Il avait
pensé interroger les gens, mais il abandonna toute
idée de recours au langage pour observer et filmer
les attitudes. L’accent n’est donc pas mis sur ce
que disent les gens filmés ; la plupart du temps on
ne les entend pas très bien, en outre, ils parlent
en dialecte local sans sous-titres ; leurs voix sont
juste un élément de l’environnement, de l’atmosphère
du lieu (空间气氛).
Il s’est peu à peu immergé dans cette atmosphère et
c’est ce qu’il a voulu rendre : l’esprit du lieu à
travers son atmosphère.
Il a donc filmé un
grand nombre « d’espaces » : la gare, une station de bus,
une salle d’attente, une salle de danse, un bar karaoke, une
salle de billard, une maison de thé. C’est au montage qu’il
a ensuite trouvé une suite logique en choisissant les
espaces qui avaient pour thème commun celui du voyage. Il
restait à trouver un lien entre eux : il l’a trouvé dans la
manière dont ils réconcilient passé et présent en les
superposant (un vieux bus désaffecté transformé en
restaurant, par exemple), mais aussi dont ils superposent
différentes réalités sociales, comme dans la gare, où, dans
l’espace devant le comptoir de vente des billets, est
aménagée une salle de billard, tandis qu’un autre espace,
derrière un rideau, est transformé en salle de danse.
Le film est donc
finalement construit sans fil narratif, la structure étant
guidée par une idée devenue de plus en plus abstraite, comme
un tableau moderne. Il dit avoir été aidé en cela par la
technique numérique qu’il était en train d’expérimenter et
qu’il trouva idéale, malgré ses limitations, pour suivre un
personnage en mouvement en gardant son rythme, tout
conservant une distance objective. Le numérique lui offrait
une grande liberté, et le plaisir qui va avec.
Tournage
Il a tourné
avec une toute petite équipe : un cameraman, un
ingénieur du son, le producteur, et une voiture. Il
partaient le matin en filmant au hasard, sans
préparation ni idée préalable. Il donne dans son
article l’exemple de la séquence filmée à l’arrêt de
bus, au coucher du soleil : ils s’étaient arrêtés en
sortant du club des mineurs où ils venaient de
filmer une séquence. Ils commencèrent à filmer les
gens qui attendaient le bus, s’attardant longuement
sur un homme, jusqu’à ce que le bus arrive ; puis,
au moment où il repartait,
In Public, la femme
étrange à l’arrêt de bus, devant la mine
une femme est
arrivée en courant, et l’a raté. Elle est restée à faire les
cent pas, puis un homme est arrivé, lui a parlé en riant, et
les deux sont repartis ensemble. Cela fait, dans le film,
une séquence énigmatique, à la Godot : Jia Zhangke dit qu’il
avait senti, en la filmant, que chaque seconde était comme
un don du ciel…
Une autre séquence
énigmatique, et fantastique, est celle où la caméra
s’attarde, dans la salle de danse où elle a pénétré comme
par effraction en soulevant une tenture, sur un étrange
personnage dans une chaise roulante, à l’entrée, qui semble
sorti tout droit d’un film de triades : elle se fixe sur son
visage, au regard caché par des lunettes noires, descend
jusqu’à l’endroit vacant où aurait dû être une jambe, en
remontant sur la médaille insolite à l’effigie de Mao
accrochée à la poignée. Ce n’est plus Godot, c’est Delvaux.
Le documentaire est
ainsi constitué de trente séquences de ce genre, filmées en
quarante cinq jours. Bérénice Raynaud a dit qu’il capte la
distance qu’il y a entre « la lenteur de la vie et la
violence de l’espoir ». Lenteur de la vie traduite par les
longs silences des espaces de la ville et des gens qui
attendent ou passent, et violence de l’espoir dans les
regards, au bout de l’attente. Mais aussi onirisme latent,
rêve éveillé qui jamais ne pourra capter totalement la
réalité. La caméra se borne à en capter un instant fugitif.
In Public, le
film
Conclusion
« In Public » donne
une très bonne idée de la manière dont Jia Zhangke procède
pour chacun de ses films, et du rôle qu’il attribue aux
documentaires dans son œuvre. C’est ce qu’il explique à la
fin de l’article cité plus haut.
D’une part, pour
concevoir un film, il s’agit pour lui de s’immerger dans un
lieu, d’en ressentir l’atmosphère, et de se poser des
questions sur les personnages qui en font partie, leurs
valeurs et attitudes face aux problèmes de l’existence.
C’est donc, en gros, poursuivre la réflexion à partir des
images appréhendées de la réalité, ce qui permet de dépasser
l’énigme qu’elles dégagent a priori. C’est ainsi qu’il a
conçu Xiao Wu, ou les membres de la troupe de théâtre de
« Platform ».
D’autre part, quand
il sent son énergie créatrice se tarir, sa curiosité
s’affaiblir, le documentaire est un moyen pour lui de
« raviver son expérience de la vie », comme si « le sang
circulait à nouveau dans ses veines ». C’est le contact avec
la réalité de la vie quotidienne que fournit le documentaire
qui lui permet de « se mettre à nouveau dans les chaussures
de quelqu’un d’autre », et d’y trouver les fondements de
nouveaux personnages.
C’est pour cela que
ses documentaires préfigurent ses films, mais aussi qu’ils
sont des échos des films antérieurs, parce qu’il ne s’agit
pas de différents numéros d’opus distincts, mais
d’émanations d’un même univers, né d’un regard porté sur le
monde et de l’expérience d’une réalité ainsi diffractée.
Notes
(1) Chaque
réalisateur reçoit 50 000 dollars pour tourner un film de
30’. Les deux autres courts métrages de 2001 sont : « A
conversation with God » de
Tsai Ming-Liang et
« Digitopia » du Britannique John Akomfrah. Le court métrage
de Tsai Ming-liang est aussi typique de son univers que le
film de Jia Zhangke révélateur du sien :
« In
Public » marque une étape importante dans l’œuvre de
Jia Zhangke : c’était le première fois qu’il
tournait en numérique, et la première fois qu’il a
ensuite lié directement un documentaire à un long
métrage, en l’occurrence « Unknown Pleasures » (1).
Le documentaire était essentiellement autour
d’espaces filmés à Datong, et le film naquit de
cette vision des espaces de la ville, en particulier
du spectacle des bâtiments désolés autour de la
mine, suscitant une réflexion sur la vie et le
devenir de jeunes habitant là.
Evolution
thématique
Jia Zhangke
trouva dès lors son inspiration dans deux sources
principales : des lieux et les gens qui leur sont
liés. Ce fut le cas du parc d’attraction « The
world » (《世界》)
pour le film du même nom, du barrage des
Trois-Gorges pour « Still Life » (《三峡好人》)
, de l’usine 420 de Chengdu pour
« 24
City » (《二十四城记》)
.
En même
temps, cependant, sa vision des
Cry Me a River
choses évoluait,
parallèlement à l’évolution de la société et du pays ; ce
qui commença à le préoccuper fut la tendance à l’oubli, à
l’oblitération du passé liée au développement économique et
à la recherche du profit matériel immédiat, mais aussi
encouragée par les autorités chinoises effrayées à l’idée de
voir resurgir des fantômes du passé. A ce point de son
parcours, il lui sembla important de s’intéresser à
l’histoire, parce que les problèmes rencontrés aujourd’hui
ont leur source dans le passé.
« Cry me a river »
L’idée à la
base de ce court métrage, tourné en 2008, était de
résumer une dizaine d’années en une quinzaine de
minutes, les dix dernières années vécues par un
groupe de quatre jeunes gens, celles qui ont marqué
leur passage à l’âge adulte. Anciens poètes pleins
d’idéalisme, ils se retrouvent à Suzhou pour fêter
l’anniversaire de leur ancien professeur de
littérature. Il y a deux garçons et deux filles ;
ils sont maintenant mariés, chacun de leur côté,
idéaux envolés, plongés dans les petits problèmes
d’une existence terne qui semble refléter
le ciel de Suzhou en cette saison de la pluie des prunes.
Sur le tournage de Cry
Me a River
Le film a pour
référence le grand classique de Fei Mu
(费穆)
« Printemps dans une petite ville » (《小城之春》) qui
avait aussi pour personnages des intellectuels se retrouvant
après de longues années, de guerre dans leur cas, et dont
les sentiments de dévastation irrémédiable étaient empreints
d’une tristesse infinie. Chez Jia Zhangke, c’est un peu le
même sentiment que l’on retrouve, non pas à cause de la
guerre, mais, implicitement, à cause de la perte des idéaux
de leur jeunesse à la suite de 1989 et de la répression du
mouvement étudiant.
La référence
implicite à 1989 est dans le choix de deux des acteurs : Hao
Lei (郝蕾)
et
Guo Xiaodong (郭晓冬),
les deux acteurs principaux du « Summer Palace »
(《颐和园》)
de Lou Ye (娄烨)
qui se passait justement au moment des événements de
Tian’anmen.
Les deux
autres sont les deux acteurs emblématiques de
l’univers de Jia Zhangke : Wang Hongwei (王宏伟)
et Zhao Tao
(赵涛).
Mais, astucieusement, le réalisateur les a
dissociés : Wang
Hongwei est dans le film l’ancien copain de Hao Lei,
Guo
Xiaodong l’ancien amant de Zhao Tao. Tandis que les
deux premiers en restent à l’évocation de leurs
petits problèmes de couples, toute l’émotion vient
des deux autres, en un dialogue où ils s’avouent
n’avoir jamais cessé de penser l’un à l’autre.
« Cry me a
river » a été tourné dans une ville qui incite en
elle-même à la nostalgie, avec ses canaux bordés
d’anciennes maisons chargées d’histoire, les
chanteurs de kunqu venant renforcer
l’atmosphère mélancolique. Comme dans
le film de Fei Mu, l’eau est là pour symboliser le
passage du temps, le temps qui passe comme coule une
rivière, sans fin, nuit et jour, comme a dit
Confucius. Mais c’est aussi la nostalgie très personnelle de Jia
Zhangke qui appartient à la même génération. Jamais un de
ses films, jusque là, n’avait autant reflété ses propres
sentiments.
Cry me a River
3. Trois très
courts métrages chargés de symboles
« Cry me a river »
n’est plus vraiment un documentaire, c’est un court métrage
où la part de fiction est prédominante ; il y a donc
glissement progressif vers un genre hybride où la fiction
vient sous-tendre la réalité et la mettre en perspective.
C’est en ce sens que ce court métrage préfigure
« 24
City » qui joue
habilement sur les deux registres en mêlant personnages
réels et personnages de fiction, les personnages de fiction
étant eux-mêmes l’objet d’un subtil jeu de miroir : la part
de fiction du personnage interprété par Chen Zhong, en
particulier, est brouillée par la référence au souvenir de
l’actrice à ses débuts tel qu’il est resté dans les
mémoires.
Jia Zhangke est
alors passé à une phase où son cinéma apparaît intégré dans
le processus historique, comme mode de préservation de la
mémoire, individuelle et collective. Le réel y est très
souvent rendu par des images chargées de symbolisme, qu’il
s’agit de décrypter.
Trois très courts
métrages, tournés respectivement en 2001, 2007 et 2008,
apparaissent, dans ce contexte, comme des exercices de
style, des variations subtiles parvenant à un langage
symbolique riche par son ambiguïté même.
a) « La
condition canine » (《狗的状况》)
5’
Ce petit court
métrage de cinq minutes, filmé sur une place de marché, sans
doute à Datong, au moment du tournage de « In Public », a
toutes les apparences d’un documentaire banal.
Un vendeur de
chiots, semble-t-il, vient de trouver un acheteur et
enfourne les animaux dans un sac de jute qu’il ferme avec
une ficelle. Les chiots se débattent à l’intérieur en
poussant des gémissements plaintifs ; la caméra s’attarde
sur le sac qui bouge dans tous les sens, fait le tour de la
place, et revient se poser dessus : on aperçoit alors un
petit museau qui a réussi à trouver un trou dans la toile et
l’agrandit peu à peu, jusqu’à finalement réussir à passer la
tête entière, restant coincée là pour le plus grand
amusement des gens tout autour.
Ce pourrait être un
film dénonçant la façon dont les chiens sont maltraités en
Chine. Il faudrait mal connaître Jia Zhangke pour s’arrêter
à un sens aussi banal. En fait, nous sommes en 2001, à un
moment où il était toujours hors système et interdit
d’écran. Le chiot est donc l’image du cinéaste, et de
l’artiste en général en Chine, entravé par la censure et
bridé par les contraintes réglementaires, qui arrive tout
juste à se préserver un espace limité pour pouvoir respirer.
Le film a été
présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, au festival de
Cannes, et le titre français est celui du festival. Il
rappelle, ironiquement, « La condition humaine », mais le
titre chinois serait plutôt : « Une vie de chien ».
Le film
b) «Our
Ten Years »(《我们的十年》)
8’
Ce court métrage de
huit minutes est bien plus énigmatique. Nous sommes dans un
train vétuste et bruyant, dans un wagon « dur », où une
jeune fille croque l’un des voyageurs sur une grande feuille
à dessin. On la retrouve quelques instants plus tard prenant
une photo avec un ancien appareil instantané, puis, encore
un peu plus tard, avec un appareil numérique moderne, et
enfin avec son téléphone. C’est à peu près le seul signe
tangible du passage du temps, qui ne semble affecter ni elle
ni le paysage à l’extérieur, ce qui n’est pas le cas d’une
autre voyageuse, interprétée par Zhao Tao, qui, elle, porte
la marque du vieillissement.
Le temps passe
imperceptiblement, au gré de ce train brinquebalant qui
représente un autre de ces espaces clos chers au
réalisateur, où il aime observer ses personnages. Le passage
du temps se traduit par un mélange de changement et de non
changement, celui-ci représentant, de façon très chinoise,
le fond immuable sur lequel se produit le changement. C’est
aussi une image du travail et de la situation du
réalisateur, dont Zhao Tao représente l’icône emblématique :
situation qui change mais pas vraiment.
L’autre actrice est
Tian Yuan (田原),
celle qui joue dans un film d’un autre grand réalisateur du
cinéma indépendant chinois : « Une famille chinoise » (《左右》)
de
Wang Xiaoshuai, film
qui était alors sa dernière réalisation. Par le jeu des
actrices, Jia Zhangke indique implicitement ses références.
Il n’a cependant
pas choisi l’une des actrices principales du film de
Wang Xiaoshuai, Tian
Yuan n’a qu’un rôle secondaire. En y réfléchissant, elle
peut aussi symboliser un autre grand réalisateur
représentatif de la seconde vague de la sixième génération,
lui aussi témoin de son temps, Wang Chao (王超) :
elle joue dans « Voiture de luxe » (2006), dernière partie
de la trilogie commencée avec « L’orphelin d’Anyang ». Il y
a là encore toute une symbolique complexe.
Le temps semble se
traduire par un isolement croissant des deux femmes, une
solitude qui se traduit dans la dernière séquence par un
enfermement quasi mutique derrière des masques blancs qui
sont devenus monnaie courante dans le paysage urbain chinois
depuis les récentes épidémies. Il y a par ailleurs deux
phrases, dans tout le film, pour tout dialogue : vers la
fin, Tian Yuan, seule dans le train avec Zhao Tao, se tourne
vers elle pour lui demander : « Comment se fait-il que tu
sois seule ? », à quoi Zhao Tao répond : « Et comment se
fait-il que tu sois toujours toute seule ? ». Reflet de la
solitude du monde moderne ?
Une autre clef nous
est donnée dans le générique : il s’agit d’une commande pour
le dixième anniversaire de la fondation du quotidien
Nanfang dushi bao
(南方都市报).La
solitude évoquée serait-elle donc celle, plus
spécifiquement, du journaliste dont le travail de reportage
(d’où l’appareil photo) et de témoignage au long des années
finit par l’isoler au sein de la société ? Un frère d’armes
du cinéaste, en quelque sorte.
Le film
3)
« Black
Breakfast »
4’50
« Black
Breakfast » est l’undes vingt deux courts
métragesd’un vaste projet intitulé « Stories on
Human Rights », initié par le Haut Commissaire des Nations
Unies aux Droits de l’Homme, dans le cadre du soixantième
anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de
l’homme, avec le soutien de l’Union européenne et du
ministère français des Affaires étrangères.
On est toujours à
Datong ; Zhao Tao se promène en touriste au milieu des
grottes de Yungang (云冈石窟),
à la sortie de la ville, aux pieds de l’immense bouddha à
flanc de falaise dont le regard semble fixé sur l’autre côté
de la route : c’est le site de l’une des plus grandes mines
de charbon du Shanxi. Jia Zhangke nous montre des usines
crachant leurs fumées jour et nuit, les gens tentant de se
protéger comme ils peuvent de la pollution, transformés en
zombies, le visage couvert de masques (1)… Les photos sont
superbes, toujours de Yu Likwai, directeur de la
photographie de Jia Zhangke depuis « Xiao Wu ».
Le film
Dans sa brièveté,
cependant, « Black Breakfast », à
nouveau, ne laisse pas d’intriguer, comme
intriguaient les précédents courts métrages : les droits de
l’homme, pour Jia Zhangke, serait-ce d’abord celui de vivre
dans un monde respirable ? Ou les masques sont-ils aussi une
image symbolique du contrôle étatique sur la population
chinoise, et en particulier des restrictions à la liberté
d’expression ?
On a là un superbe
exemple de l’art tout en finesse et ambiguïté d’un
réalisateur qui arrive à enrober ses messages de façon
liminale, en nous laissant le soin de les décrypter, et en
se jouant comme à plaisir de la censure.
J’ajouterai que la
censure me paraît ainsi un élément d’incitation à
l’imagination et à la créativité, un peu comme la règle des
trois unités dans le théâtre classique français.
Jia Zhangke
nous montre qu’avec du génie on arrive à tout dire, entre
les mots et derrière les images, et de manière bien plus
profonde.