|
Jia
Zhangke : réflexions sur la sixième génération et le cinéma
indépendant chinois
par Brigitte Duzan,
11 novembre 2010, actualisé 21 juillet 2012
Alors que
le cinéma chinois indépendant est aujourd’hui
sérieusement menacé, par les exigences du « marché »
plus encore que par les contraintes de la censure,
Jia Zhangke fait plus que jamais figure de chef de
file et mentor, tout particulièrement auprès d’une
génération montante de jeunes réalisateurs qu’il
soutient activement en produisant leurs films (1).
S’il
apparaît ainsi comme un mentor, c’est que, excellent
réalisateur, il est également un remarquable
penseur du cinéma. Ses essais sur le sujet sont
d’autant plus intéressants qu’ils ne sont pas
abstraits, mais partent de son expérience
personnelle.
Le 25
juillet 2010, à l’occasion de la projection à Pékin,
au BC MOMA (2), du film de
Wang Xiaoshuai (王小帅)
|
|
Jia Zhangke |
« Chongqing Blues »
(《日照重庆》),
il a fait part de quelques réflexions sur la sixième
génération, son évolution et les défis qui se posent à elle
(3).
Sous son aspect
informel, cet exposé d’une dizaine de minutes est un état
des lieux qui mérite lecture. Fort heureusement, le texte a
été publié sur internet sous le titre « Propos poétiques sur
la sixième génération » (诗话第六代) (4).
Propos poétiques,
en effet, car ce texte de Jia Zhangke prend pour titre sa
phrase conclusive, « Je ne crois pas que l’on puisse
imaginer pour nous une issue à nos problèmes » (《我不相信,你能猜对我们的结局》),
qui fait référence, en le citant à la fin, au célèbre
poème-manifeste écrit par Bei Dao en 1988, intitulé
justement « Je ne crois pas » (《我不相信》)
(5).
Il m’avait semblé
intéressant alors de traduire ce texte, dans sa quasi
intégralité ; il est toujours aussi actuel, les
initiatives prises depuis lors
semblant répondre à sa conclusion : personne ne peut
résoudre nos problèmes à notre place, c’est à nous de le
faire….
« Je ne crois pas
que l’on puisse imaginer pour nous une issue à nos
problèmes…
»
[Il commence en
énonçant ses doutes sur la possibilité de donner une
définition de la ‘sixième génération’, la seule
caractéristique commune à tous ces réalisateurs à laquelle
il puisse penser étant d’avoir de très mauvais résultats au
box office.]
Week-end Lovers |
|
« La
première fois que j’ai entendu le terme de ‘sixième
génération’ était ‘probablement’ en 1992. C’était au
moment où je passais l’examen d’entrée à l’Académie
du cinéma de Pékin. J’ai acheté une revue, le
Journal des Beaux-Arts de Chine (《中国美术报》),
dans lequel il y avait un article sur les
réalisateurs de la « sixième génération ». C’était
l’époque où Zhang Yuan (张元)
venait de finir « Mama » (《妈妈》)
et Wu Wenguang (吴文光)
son documentaire « Bumming in Beijing : the Last
Dreamers » (《流浪北京:最后的理想 |
主义者》),
où
Wang Xiaoshuai (王小帅)
tournait « The Days » (《冬春的日子》)
et Lou Ye (娄烨)
« Weekend Lover » (《周末情人》).
L’article
disait que cela constituait les débuts du cinéma
indépendant chinois… C’était un cinéma qui défiait
les autorités, le mot d’indépendance
m’enthousiasmait
(“独立”两个字,让我异常兴奋).
第六代:过去挑战威权
La 6ème
génération : dans le passé, défi du pouvoir
L’article
racontait l’expérience de l’un des ces jeunes
réalisateurs, Wang Xiaoshuai, qui, |
|
The Days |
pour
tourner « Les Jours », avait sauté dans un train de
transport de charbon pour aller à
Baoding, dans le
Hebei, acheter un stock de pellicules noir et blanc bon
marché… Ainsi, parmi tous ces trains du Hebei qui passaient
en sifflant, je m’imaginais l’un deux emmenant un jeune
homme porteur d’un rêve de cinéma.
但,这何尝不是一个自由梦。Mais
ce n’était pas un rêve de liberté.
A l’époque,
personne n’avait conscience que l’on pouvait, en tant
qu’individu, utiliser le cinéma comme moyen d’expression
personnelle. Il y avait seize studios d’Etat, c’étaient les
seuls qui avaient les fonds et les moyens suffisants pour
faire des films, tout le reste était considéré comme
« illégal » (“非法”).
Donc les jeunes réalisateurs indépendants étaient comme les
gens qui renonçaient à un poste de fonctionnaire pour se
lancer dans les affaires. Ils ont étendu les limites de la
liberté d’expression, et, en ce sens, ils m’ont donné ma
première leçon de démocratie. J’avais vingt et un ans, et je
les considérais comme mes maîtres.
[…]
East Palace, West
Palace |
|
Mais
avons-nous tout oublié ? Aujourd’hui, si tout le
monde peut discuter de la dignité de l’homme de la
rue (普通人的尊严),
n’est-ce pas grâce à ces réalisateurs de la ‘sixième
génération’ qui nous ont montré les couches
inférieures de la société, représenté les
marginalisés de la réforme et demandé qu’on leur
rende les droits humains fondamentaux ? On peut dire
a posteriori que le cinéma a été le champ de
bataille où se sont affrontées la culture et des
doctrines obsolètes. Beaucoup ont été interdits, se
sont vu confisquer leur passeport… Quand on
|
voit
aujourd’hui des
jeunes se promener les cheveux teints et libres de choisir
leur orientation sexuelle, ne devrait-on pas penser au film
interdit de Zhang Yuan (张元)
« East Palace, West Palace » (《东宫西宫》)
? C’est
grâce au livre de Wang Xiaobo (王小波)
et grâce aux recherches de Li Yinhe (李银河)
que
ce film a pu être réalisé. C’est grâce aux manifestations
qu’ils ont organisées, aux discours qu’ils ont prononcés, à
leurs efforts conjoints que les jeunes bénéficient
aujourd’hui de la liberté qu’ils ont. … Pour moi, le cinéma
de la sixième génération est l’élément le plus brillant de
la culture chinoise des années 1990.
Il semble que ces
films ne soient pas rentables, mais pourquoi ne pas les
aider à conquérir leur public ? La situation actuelle n’est
pas le résultat du choix de la libre économie, c’est celui
de plus d’une dizaine d’années d’interdiction qui ont
empêché ces films de se faire connaître. S’ils n’avaient pas
été victimes du contrôle idéologique, nos films se seraient
fait un public, et toute une communauté se serait
construite
derrière nous. En outre, lorsque nous avons enfin
été capables de commercialiser nos films, le public
n’était plus que des jeunes fans de Hollywood.
Beaucoup de réalisateurs se sentent impuissants,
mais ceux qui perpétuent la culture
cinématographique chinoise dans ce qu’elle a de plus
vivant (中国电影文脉), ce sont tous ces gens qui continuent inlassablement leur parcours en
dehors des phénomènes de mode (不合时宜的人).
En 1997, la
croissance économique s’est accélérée ; cette
année-là, Lou Ye a tourné « Suzhou River » (《苏州河》),
Wang Xiaoshuai a sorti « Frozen » (《极度寒冷》),
Zhang Yuan préparait « Seventeen Years » (《过年回家》),
Zhang Ming venait juste de terminer « Rainclouds
over Wushan » (《巫山云雨》) ; moi, j’ai commencé à
tourner
« Xiao Wu » (《小武》)
et j’ai
considéré comme un honneur d’être rangé parmi la
‘sixième génération’. |
|
Suzhou River |
Rainclouds over Wushan |
|
Aujourd’hui, en tant que mouvement
cinématographique, la ‘sixième génération’ a évolué,
chaque réalisateur a choisi sa propre direction,
mais, pendant un laps de temps relativement court,
chacun d’entre nous a exprimé les problèmes
rencontrés dans la vie courante, y compris nos
propres faiblesses. Mais nous avons toujours choisi
une approche réaliste. Tous les films réalisés se
sont complétés, sont entrés en résonance, et ont
constitué une image de la Chine de la réforme grâce
à laquelle les peines endurées par le peuple chinois |
dans la poursuite de ses désirs matériels
ne sont pas restées sans traces. Ce sont les cicatrices
douloureuses d’une époque, les nôtres aussi.
现在挑战市场
Aujourd’hui, défi
du marché
L’un des moments
les plus mémorables, pour moi, est ce jour de 2003 où l’on
annonça, à l’Académie du film de Pékin, que la majorité des
réalisateurs de la sixième génération qui avaient été
interdits étaient à nouveau libres de tourner. Mais le haut
personnage qui en fit l’annonce ajouta qu’il fallait que
nous soyons conscients que nos films n’avaient aucune chance
de réussir sur le marché, que nous en allions devenir
l’ « underground ». Pendant les six années suivantes, j’ai
subi la tyrannie du marché. Mais cela ne veut pas dire que
nous soyons hostile à l’économie de marché, parce que cela
fait aussi partie du rêve de liberté. Il n’est pas question
de se plaindre…
Ce qui est le plus
ironique, c’est que, lorsque nous sortons un film, les
médias nous rappellent l’historique de nos déboires au box
office, et nous condamnent avant même que le film ait fait
ses débuts en salles. Les films d’art et d’essai ont besoin
de temps pour être appréciés. Le fait même de pronostiquer
notre échec est désastreux ; les gens n’ont pas la patience
d’attendre, même quelques jours, le public se disperse,
personne ne veut assister à une mort annoncée, tout le monde
veut des miracles.
Debout dans la
fumée des tirs croisés, nous avons survécu à la bataille du
marché. Je suis prêt, maintenant, à continuer avec ceux qui
ne sont pas morts sous les coups. Le mouvement touche sans
doute à sa fin, mais chacun d’entre nous a encore une
carrière devant lui. Après la Nouvelle Vague, François
Truffaut est devenu un réalisateur commercial couronné de
succès, Godard est devenu écrivain du cinéma, et les autres
réalisateurs de la Nouvelle Vague se sont situés quelque
part entre les deux. Les échecs et les réussites personnels
ne sont pas représentatifs d’une génération, de même que les
points négatifs d’une génération ne peuvent pas servir de
critères pour juger les uns et les autres.
Quoi qu’il arrive,
nous serons toujours fidèles au cinéma. A ceux qui sont
prêts à accepter l’idée que la culture est une partie
intégrante du cinéma, je dirai que, dans les douze dernières
années, en gros, les meilleurs films, les plus forts
culturellement parlant, ont été ceux réalisés par la sixième
génération. Alors que notre culture ne tient qu’à un fil, si
nous n’avions pas ces œuvres, comment pourrions-nous montrer
au monde que la culture cinématographique chinoise est
encore vivante ?
[…]
未来挑战自己
Pour l’avenir, défi
personnel
Comme toute autre
génération, nous allons vieillir, perdre peu à peu notre
énergie créatrice. Nos forces vitales vont décliner, nous
inciter à abandonner… L’égoïsme va même nous attirer, se
glisser auprès de nous avec un sourire séduisant. Mais il me
suffit de voir la foule dans les rues pour me sentir inspiré
à nouveau, et me rappeler pourquoi j’ai voulu faire des
films à mes débuts.
Notre aspiration
pour l’avenir est d’apprendre comment fondre dans nos œuvres
la force brûlante de la vie et la réalité de notre moi
intime (“自我”).
Beaucoup de gens sont familiers avec l’art révolutionnaire
et en subissent encore aujourd’hui l’influence. Ce genre
artistique utilise les formes les plus vulgaires pour
diffuser la voix de ceux qui sont au pouvoir. Il n’y a là
aucun besoin d’expression personnelle du moi, et aucun
espace pour elle. Beaucoup de réalisateurs de la sixième
génération ont brusquement rencontré ce « moi », et l’ont à
tort pris pour une forme de narcissisme. Mais, si une œuvre
ne transmet pas un « esprit » (“精神”), autant dire qu’elle est sans sujet.
[…]
Ne vous inquiétez
pas de notre opiniâtreté. Un film doit être une sorte de
divertissement. La plupart d’entre nous, aujourd’hui,
défendons le droit de faire des films qui soient un
divertissement. Mais nous avons une multiplicité de points
de vue qui ne peuvent pas toutes entrer dans cette
catégorie. Une attitude ouverte ne
peut pas signifier une spécialisation exclusive dans le
genre du divertissement ; si nous perdons notre spécificité
culturelle, nous serons soumis au despotisme du
public de masse et de sa folie de jouissance (6).
Nous allons
continuer à réaliser toutes sortes d’excellents
films, toutes sortes de très mauvais aussi ; mais
j’ai la conviction que, aussi longtemps que nous
serons fidèles à notre ‘moi’, nous préserverons
notre âme. Aussi longtemps que nous conserverons
notre approche réaliste, nous garderons toute notre
énergie créatrice.
Je suis
désolé d’avoir autant parlé de « nous », car je ne
crois pas que quiconque puisse représenter à lui
seul tout l’esprit du cinéma. Et pour terminer,
j’aimerais, comme le voulait la coutume chez les
lettrés, autrefois, citer quelques vers d’un poème
du poète chinois Bei Dao (北岛) :
« 我不相信天是蓝的,je
ne crois pas que le ciel soit bleu,
我不相信雷的回声,
je ne crois
pas en l’écho du tonnerre,
我不相信梦是假的,
je ne crois
pas que les rêves soient faux,
我不相信死无报应。
je ne crois
pas qu’il n’y ait pas de justice dans la mort. » |
|
Bei Dao |
我加一句:我不相信,你能猜对我们的结局
et
j’aimerais ajouter un mot : je ne crois pas que
l’on puisse imaginer pour nous une issue à nos
problèmes. »
Notes
(1) Il a fondé en
2003 une première société de production, « Xstream
Pictures » (西河星汇公司),
avec Yu Lik-wai (余力为)
et Chow Keung (周强).
Avec d’autres investisseurs, il en a créé une seconde en
2012,
Yihui Media (意汇传媒),
plus particulièrement orientée vers la production de films
de tout jeunes cinéastes.
(2) La cinémathèque
BC MOMA, ou Broadway Cinematheque MOMA (MOMA百老汇电影中心),
est ce qu’on pourrait appeler le premier cinéma d’art et
d’essai de Pékin, dans le quartier de Dongzhimen wai.
Créée tout récemment, en novembre
2009,
par la cinémathèque Broadway de Hong Kong, elle fait partie
du groupe EDKO films. C’est l’une des plus importantes
vitrines du cinéma indépendant chinois dans la capitale : y
sont régulièrement organisées projections et rétrospectives
avec discussions et débats. Mais elle n’est pas seulement
salle d’art et d’essai : elle projette également d’autres
films, ce qui lui permet de rentabiliser ses opérations.
(3) Voir la vidéo
de sa communication sur youku :
(4) Voir le texte
(en chinois) :
http://ent.sina.com.cn/m/c/2010-07-23/02113026543.shtml
(5) Sur Bei Dao,
voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Bei%20Dao.htm
(6) Il joue ici sur
trois termes qui se répondent et forment une sorte
d’escalade : le droit 权利
quánlì,
le droit exclusif
专利
zhuānlì,
aboutissant au despotisme
专制 zhuānzhì.
|
|