« Adieu ma Concubine » (Bawang bieji《霸王别姬》)
est l’un des deux opéras dont sont tirés les deux
chants qui forment la trame symbolique du roman de
Lillian Lee (李碧华)
et du
film éponyme
de
Chen Kaige (陈凯歌)
qui en est adapté. Il s’agit d’une histoire célèbre
qui a donné lieu à diverses adaptations en opéra
traditionnel, et en particulier en opéra de Pékin :
c’est l’un des grands rôles de Mei Lanfang (梅兰芳).
L’histoire
Nous sommes au 3e siècle avant J.C., à la
fin de la dynastie des Qin ; l’empire est divisé.
La pièce raconte l’histoire de Xiang Yu (项羽),
qui s’est proclamé roi "hégémon" (霸王)
de l’Etat de Chu après la chute de la dynastie et a
réussi à conquérir un vaste territoire qui allait de
la province actuelle du Shanxi jusqu’à celle du
Jiangsu. Il se bat contre Liu Bang (刘邦)
pour unifier la Chine, mais c’est Liu Bang qui y
parviendra, et fondera la dynastie des Han.
Xiang Yu finit par être encerclé par les forces de
Liu Bang. Sur
Illustration
représentant Yuji
(Cent portraits de beautés
《百美新咏图传》, 18e s.)
le point d’être vaincu, il appelle son cheval et tente de le
pousser à s’enfuir pour qu’il ne périsse pas, mais le cheval
refuse. Il fait alors venir sa concubine favorite, Yuji (虞姬).
Consciente que la situation est critique, elle demande au
roi de mourir à ses côtés, mais il refuse. Alors, profitant
d’un moment d’inattention du roi, elle s’empare de son épée
et se tranche la gorge avec.
La danse de l’épée de
Dame Gongsun (album illustré 画丽珠萃秀)
Xiang Yu est finalement vaincu à la bataille de
Gaixia (垓下之战)
en 202 avant J.C.
[1]
et se suicide sur les rives de la rivière Wu (乌江).
La chute de Chu permit l’établissement de la
dynastie des Han, par Liu Bang.
L’image de Xiang Yu reste dans l’histoire, et la
littérature, celle d’un héros populaire parce que
tragique, mais dont les faiblesses, bien plus que le
ciel, ont causé la perte. Il a inspiré de nombreuses
expressions de type chengyu, dont yǒu yǒng
wú móu
有勇无谋
c’est-à-dire brave mais téméraire, courageux mais
sans génie stratégique. Au début du Jin Ping Mei (金瓶梅),
il apparaît comme emblème de personnage tragique
dans le prologue du premier chapitre, mais ici à
l’égal de Liu Bang : tous deux aveuglés par l’amour
d’une belle femme.
L’opéra
L’histoire est célèbre et a été maintes fois adaptée
à l’opéra. Au départ, il y avait un opéra kunqu
qui s’appelait « La Guerre Chu-Han » (《楚汉争》),
puis il a été remanié en opéra de Pékin, avec des
interprétations de référence : celles du wusheng
(武生)
Yang Xiaoolu (杨小楼)
et du dan Shang Xiaoyun (尚小云)
dans les rôles de Xiang Yu et Yuji dans les
premières représentations données à Pékin en 1918,
puis celles de Yang Xiaolou et Mei Lanfang (梅兰芳)
en février 1922. Après quoi l’opéra a été révisé et
a changé de titre,
Yang Xiaolou et Mei
Lanfang (à g.) dans les rôles de Xiang Yu et Yuji
Mais l’histoire reste celle de la division de
l’empire à la fin de la dynastie des Qin, et de la
rivalité entre Liu Bang et Xiang Yu pour réunifier
le territoire et refonder une dynastie impériale. La
période couvre donc les années 206-202 avant J.C.
Représentation de
l’opéra par la troupe d’opéra de Pékin de Dalian
(Xiang Yu au centre)
Mei Lanfang dans la
danse du sabre
Yuji interprétée par
Yang Pencheng
(troupe de jingju de
Dalian)
Au début d’« Adieu ma concubine » (《霸王别姬》),
Xiang Yu se laisse prendre dans un piège tendu par Liu Bang,
lui faisant croire que son général se rend. Refusant
d’écouter les conseils de tout son entourage, il entraîne
l’armée au combat, et se retrouve dans une embuscade,
encerclé et contraint de livrer bataille à Gaixia. Autre
stratagème de Liu Bang, l’armée adverse entonne les chants
de Chu, ce qui finit de détruire le moral des troupes et de
Xiang Yu lui-même.
Assiégé à Gaixia, et désespéré de voir qu’il va être vaincu
et qu’il aura en vain sacrifié tant de soldats, Xiang Yu
noie son chagrin dans l’alcool en chantant le « chant de
Gaixia » (垓下歌)
pour exprimer sa douleur
[2].
力拔山兮气盖世,时不利兮骓不逝。
Ma force pouvait soulever les montagnes, ma puissance
renverser le monde,
Mais le ciel était contre moi, et mon destrier ah
mon destrier n’est plus.
Et s’il n’est plus, que puis-je faire, et Yu ah Yu
quel sera ton destin ?
A quoi répond la plainte de Yuji :
漢兵已略地,
/
汉兵已略地,
L’armée de Han envahit notre pays,
四面楚歌聲。/
四面楚歌声。de
tous côtés résonnent les chants de Chu.
大王義氣盡,/
大王义气尽,L’humeur
du roi est au plus bas,
賤妾何聊生。/
贱妾何聊生。pourquoi
donc vivre ?
En même temps, elle danse la « danse de l’épée » (jian
wu
剑舞)
qui est le grand moment de cet opéra, et dont
l’interprétation la plus mémorable est celle de Mei
Lanfang. Extrêmement codifiée, cette danse fait
partie des « quatre danses classiques » de l’opéra
traditionnel chinois. La référence , dans la
littérature classique, est la danse de Dame Gongsun
(公孫大娘),
légendaire beauté de l’ère Kaiyuan (713-741) de la
dynastie des Tang, dont on disait que les plus
célèbres calligraphes de
Yang Pengcheng dans la
danse du sabre
son temps venaient assister à sa danse pour qu’elle guide
leur pinceau.
Représentation
traditionnelle
du visage peint de
Xiang Yu
Puis, l’armée de Han se faisant de plus en plus
menaçante, Yuji se suicide avec cette même épée,
pour ne pas gêner les mouvements de l’armée de Chu.
Vaincu, ayant tout perdu, y compris son cheval en
tentant de traverser la rivière, il ne reste plus à
Xiang Yu qu’à se suicider.
Figure tragique, Xiang Yu es traditionnellement
représenté à l’opéra par un « visage blanc », mais
un visage blanc aux yeux tristes et aux sourcils en
broussailles exprimant la douleur du vaincu. On dit
qu’il y a trois caractères wan
“万”
sur son visage (à gauche, à droite, et au milieu de
ses yeux). Or ce
caractère signifie dix mille, et par extension infini,
désignant quelque chose dont on ne peut voir la fin (“万字不到头”).
Le visage de Xiang Yu désignerait donc un personnage qui
avait de grandes ambitions, mais qui, finalement, n’est pas
arrivé jusqu’au bout de celles-ci (“到不了头儿”).
[1]
Bataille célèbre pour les stratagèmes utilisés par
Liu Bang pour piéger Xiang Yu, en particulier celui
dit « les chants de Chu de tous côtés » (四面楚歌) :
Liu Bang ordonna à ses soldats de chanter des chants
de l’Etat de Xiang Yu et de ses soldats ; soulevant
en eux une grande nostalgie pour leur pays, les
chants contribuèrent à leur abattre le moral et à
réduire leur ardeur au combat.
Cf 100 Decisive Battles from Ancient Times to the
Present, Paul K. Davis, Oxford University Press,
1999. La bataille de Gaixia p. 43-46.
[2]
Le chant, un grand classique, figure
sous ce titre dans le « Recueil de poésies
anciennes » (《古诗记》) de Feng Mengne (冯惟讷,1513-1572),
puis dans la collection de yuefu de Guo
Maoqian (郭茂倩), sous les Song, au 11e
siècle.
[3]
Transcription en chinois moderne :
力量可拔山啊气概可盖世,可时运不济宝马也再难奔驰;