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« Adieu
ma concubine » : vingt ans après…
par Brigitte
Duzan,
30 avril 2011,
révisé 04 juin 2012
Le film de
Chen Kaige (陈凯歌)
« Adieu ma concubine » (《霸王别姬》) est encore le seul film chinois à avoir été couronné de la Palme d’or
au festival de Cannes.
C’était en
1993, il y a presque vingt ans. Le film a marqué les
esprits, enthousiasmé les foules autant que les
critiques, et porté Chen Kaige au pinacle. Avec le
recul et la réflexion, cependant, un bémol s’impose.
1993 :
enthousiasme et Palme d’or
Enthousiasme
En 1993,
Chen Kaige faisait figure de chef de file de la
nouvelle génération du cinéma chinois. « La terre
jaune » (《黄土地》),
en 1984, avait tourné une page dans l’histoire de ce
cinéma, les films suivants du cinéaste avaient
poursuivi la démarche, approfondi la réflexion et
l’avaient consacré comme le |
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Adieu ma concubine,
l’affiche de Cannes |
réalisateur le plus
prometteur de la cinquième génération : « La grande parade »
(《大阅兵》) en 1986,
« Le roi des enfants » (《孩子王》) en 1987 et
« La vie sur un fil » (《边走边唱》) en 1991.
Si le premier avait
été retiré au dernier moment du programme du festival de
Cannes, les deux autres y avaient été présentés, ainsi qu’à
d’autres festivals internationaux : Chen Kaige n’était pas
un inconnu, « Adieu ma concubine » pouvait être jugé par
rapport à ses films précédents, qui n’avaient déjà rien à
voir avec ce qui se faisait par ailleurs dans le cinéma
chinois. Le film fit l’effet d’une bombe.
Il est pourtant
dans la logique des films des débuts de la cinquième
génération : c’est le contenu symbolique qui structure le
film.
Structuration
L’affiche chinoise |
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« Adieu ma
concubine » se présente comme une grande
fresque historique : celle de cinquante ans
d’histoire chinoise, de 1924 à 1977, un demi-siècle
de guerres et de bouleversements politiques vu à
travers la vie non moins mouvementée, et tourmentée,
de deux chanteurs de l’opéra de Pékin., l’un
spécialisé dans les rôles féminins de dan
(Douzi
豆子,
puis Cheng Dieyi
程蝶衣),
l’autre dans les rôles masculins de jing
(Shitou
石头,
puis Duan Xiaolou
段小楼).
Mais le
film n’est pas vraiment une réflexion sur la
politique ou l’histoire, ni même sur le théâtre.
C’est surtout une histoire d’amour et de trahisons
diverses dans laquelle les rôles tenus à l’opéra par
les deux personnages viennent se mêler à leur vie et
aux événements, les refléter, les scander et les
symboliser.
Il est
structuré par deux chants d’opéras célèbres.
Le premier est un monologue que répète le jeune
Douzi : « Rêve du monde hors |
du couvent », tiré
d’une ancienne pièce de
kunqu,
« Chronique de la Mer de Douleurs », triste histoire d’une
jeune fille qui se morfond dans un couvent où ses parents
l’ont enfermée. Ce monologue comporte un vers fatidique sur
lequel achoppe constamment le jeune garçon : « par nature,
je suis un fille, non un garçon ». C’est évidemment la
configuration de son rôle en tant qu’acteur ; quand il sera
enfin capable de le dire sans se tromper, il aura assimilé
son rôle et sera totalement entré dans la peau de son
personnage.
Le chant
complémentaire est celui qui donne son titre au film et a
valu leur célébrité aux deux acteurs (1). Il renvoie à
l’histoire du roi Xiang Yu de l’Etat de Chu de l’Ouest (西楚霸王项羽):
en 202 avant Jésus-Christ, vaincu par Liu Bang, le futur
fondateur de la dynastie des Han, acculé à la mort alors que
ses soldats s’apprêtent à déserter, il tente de sauver la
femme qu’il aime plus que tout, Yuji (ou la concubine Yu
虞姬)(2)
; mais celle-ci réussit à détourner son attention, à lui
prendre son épée, et se suicider avec. C’est ainsi que Cheng
Dieyi lui-même finira.
Symbolique
Par
ailleurs, la déroute de l’Etat de Chu et la
fondation de la dynastie des Han dans l’opéra sont
mis symboliquement en parallèle avec la fin de la
guerre de résistance contre le Japon et la fondation
de la République populaire. Les événements
dramatiques de cette période troublée se
réfléchissent indirectement dans la vie – et les
rapports entre eux - de chacun des deux personnages
et de Juxian (菊仙),
la prostituée que Duan Xiaolou finit par épouser. Ce
qui est considéré comme une trahison par Dieyi
reflète celles de l’époque, de même que leurs
dénonciations réciproques pendant la Révolution
culturelle s’intègrent dans un contexte général
identique, et conduisent au suicide de Juxian.
Le film
n’est pourtant pas aussi bien construit qu’il aurait
pu l’être dans ces conditions. La première partie,
en particulier, sur la formation et les débuts des
deux acteurs, est |
|
L’affiche américaine |
trop
longue par rapport
au reste du film et le déséquilibre. Par ailleurs, le
scénario insiste sur le drame sentimental, sans développer
de réflexion ni sur le caractère des personnages ni sur
l’histoire. Finalement, c’est grâce au jeu des acteurs et à
la beauté des images qu’il a eu le succès qu’il a rencontré.
La suite de la carrière du réalisateur a montré que c’était
bien un tournant dans sa filmographie.
2012 : réflexions
et réserves
Un scénario adapté
d’un roman de Lilian Lee
Le livre de Lilian Lee |
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Le scénario
est basé sur un roman de Lilian Lee (3) qui a
participé elle-même à l’adaptation. Le film reprend
la structure du livre en dix chapitres, parcourant
les diverses périodes des quelque cinquante années
de 1924 à la fin de la Révolution culturelle, en
rajoutant un prologue et un épilogue situés en 1979.
Lilian Lee
(李碧华)
est une romancière à succès à l’âge incertain et à
l’image tout aussi floue : elle cultive le mystère
en refusant d’apparaître en public et de se faire
photographier. Elle a publié un nombre
impressionnant de romans dont beaucoup ont été
adaptés au cinéma, et par des réalisateurs de
premier plan, mais surtout de Hong Kong car c’est là
qu’elle réside et écrit : Stanley Kwan, Tsui Hark,
Clara Law, etc…
Elevée dans
une riche famille traditionnelle originaire du
Guangdong (le grand père avait quatre épouses et
|
plusieurs
concubines), génie littéraire précoce, elle a surtout puisé
dans ses souvenirs personnels ses sources d’inspiration,
avec une dérive vers les sujets bordant le surnaturel dans
ses derniers romans. Ses thèmes de prédilection sont
cependant plus des intrigues sentimentales que de profondes
réflexions sur l’histoire ou son temps. C’est en particulier
le cas d’« Adieu ma concubine ».
Chen Kaige y a bien
sûr apporté sa touche personnelle, mais, si le film a été
aussi bien reçu du public comme des critiques, c’est surtout
grâce à la qualité de l’interprétation et de la
photographie.
Une interprétation
et une photographie exceptionnelles…
Les
personnages secondaires sont tous très bien
interprétés, les enfants d’abord, au début du film,
mais ce sont surtout les trois personnages
principaux qui ont contribué au succès du film : ils
sont interprétés par des acteurs au sommet de leur
carrière.
Zhang
Fengyi (张丰毅),
qui interprète Duan Xiaolou, est devenu célèbre dès
1983 grâce à son interprétation du tireur de pousse
dans le film de Ling Zifeng « Le
pousse pousse » (《骆驼祥子》). Gong Li (巩俐),
fraîche émoulue du dernier film de Zhang Yimou,
« Qiu Ju, une femme chinoise » (《秋菊打官司》),
est Juxian, la prostituée qu’épouse Duan Xiaolou.
Mais c’est
surtout
Leslie Cheung (张国荣)
qui est étonnant
dans le
rôle de Cheng Dieyi. C’est un personnage
|
|
Les deux acteurs |
torturé, à
l’identité mal définie, sur lequel plane une ambiguït évolontairement
entretenue, et donc un rôle difficile à jouer ; l’acteur y
apporte toute la délicatesse souhaitable, tout en sachant,
aux moments voulus, faire preuve d’une certaine violence.
Quant à la
photographie, elle est signée
Gu Changwei (顾长卫),
l’un des meilleurs chefs opérateurs chinois de la cinquième
génération, qui avait déjà collaboré avec Chen Kaige pour
ses deux précédents films, « Le roi des enfants » et « La
vie sur un fil », après, d’ailleurs, avoir été aussi le chef
opérateur de Zhang Yimou pour « Le sorgho rouge », en 1987,
puis « Judou » en 1990. Ici, les images sont la plupart du
temps noyées dans une lumière diffuse qui ajoute au
caractère irréel et fantasmé de l’histoire. Les premières
images des deux acteurs venant interpréter leur chant sur
scène en sont un superbe exemple.
… et Chen Huai’ai
comme directeur artistique
Leslie Cheung et Zhang
Fengyi |
|
Enfin, on
ne peut pas passer sous silence la contribution qu’a
dû apporter le propre père de Chen Kaige, Chen
Huai’ai (陈怀皑),
en tant que directeur artistique.
Chen
Huai’ai (1920-1994) est un grand réalisateur qui,
comme c’est le cas généralement pour les cinéastes
de la même époque, s’est d’abord formé au théâtre,
avant de devenir l’assistant des grands réalisateurs
comme Ling Zifeng ou
Sang Hu.
Passionné d’opéra, il a tourné de nombreux films
d’opéra, comme « Les générales de la famille |
Yang »
(《杨家女将》)
(1960), « La
forêt des sangliers » (《野猪林》)
(1963) ou encore « La grande bataille de Mu Guiying à
Hongzhou » (《穆桂英大战洪州》).
Son amour et son
sens de la musique éclate aussi dans ses autres films, par
exemple dans
« Le chant de la jeunesse » (《青春之歌》),
réalisé en 1959 avec Cui Wei (崔嵬) :
un film construit comme un opéra sur quelques thèmes énoncés
dans la séquence introductive accompagnant le générique (4).
On ne peut
s’empêcher de penser que certaines séquences d’ « Adieu ma
concubine » portent cette même signature.
Un tournant dans
l’œuvre de Chen Kaige
Il est
certain qu’ « Adieu ma concubine » a bénéficié
d’atouts considérables qui ont contribué à son
succès. Le film marque pourtant l’apogée de la
carrière de Chen Kaige. Ceux qu’il a réalisés par la
suite n’ont apporté que déceptions par rapport aux
espoirs qu’il continuait de susciter. Quant à son
autre film sur le thème de l’opéra, « Mei Lanfang »
(《梅兰芳》),
il révèle même un manque étonnant de sensibilité au
sujet traité.
Avec le
recul du temps, « Adieu ma |
|
Gong Li en Juxian |
concubine »
apparaît en fait comme le reflet des obsessions du
réalisateur. Adapté d’une œuvre littéraire dont lui-même a
reconnu qu’elle ne l’avait pas particulièrement touché à
première lecture, le film frappe surtout aujourd’hui par ses
faiblesses et ses longueurs, éclairées par des instants de
grâce éthérée dus au jeu d’acteurs exceptionnels et à la
qualité non moins exceptionnelle du travail de Gu Changwei
sur la photo.
Un film de commande
Première rencontre
avec Juxian |
|
Le film est
le résultat d’une commande de la productrice
Hsu
Feng (徐枫),
ancienne actrice fétiche de
King Hu passée à la
production après son mariage avec un riche homme
d’affaires taiwanais en 1980.
C’est elle
qui, ayant rencontré Chen Kaige lors du festival de
Cannes en 1988, lui remit le livre de Lilian Lee
dont elle voulait produire l’adaptation . Chen Kaige
lut la nouvelle aux Etats-Unis, sans en être
particulièrement |
impressionné. Ce
n’est que lorsqu’il rencontra Lilian Lee lors d’un voyage à
Hong Kong en 1990 que l’idée de l’adaptation commença à
germer dans son esprit.
Lors d’un entretien
avec Peggy Chiao en marge du festival de Cannes, en 1993,
Chen Kaige a expliqué que, après l’avoir lu, il avait trouvé
le roman « un peu mince » :
« Lilian n’avait
pas une perception très claire de la situation en Chine, ni
de ce qu’était le monde de l’opéra de Pékin. Elle n’avait
pas non plus une compréhension affective de la Révolution
culturelle car elle ne l’avait pas vécue. Le langage était
un autre problème, dans son roman : on pouvait voir tout de
suite qu’elle n’était pas de Pékin. Enfin, pour répondre aux
goûts des lecteurs de Hong Kong, elle avait limité la
longueur du roman, et n’avait donc pas développé à fond son
histoire. »
En fait, le roman
avait dix chapitres, mais était relativement court ;
toujours selon le réalisateur :
« les relations
entre les personnages n’étaient pas clairement définies. Le
roman ne m’a pas ému. Ce n’est qu’en y réfléchissant a
posteriori que j’ai trouvé une idée de base sur laquelle
bâtir un scénario : la notion que les gens sont souvent
victimes des circonstances. Par ailleurs, il fallait
approfondir les personnages et les relations entre eux. Le
personnage de Juxian, par exemple, celui interprété dans le
film par Gong Li.[…] Dans le roman, elle a un caractère
plutôt faible. Mais je me suis dit que le film ne tiendrait
pas la route s’il n’avait pas un personnage féminin fort. Le
scénario est en effet fondé sur l’interaction entre les
trois personnages de Duan Xiaolou, Cheng Dieyi et Juxian,
chacun d’entre eux pouvant alternativement passer au premier
plan, en fonction du point de vue adopté. … »
|
Scènes du film |
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En fin de compte,
Chen Kaige recruta une troisième personne pour rédiger le
scénario : le scénariste des studios de Xi’an, Lu Wei (芦苇).
Après un an de travail, il fut terminé fin janvier 1991, et
le tournage commença un mois plus tard.
Chen
Kaige a régulièrement répété que ce n’était pas un film sur
l’opéra de Pékin, ou sur ses acteurs. L’opéra est tout au
plus, dans le film, le reflet emblématique des
bouleversements de l’époque dépeinte, 1925-1979. Le
personnage qui l’a le plus intéressé est celui de Cheng
Dieyi, comme symbole tragique d’un artiste voué corps et âme
à son art et à la recherche d’une certaine perfection
esthétique, au point de ne plus faire la différence entre
l’illusion et la réalité, ou plutôt de faire de l’illusion
du théâtre la réalité de son existence.
… reflet du
caractère et des obsessions du réalisateur
Le film marque un
tournant dans l’œuvre de Chen Kaige. Tourné après son séjour
aux Etats-Unis, il est influencé par le langage
cinématographique hollywoodien. Mais il est surtout le
passage, après le style plutôt symbolique de ses premiers
films, à un style narratif déjà amorcé avec « Life on a
string ».
Il continue
cependant dans ce film un travail qui est
essentiellement l’expression de son moi intérieur,
et en particulier de ses fixations obsessionnelles
sur la Révolution culturelle et la tragédie qu’elle
a représentée pour lui, le remords d’avoir dénoncé
son père l’ayant poursuivi toute sa vie.
On est
frappé par la lourdeur et le caractère répétitif des
scènes de châtiments corporels infligés aux jeunes
de l’école de l’Opéra de Pékin qui constituent le
premier tiers du film, comme en parallèle aux scènes
de violences |
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Chen Kaige, Leslie
Cheung et Gong Li pendant le tournage |
pendant la
Révolution culturelle dans la dernière partie. C’est une
thèse qui a été développée sous beaucoup de plumes depuis
lors : que la violence de la Révolution culturelle n’était
qu’une manifestation extrême de la violence contenue et
réprimée de la société chinoise, en particulier pendant
l’ère maoïste. On peut donc lire dans ces séquences une
tentative d’auto-justification d’un geste que Chen Kaige ne
se pardonne pas.
De la même manière,
autant il a dit avoir été fasciné par le personnage de Cheng
Dieyi, autant son approche de l’homosexualité reste marquée
par la défiance traditionnelle de la société chinoise à cet
égard, voire par son rejet brutal sous Mao. Heureusement,
l’interprétation de Leslie Cheung vient apporter au
personnage la touche délicate et sensuelle qui en fait l’une
de ses plus belles incarnations à l’écran.
Dans l’ensemble, le
film continue à émouvoir, mais on souffre de le revoir près
de vingt ans après son parcours triomphal après le festival
de Cannes, mesurant ses imperfections à l’aune du temps
écoulé.
Notes
(1) Il est tiré
d’un très ancien opéra adapté par Mei Lanfang qui en
interpréta le rôle de dan, laissant des souvenirs
inoubliables, en particulier de la fameuse scène de l’épée
(la « danse de l’épée »).
Voir :
L’opéra « Adieu ma Concubine ».
(2) La traduction
par ‘concubine’ n’est pas exacte, d’ailleurs, chez
l’historien Sima Qian, Yuji est appelée « la beauté Yu » (虞美人),
ce qui correspond mieux au personnage.
(3) Le roman a été
traduit en français, par Geneviève
Imbot-Bichet, et publié chez Flammarion : il est
sorti en novembre 1994, soit quelques mois après la Palme
d’or…
Le texte du roman
en chinois est sur internet :
http://www.my285.com/gt/lbh/bwbj/index.htm
(4) Voir l’analyse
de l’œuvre :
http://www.chinese-shortstories.com/Adaptations%20cinematographiques_YangMo_Le_chant_de_la_jeunesse.htm
Sources et
références :
- entretiens
avec Marie-Claire Quiquemelle et Luisa Prudentino,
- dossier
de presse du film réalisé par la société de production
Tomson Films pour le festival de Cannes (prêt du Centre de
documentation sur le cinéma chinois de Paris).
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