De
la modernisation du langage cinématographique
谈电影语言的现代化
par
Zhang Nuanxin / Li Tuo 张暖忻/李陀
« De la
modernisation du langage cinématographique » est un article
fondamental publié dans le 3ème numéro de 1979 de
la revue L’art du cinéma (《电影艺术》).
Il
est assez long, émaillé de références et enrichi de
citations ; on en trouvera
ci-dessous une synthèse, précédée
d’un bref commentaire sur le contexte dans lequel il a été
écrit.
Un des premiers
articles en Chine populaire sur la théorie du cinéma
1979 est une année
charnière pour le cinéma chinois, comme pour tout le pays.
En décembre 1978, la 3ème séance plénière du 11ème
Comité central du Parti a marqué le début d’une période
d’ouverture qui passe d’abord par une libération des
esprits. Il s’ensuit une effervescence créatrice dans tous
les domaines culturels et artistiques.
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L’art du cinéma 1979 |
Dans le domaine du
cinéma, l’heure est à la réflexion et à la recherche autant
qu’à la création. Le début de l’année est marqué par la
publication d’un premier article de théorie qui invite à
« jeter la béquille du théâtre », c’est-à-dire à se libérer
de l’emprise des codes et de l’esthétique de l’art
dramatique .
Qu Baiyin |
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Publié quelques
mois plus tard, l’article de
Zhang
Nuanxin (张暖忻)
et Li Tuo (李陀)
(1) fait l’effet d’une bombe dans un pays où le cinéma était
soumis aux diktats du pouvoir depuis plusieurs décennies, et
où, de ce fait, les recherches théoriques étaient quasiment
inexistantes. Pendant les trente années entre 1949 et 1979,
la critique cinématographique fut essentiellement réduite à
des attaques politiques contre certains films.
Une timide avancée
eut lieu pendant la brève période d’ouverture après le Grand
Bond en avant, avec la parution en juin 1962 du « Monologue
sur les problèmes de l’innovation cinématographique » (《关于电影创新问题的独白》)
de Qu Baiyin (瞿白音).
L’auteur y défendait le besoin de respecter les critères
esthétiques propres au cinéma pour innover. L’article
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n’eut
que peu d’impact à l’époque ; Qu Baiyin fut persécuté pour
l’avoir publié, et en mourut pendant la Révolution
culturelle.
Il avait été
précédé, en 1957, pendant la brève période des Cent Fleurs,
d’un autre article courageux, « Les gongs et tambours d’un
film » (《电影的锣鼓》)
de Zhong Dianfei (钟惦棐),
appelant à respecter les principes économiques au cinéma.
L’auteur fut critiqué, condamné comme droitier et l’article
disparut.
En fait, 1957
est une année charnière qui marque le début de recherches
sur l’esthétique cinématographique et ses liens avec
l’esthétique de l’art traditionnel chinois, recherches
réalisées surtout par les réalisateurs et appliquées dans
leurs films, comme Zheng Junli (郑君里) liant les images comme
sur des rouleaux de peinture horizontale dans son film de
1961
« L’arbre mort
reprend vie » (枯木逢春) (2).
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Des moyens
d’expression propres
au cinéma, réédition
1979 |
La base théorique du cinéma était limitée : le
cinéma chinois à ses débuts fut surtout influencé par
Hollywood, puis par le cinéma russe. Quelques rares livres
ont contribué à jeter des bases théoriques dans les dix
premières années de la République populaire, comme le
recueil d’essais du réalisateur Zhang Junxiang (张俊祥) publié
en 1959 : « Des moyens d’expression propres au cinéma » (《关于电影的特殊表现手段》).
Il fut, justement, réédité en 1979.
Un article
fondamental
L’article de Zhang
Nuanxin et Li Tuo frappe par le caractère totalement
novateur du propos : les auteurs annoncent dès l’abord
vouloir dépasser le cadre strictement national et étudier
les grands courants du cinéma mondial, afin de rattraper au
plus vite le retard accumulé par le cinéma chinois pendant
que la Chine était coupée du monde extérieur.
Les deux auteurs
commencent par poser les questions à la base de leur
réflexion :
我们在有关电影艺术的理论研究方面状况如何?我们有比较系统又比较先进的属于我们自己的电影美学吗?我们电影艺术的时间,是否有明确的美学理论作指导?还是带有很多盲目性?我们对近年来世界电影艺术在理论和实践上的发展,有清楚地了解吗?我们应该不应该向世界电影艺术学习、吸收一些有益的东西?如果我们把电影艺术的理论和实践完全同世界电影艺术的发展割裂开来,采取一种“闭关自守”的姿态,这是正确的吗?这样做是否促进我们的电影艺术的发展?等等。
Quelle est notre
situation en matière de recherche théorique sur l’art
cinématographique ? Est-ce que nous avons une esthétique
cinématographique relativement systématique et progressiste
qui nous soit propre ? Notre art cinématographique s’est-il
ou non développé selon des lignes directrices relevant de
théories esthétiques ? Ou bien ce développement a-t-il été
aveugle ? Est-ce que nous avons une idée claire des progrès
récents réalisés au niveau international en matière de
théorie et de pratique cinématographique ? Devrions-nous ou
non nous mettre à l’école de l’art étranger, et en absorber
ce qui peut nous être bénéfique ? Est-il juste de couper
notre théorie et nos réalisations de celles du reste du
monde, et d’adopter une politique d’isolation nationale ?
Cela peut-il contribuer à promouvoir le développement de
notre art cinématographique ? etc, etc…
Partant de ces
questions de base, l’article s’attache ensuite à analyser
comment le cinéma chinois pourrait rattraper son retard par
rapport au reste du monde. Les auteurs précisent bien qu’il
s’agit d’une recherche sur le langage, c’est-à-dire sur la
forme, et non sur le contenu ou les aspects économiques qui
pourraient, parallèlement, avoir aussi une influence. Le
paragraphe introductif s’attache donc d’abord à expliquer
les raisons de ce choix.
1. Pourquoi mettre
l’accent sur le langage cinématographique ?
为什么要强调对电影语言的研究 ?
Les raisons en sont
simples : d’abord parce que le langage utilisé dans le
cinéma chinois est obsolète et basé sur des clichés ;
ensuite parce que c’est un aspect négligé en Chine, car le
discours porte essentiellement sur le contenu, non sur la
forme.
Les deux phénomènes
sont liés, et découlent du principe marxiste selon lequel
c’est le contenu qui détermine la forme, assorti de la
corollaire implicite que la forme n’a pas d’importance tant
que le contenu est bon, idées qui n’ont jamais été débattues
puisque relevant de la vulgate marxiste.
Mais les auteurs se
proposent justement de le faire, en partant des changements
intervenus dans les cinématographies mondiales.
2. Les progrès
rapides et continus du langage cinématographique
电影语言的迅速,持续的更新
Les auteurs
soulignent la rapidité des changements intervenus dans le
domaine du cinéma, plus que dans tout autre domaine
artistique, puis passe en revue les progrès réalisés, du
cinéma muet – en partant de Méliès – au parlant. Pour le
muet, ils soulignent l’importance du développement des
théories et pratiques du montage, de Griffith à Pudovkin et
Eisenstein, pour la constitution d’une fondation théorique
de l’art cinématographique, débouchant sur une conception
spécifique de l’esthétique cinématographique. Le cinéma
restait sous l’influence du théâtre, mais le montage permit
de donner forme aux images.
En ce sens,
l’arrivée du parlant se traduisit en fait par un recul et
une nouvelle subordination aux formes de l’art dramatique,
avec la possibilité de développer les potentialités des
dialogues.
Le néo-réalisme
italien après la seconde Guerre mondiale et la Nouvelle
Vague française dès le début des années 1950 apparurent en
réaction à cette situation privilégiant la parole, et donc
le contenu. L’autre avancée fut apportée par le
développement de la couleur, en lien avec la photographie et
avec la peinture.
Dans les années
1970, le cinéma chinois, lui, a continué à utiliser des
techniques datant des années 1950, provenant elles-mêmes du
cinéma des années 1930 et 1940… Il est temps, ajoutent les
auteurs, de réformer ce langage obsolète pour le mettre en
ligne avec les exigences des Quatre Modernisations (3).
3. Nouvelles
recherches sur le
langage cinématographique dans le cinéma moderne
现代电影艺术对电影语言的新探索
Les deux auteurs
retiennent quatre progrès majeurs réalisés en matière de
langage cinématographique dans les années 1960 et 1970,
après avoir regretté d’en avoir été tenus à l’écart si
longtemps par la fermeture de la Chine au monde :
« 洞中方一日,世上已千年 »
« Un jour dans la caverne, un millénaire dans le monde »
(4).
a) On s’est
éloigné du mode narratif qui a été longtemps prédominant
au cinéma, sous l’influence du théâtre, avec des intrigues
reposant sur la résolution d’un conflit dramatique.
Le néo-réalisme
italien et la Nouvelle Vague française ont été déterminants
pour faire évoluer le langage cinématographique, le premier
en s’attachant à la représentation de la vie dans ses
aspects quotidiens et ordinaires, la seconde en supprimant
la narration traditionnelle, en la brouillant par divers
procédés stylistiques.
Les films nés de
ces expérimentations ont un style fortement documentaire, et
ne cherchent plus à raconter des histoires ; ils tendent
plutôt à exprimer l’essence de la vie, par l’essence de
l’art visuel.
b) Un autre
développement important tient à l’utilisation des plans,
au-delà de la théorie du montage de Griffith et Eisenstein,
tenue par les réalisateurs chinois comme la seule solution
pour lier des plans entre eux.
L’article souligne
l’apport décisif de Bazin, révolutionnant l’art
cinématographique, au début des années 1950, en proposant la
théorie du plan-séquence (5). Il souligne cependant
que le montage a été contesté auparavant, et même en Union
soviétique où est apparu le concept de « compositions
multiples » utilisant des prises sous divers angles dans une
même séquence.
c) Autre évolution
à noter, fonction de l’évolution technologique : le cinéma
s’est éloigné du théâtre, de la littérature et de la poésie,
pour se rapprocher des arts plastiques en combinant
divers éléments comme le son, l’image, la couleur, le
rythme…
d) Enfin, il y a
une tendance à l’exploration constante de nouvelles sphères
de représentation, telles que la peinture directe des
émotions, du monde intérieur, de la psychologie, et même du
subconscient.
Par conséquent,
concluent les auteurs, il importe de se mettre à l’école de
tous ces changements pour stimuler la modernisation du
langage cinématographique en Chine.
4. Se mettre à
l’école de l’Occident pour accélérer la modernisation du
langage cinématographique national
洋为中用,加快我国电影语言现代化的步伐
(6)
La distance entre
le cinéma chinois et celui du reste du monde a diminué à la
fin des années 1950 et au début des années 1960. Des films
remarquables comme
« Février,
printemps précoce » (《早春二月》)
[Xie Tieli
谢铁骊
1963] et
« Sœurs de scène »
(《舞台姐妹》)
[Xie Jin
谢晋
1965] ont révélé un
style national d’un niveau qui n’était guère inférieur à
celui du reste du monde.
Le retard actuel du
cinéma chinois est surtout flagrant dans le domaine
esthétique car le modèle du cinéma, en Chine, est encore
celui du théâtre, que ce soit au niveau du scénario, de la
mise en scène ou du jeu des acteurs. La principale critique
des films actuels concerne leur caractère artificiel ; mais
cela vient essentiellement de leur représentation de type
théâtral.
La Chine est entrée
dans une ère nouvelle, avec les Quatre Modernisations. C’est
une révolution qui demande un changement profond et radical
de la base économique et des superstructures, comme dans
l’idéologie et les modes de vie. Mais tous ces changements
exigent un ajustement concomitant de la littérature et des
arts, dont le cinéma.
Le plus urgent, en
ce sens, pour le cinéma chinois, est de se mettre à l’école
du cinéma mondial pour s’en approprier le meilleur et le
plus progressiste, en le « digérant » et l’adaptant pour
développer un art cinématographique national qui reflète le
caractère unique de la nation chinoise.
Il n’est pas
question d’imiter servilement et mécaniquement, sans
réfléchir. L’article conclut par une citation de Lu Xun (鲁迅) :
« 虽是西洋文明罢,我们能吸收时,
就是西洋文明也变成我们自己的了.
好像吃牛肉一样,决不会吃了牛肉自己也即变成牛肉的... »
La civilisation occidentale, toute occidentale qu’elle soit, si nous
réussissons à l’assimiler, nous pouvons la faire nôtre.
C’est comme manger du bœuf, ce n’est pas parce que nous en
mangeons que nous devenons bœuf … » (6)
Notes
:
(1) Sur Li Tuo,
écrivain, critique littéraire, scénariste et théoricien,
voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Li_Tuo.htm
(2) Sur ce sujet, voir
l’article de Lin Niantong « Les théories du cinéma chinois
et l’esthétique traditionnelle », dans « Le cinéma chinois
», sous la direction de Marie-Claire Quiquemelle et
Jean-Loup Passek, Centre Georges Pompidou, 1985, pp 85-94.
(3) Les Quatre
Modernisations (四个现代化) :
vaste programme de réformes lancé officiellement par Deng
Xiaoping à la 3ème séance plénière du 11ème
Comité central du Parti, en décembre 1978, qui a marqué le
début de la période d’ouverture. Le programme était repris
des réformes annoncées par Zhou Enlai peu avant sa mort, en
1975, au cours de la 4ème session de l’Assemblée nationale
populaire.
(4) Référence à un
chengyu tiré d’une histoire très connue : un homme du
nom de Wen Changtong (文厂通)
blessa un jour d’une flèche un porc qui saccageait son
champ ; l’animal s’étant enfui, il suivit les traces de sang
jusqu’à l’entrée d’une grotte ; à l’intérieur, Wen Changtong
trouva un vieillard qui l’accusa d’avoir blessé son porc.
Après s’être expliqué et être resté un instant à discuter
avec le vieux sage, Wen Changtong revint au village et
s’aperçut qu’il s’était en fait écoulé douze ans : on
l’avait cru mort et on avait célébré ses funérailles… d’où
le chengyu : quand on reste coupé du monde, on ne se
rend pas compte de ce qui s’y passe, un jour dans la
caverne, mille ans au dehors.
(5) André Bazin a
privilégié le plan-séquence et la profondeur de champ plutôt
que le montage pour mieux rendre compte de ce qu’il appelait
la « vérité ontologique ». Il a eu une grande influence sur
les réalisateurs chinois, des années 1990 et jusqu’à
aujourd’hui.
(6) Zhang Nuanxin
et Li Tuo se replacent ainsi implicitement dans le contexte
des débats qui ont accompagné le
mouvement du Quatre Mai et de la Nouvelle Culture, et
qui se posait déjà dans les même termes : doit-on ou non se
mettre à l’école de l’Occident ? L’expression « utiliser
[les progrès de] l’Occident au bénéfice de la Chine » (洋为中用)
qui apparaît dans le titre du paragraphe est une expression
consacrée utilisée par les réformateurs en Chine dès la fin
de la dynastie des Qing.
Source :
L’article original
paru dans L’art du cinéma (《电影艺术》1979年3期), pp 40-52
Archives du Centre
de documentation sur le cinéma chinois de Paris (CDCC
Paris).
Bibliographie :
Chinese Film
Theory, a Guide to the New Era, edited by George S. Semsel,
Xia Hong et Hou Jianping, Praeger Publishers, NY 1990.
Traduction des
articles les plus importants en matière de théorie
cinématographique parus en Chine en 1979 et dans les années
1980. Traduction partielle de l’article de Zhang Nuanxin et
Li Tuo au chapitre 2.
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