par Brigitte Duzan, 11 janvier
2012, actualisé 13 janvier 2022
Xie Fei (谢飞)
est le représentant d’une génération oubliée, la
quatrième, auquel hommage doit être rendu. Malgré un
début de carrière ruiné par la Révolution
culturelle, il reste malgré tout un grand maître du
cinéma chinois.
I. Prémices
Carrière étouffée dans l’œuf par la
Révolution
culturelle
Xie Fei (谢飞)
est né en 1942 à Yan’an, dans le Shaanxi. Il suffit
ensuite d’une ligne pour résumer le drame de sa
carrière : il obtient
son diplôme de l’Académie du cinéma de Pékin en
1965, juste avant sa fermeture pendant la Révolution
Culturelle –sort aussi dramatique que celui des
réalisateurs de la cinquième génération obligés,
eux,
Xie Fei
d’attendre sa
réouverture en 1978 pour entreprendre leurs études, mais
dont on parle beaucoup moins.
A vingt trois ans,
il est réduit à l’inactivité, ou presque : c’est comme
assistant réalisateur sur le tournage de quelques uns des
seuls films alors permis qu’il réussit à glaner quelque
expérience pratique : les huit « opéras
modèles » ou
yangbangxi (样板戏).
Zhang Ke
Envoyé
ensuite « à la campagne », dans le Hebei, il
acquiert là une culture cinématographique originale
qui vient compléter celle acquise pendant ses
études : grâce aux films qui étaient alors projetés
dans les villages par des équipes ambulantes - des
films étrangers correspondant à l’idéologie de
l’époque, soviétiques surtout, mais aussi albanais
et nord coréens, et, pour les films chinois, outre
les fameux huit, les grands classiques du studio
Mingxing (明星影片公司),
l’un des
trois grands studios des années 1920-1930 à
Shanghai, et figure de proue du cinéma de gauche au
milieu des années 1930.
Dans le
désert culturel qu’était alors la Chine, chacune de
ces projections était un événement qui drainait les
foules, certains « jeunes instruits » n’hésitant pas
à parcourir des kilomètres pour revoir le même film
dans plusieurs villages. Xie Fei avait cependant
acquis ses principales connaissances
cinématographiques pendant ses études à
l’Académie du
cinéma de Pékin où il avait été formé sous l’égide des
grands réalisateurs de la troisième génération, celle qui
fut active entre 1949 et 1966 : autre génération oubliée qui
n’a pas tourné que des films de guerre et « de propagande »,
mais englobe aussi de grands cinéastes comme
Xie Jin (谢晋)
ou Xie
Tieli(谢铁骊),
les maîtres, justement, que se reconnaît Xie Fei.
Un autre de
ses maîtres fut le réalisateur Zhang Ke (张客)
qui fut son professeur à l’Académie et forma bon
nombre des réalisateurs de la quatrième génération.
Réalisateur aux studios de Shanghai au début des
années 1950, il avait été la star des studios, mais
avait dû abandonner sa carrière pour se consacrer à
l’enseignement. Il était un spécialiste du montage,
théorie héritée du cinéma soviétique, et en
particulier d’Esisenstein et Pudovkin, et discipline
introduite à l’Académie du cinéma par Xu Guming (徐谷明),
qui était elle-même monteuse et parlait le russe
couramment.
Premiers pas de réalisateur en 1978
Professeur
à l’Académie du cinéma de Pékin
C’est avec
la réouverture de l’Académie du cinéma de Pékin, en
1978, que débute véritablement la carrière de Xie
Fei : il
Xu Guming
devient à la fois
metteur en scène de théâtre et professeur, aux côtés
d’anciens diplômés et professeurs de l’Institut, dont Zhang
Ke qui reprend les cours de montage. La situation n’était
pas facile, le matériel retrouvé enseveli sous la poussière
et obsolète, mais les cours redémarrèrent dans
l’enthousiasme. Ce fut en fait une période d’intense
bouillonnement créatif.
Our fields
Au début
de la quatrième et dernière année de cours, à l’été
1981, lorsque les étudiants commencèrent à
travailler sur leurs projets de fin d’étude, ce fut
sous la supervision de Xie Fei. Il s’investit tout
particulièrement dans la préparation de l’un des
deux plus importants, « Our fields » (《我们的田野》),
y compris lors du tournage, dans la province du
Heilongjiang, ce qui donna lieu à quelques frictions
avec les étudiants, dont
Gu
Changwei (顾长卫)
qui était en charge de la photo. Il oubliait qu’il
était seulement le superviseur, lui reprocha-t-on
(1). Mais on peut comprendre les frustrations d’un
réalisateur qui,
depuis 1965, attendait l’occasion de tourner ses propres
films…
Deux premiers
films
En fait,
il avait réalisé deux premiers films en 1978 et
1979 : « Fire Boy » (《火娃》)
et « The Guide » (《向导》).
Le premier, en noir et blanc, a pour cadre la lutte,
en 1950 dans le sud-ouest de la Chine, en pays Miao,
contre les bandes de brigands qui étaient des
suppôts du Guomingdang. Le scénario est une
adaptation du roman intitulé « Les hauts pics
montagneux du pays miao » (《高高的苗岭》d’un
écrivain originaire de Guizhou, Ye Xin (叶辛).
Il raconte
l’histoire d’un jeune soldat de l’Armée de
Libération envoyé en reconnaissance dans un village
de montagne où règne un de ces chefs de bande ; le
film débute alors qu’il est blessé et réfugié dans
une grotte, dans une situation qui semble sans
issue ; mais il est alors sauvé par un jeune bouvier
miao, le Fire Boy du titre (火娃),
qui, en apprenant qu’il n’est pas miao, s’enfuit
terrorisé. Il apprendra par la suite les mérites de
l’Armée de Libération et deviendra une brillante
émule de son « grand frère ».
Fire Boy
Le film «
Fire Boy »
The Guide
Le second film,
« The Guide » (《向导》),
fut tourné aux studios du Xinjiang. C’est un film en
couleurs, cette fois, qui se passe aux confins du désert du
Taklamakan : à la fin de la dynastie des Qing, un
explorateur européen tente d’y retrouver une vieille cité
qui, selon une légende, aurait été enfouie sous les sables.
Il tente pour cela de trouver un guide qu’il se dispute avec
le représentant local du tsar
de Russie. Car l’intérêt des uns et des autres n’est pas
purement archéologique…
Les deux scénarios
reprennent des thèmes idéologiques qui ont fait florès dans
les années 1950 et au début des années 1960, légèrement
modernisés dans le cas du second en un semblant d’intrigue
policière. Les deux films frappent cependant par la photo :
ce sont des galeries de portraits d’une grande expressivité,
nombre de scènes étant bâties autour de gros plans des
visages, le noir et blanc du premier accentuant l’effet
expressionniste. (5)
Ces deux films ne
peuvent cependant pas être considérés comme des œuvres
représentatives de l’art de Xie Fei. Ce sont en fait des
co-réalisations, réalisées en collaboration avec Zhen
Dongtian (郑洞天),
plus un troisième partenaire, même, dans le cas du second
film.
Xie Fei a dû
attendre le milieu des années 1980 pour pouvoir enfin
tourner, seul, le film qui représente véritablement le début
de sa carrière de réalisateur : « La jeune fille Xiaoxiao »
(《湘女萧萧》).
Le
film est, il est vrai, encore référencé comme
co-réalisation, mais il est vraiment de la griffe de Xie
Fei.
II.
Adaptations d’œuvres littéraires
Comme l’un de ses maîtres, Xie
Tieli
(谢铁骊),
l’un des traits caractéristiques de Xie Fei est d’avoir
adapté avec succès des œuvres littéraires ; c’est le cas de
« La jeune fille Xiaoxiao » (《湘女萧萧》),
comme c’est le cas du film suivant, « Black Snow » (《本命年》),
mais, dans ce dernier cas, la correspondance entre le roman
et le film revêt un intérêt historique.
« La
jeune fille Xiaoxiao », Shen Congwen et la cinquième
génération
« La jeune fille Xiaoxiao »
(《湘女萧萧》),
film sorti en 1986, est une adaptation de
l’une des plus célèbres nouvelles parmi celles écrites dans
les années 1928-1929 par Shen Congwen (沈从文),
écrivain qui
exerça une grande influence dans les années 1980, au moment
où se développait le mouvement dit « de recherche des
racines » (寻根文学).
(2)
La nouvelle,
« Xiaoxiao » (《萧萧》), est une illustration du
thème le plus cher à Shen Congwen
: la vie dans son
Hunan natal, et plus spécifiquement dans le Nord-Ouest du
Hunan, le Xiangxi. Elle décrit la vie d’une jeune fille qui
a été mariée toute jeune à un bébé de trois ans, selon la
coutume locale, ce que l’idéologie communiste a fustigé
comme « coutume féodale » et a été décrit en termes
dramatiques sous la plume des écrivains chinois de gauche
après 1919.
Xiaoxiao
Shen Congwen prend
le contre-pied de ces détracteurs : Xiaoxiao est une enfant
simple et heureuse, qui grandit avec un « petit mari » dont
elle s’occupe comme d’un petit frère, dans une ambiance
familiale qui se révèlera protectrice. Et finalement,
Xiaoxiao reprendra pour son propre fils la coutume
ancestrale.
C’est là que Xie
Fei apporte un bémol à l’histoire, tout en lui restant
fidèle quant à l’atmosphère générale. Il ne se contente pas
de reprendre le récit, empreint de calme et de douceur, de
Shen Congwen : il le dramatise, et en inverse la conclusion.
A la fin, lorsque Xiaoxiao s’apprête à fêter les noces de
son propre bambin avec une autre petite fille, son « petit
mari » revient de la ville où il est allé étudier, pour
participer à la fête. Mais, sur le point d’arriver au
village, il a une dernière hésitation, et finalement repart
sans même avoir salué Xiaoxiao, signifiant ainsi son rejet
de la coutume, pour lui-même comme pour l’enfant qui va à
nouveau en faire les frais. Xie Fei montre bien que les
temps ont changé : même si cette coutume était, comme le
soutenait
Shen Congwen, justifiée par des motifs liés à l’économie
rurale, la vie a évolué, et rien ne sera plus comme avant.
Le film est un chef
d’œuvre tant sur le plan de la construction, reprenant celle
de la nouvelle liée au rythme des saisons, que sur celui de
la musique et de l’image, reflétant la splendeur paisible
des paysages du Xiangxi et traduisant le même caractère
idyllique et vaguement nostalgique propre à la nouvelle,
mais ici en contrepoint du message final.
Le film « La jeune fille
Xiaoxiao »
Avec ce film, Xie
Fei ne s’éloigne pas des thèmes ruraux propres aux œuvres
tant cinématographiques que littéraires de l’époque : tous
ces intellectuels avaient passé une partie de leur vie à la
campagne, Révolution culturelle oblige, c’était ce qu’ils
connaissaient de mieux, et l’expérience qu’ils avaient à
partager. On peut donc le relier aux films de la cinquième
génération, mais sans le jeu sur les symboles, y compris de
couleurs, propre à ces derniers, et sur un ton beaucoup plus
mesuré.
Avec son film
suivant, réalisé en 1989, Xie Fei aborde un thème totalement
différent puisqu’il s’agit d’un thème urbain ; il participe
alors, avec l’auteur du roman dont le film est l’adaptation,
au développement du mouvement néo-réaliste qui marque alors
et la littérature et le cinéma. Il s’agit de
« Black Snow »
(《本命年》).
« Black Snow », Liu Heng et la sixième
génération
Le roman
« Black Snow » (《黑的雪》)
est
d’abord un roman, publié en 1988, de Liu Heng(刘恒),
aussi célèbre romancier que scénariste (3). Il a pour thème
un sujet devenu classique après 1989, autant au cinéma qu’en
littérature, mais qui était alors novateur : l’aliénation
urbaine et le désespoir de jeunes déboussolés par la
rapidité des changements induits par le boom économique.
Li Huiqian (李慧泉)
est un jeune de ce genre ; il sort de prison où il vient de
passer trois ans pour avoir été pris dans une rixe, dans la
rue. Ce n’est pas un délinquant, et il a la ferme volonté de
se réintégrer dans la société en gagnant honnêtement sa vie
– c’est-à-dire en vendant des vêtements. Mais il n’a ni
famille ni amis véritables sur lesquels compter, et un
avenir réduit à une peau de chagrin. Il se rend compte
chaque jour un peu plus que, dans la nouvelle société
émergente, c’est la rapidité d’adaptation qui détermine les
chances de succès individuel, et l’aptitude à répondre aux
occasions qui se présentent, quelles qu’elles soient. Li
Huiqian a peu de chances de réussir dans ce contexte.
Ce qui achève de le
mener à sa perte est son amour désespéré pour une chanteuse
de cabaret pour laquelle il fait un temps office de garde du
corps quand elle rentre chez elle la nuit, après les
spectacles. Dans une dernière tentative pour la conquérir,
il dépense la totalité de ses économies, 14 000 yuans, une
somme considérable, pour lui acheter un collier en or qu’il
va lui offrir le soir du Nouvel An. Il est évidemment
repoussé sans ménagement, le collier finit dans le caniveau,
écrasé par une voiture, et Li Huiqian sous les coups d’une
bande de malfrats qui l’attaquent alors.
Le film
« Black Snow » peut
ainsi se lire comme la chronique d’une mort annoncée. C’est
d’autant plus vrai du film, dont le scénariste est Liu Heng
lui-même.
Pour le romancier,
la neige noire du titre du roman (《黑的雪》)
était
le symbole du sortfuneste réservé par le ciel à son personnage, comme emblème d’une
génération. Or, comme par un autre signe du destin, il n’a
pas neigé pendant tout le tournage, pendant l’hiver 1989 à
Pékin. Il a donc fallu changer le titre, devenu
« L’année des désastres »
(Benmingnian《本命年》),
alors que le
titre anglais conserve celui du roman. Benmingnian
est, selon la tradition, une année fatidique qui revient de
manière cyclique tous les douze ans au cours d’une
existence.
Le titre du film
annonce donc son dénouement : Li Huiqian est condamné dès le
départ, par le sort autant que par les
Black Snow (Benmingnian)
événements,
condamné par sa candeur invétérée, et, par là même, par son
incapacité à s’adapter au monde instable et sauvage qu’est
devenue la Chine urbaine du miracle économique. Li Huiqian
est un romantique perdu dans la jungle des villes. Il est
superbement interprété par
Jiang Wen (姜文).
« Black Snow » a
obtenu l’Ours d’argent au festival de Berlin en 1990. Son
importance, cependant, va au-delà des récompenses glanées.
Néoréalisme et
sixième génération
Photo de Black Snow
Le roman « Black
Snow » est une œuvre clef du courant néo-réaliste (新写实)qui s’est
développé en littérature à partir de 1986, et dont Liu Heng
peut être considéré comme un chef de file. Le mouvement a
été repris au cinéma trois ans plus tard, et Xie Fei, avec
son adaptation cinématographique du roman, fait figure en la
matière de précurseur. Leur collaboration s’avère ainsi
significative.
Si le néoréalisme
en littérature était une réaction à l’hermétisme des
mouvements
avant-gardistes,
mais aussi à la littérature de
« recherche des
racines », qui était essentiellement un mouvement
d’intellectuels, le néoréalisme au cinéma se développa en
réaction contre le symbolisme des œuvres phares du renouveau
du cinéma chinois dans les années 1980, et contre
l’idéologie dominante du réalisme socialiste. Dans les deux
cas, il s’agissait de s’intéresser à la vie courante, aux
problèmes quotidiens, en s’exprimant dans une langue
compréhensible de tous.
Au cinéma, le
développement de ce néo-réalisme a coïncidé avec les
lendemains des manifestations de Tian’anmen et du
durcissement politique qui s’en est suivi. Il a commencé
comme un mouvement underground s’attachant à la description
des bas-fonds de la société urbaine, pour prendre un ton
plus profond de critique sociale. C’est ainsi qu’est née la
sixième génération, celle des réalisateurs citadins, et
critiques de la civilisation urbaine.
Si l’on voit
souvent l’une de ses principales influences dans le
néoréalisme, italien bien sûr
Photo de Black Snow
mais aussi celui
d’Ozu, on occulte l’influence directe de la littérature
chinoise de l’époque, que l’on voit à l’œuvre dans la
collaboration Liu Heng-Xie Fei. Celui qui est devenu le chef
de file incontesté de la sixième génération, Jia Zhangke,
avec son va-et-vient régulier entre documentaire et fiction,
a d’ailleurs
Photo de Black Snow
reconnu l’influence
qu’à exercée sur lui Xie Fei, et en particulier « Black
Snow » : Li Huiqian est un petit frère de Xiao Wu (小武)
et, au-delà, préfigure les paumés de « Platform »
(《站台》)
ou de « Unknown Pleasures » (《任逍遙》).
« Black Snow » est
cependant resté sans lendemain dans l’œuvre de Xie Fei qui
est revenu, dans ses films suivants, à des sujets centrés
sur la vie à la campagne, dans une problématique critique et
un style proches de ceux de « La jeune fille Xiaoxiao »,
avec, comme dans ce film, l’accent mis sur le sort des
femmes et un
thème récurrent de fatalité inéluctable,
comme dans « Black
Snow ». En même temps, ce sont des films qui traitent de la
périphérie du monde rural chinois : dans le temps et les
mentalités, puis dans l’espace, mais toujours dans les
mentalités (Mongolie intérieure et Tibet).
III. Des chefs
d’œuvres cinématographiques à la télévision, même univers
En songeant a
posteriori aux deux premiers films de Xie Fei traités
précédemment, deux images viennent à l’esprit : les deux
séquences initiales. « La jeune fille Xiaoxiao » (《湘女萧萧》)débute par
une scène paisible où Xiaoxiao s’endort sous la lune avec
son « petit mari » dans une meule de foin, pour se réveiller
à l’aube dans un paysage idyllique que la caméra parcourt
lentement. Au début de « Black Snow » (《本命年》),
en revanche, la caméra, à l’épaule, suit les pas d’un homme
qui marche rapidement dans un passage souterrain mal
éclairé : la séquence dégage un sentiment d’agitation, de
fébrilité, voire d’inquiétude.
On ne saurait mieux
illustrer l’extrême diversité de l’art de Xie Fei.
Cependant, alors que, aidés par le développement des caméras
numériques, les jeunes réalisateurs, après 1989, reprennent
en masse des thèmes urbains comme celui de « Black Snow »,
Xie Fei, lui, en revient à sa première manière : au lyrisme
empreint d’une douce tristesse caractéristique de son
premier film, une « exquise tristesse », comme l’a si bien
dit le professeur Sun Shaoyi (4). Il n’a plus l’âge où l’on
se révolte, plutôt celui où l’on médite, sur les peines et
les joies de l’existence, avec un regard nostalgique sur le
passé.
Ce regard méditatif
se retrouve dans ses films suivants, et d’abord dans ce qui
est sans doute son chef d’œuvre : « Les
femmes du lac aux âmes parfumées » (《香魂女》).
1. « Les
femmes du lac aux âmes parfumées »
Comme les deux
films précédents, celui-ci traduit la prédilection de Xie
Fei pour les adaptations d’œuvres littéraires. Il s’agit
cette fois d’une nouvelle « de taille moyenne », publiée en
1993, d’un auteur que Noël Dutrait, dans son Petit précis à
l’usage de l’amateur de littérature chinoise contemporaine,
a d’ailleurs classé, aux côtés de Liu Heng, parmi les
écrivains du courant néo-réaliste : Zhou Daxin ((周大新)
(5).
Elle s’intitule en chinois, littéralement, ‘la fabrique
d’huile de sésame au bord du lac aux âmes parfumées’ (《香魂塘畔的香油坊》).
Le personnage
principal de la nouvelle, et du film, est en effet la
propriétaire de cette petite fabrique artisanale : deuxième
sœur Xiang (香二嫂),
interprétée par une remarquable actrice d’origine mongole,
Siqin Gaowa(斯琴高娃).
Elle est illettrée, mais travailleuse et dotée d’un
formidable sens des affaires ; elle est devenue la personne
la plus riche du village et sa fabrique est prospère au
point
Les femmes du lac aux
âmes parfumées
d’attirer une Japonaise qui propose d’y investir. Sa vie est
pourtant loin d’être heureuse : elle a été mariée à l’âge de
sept ans à un homme qui a une jambe paralysée et passe ses
journées, pendant que sa femme travaille, à jouer aux
échecs, écouter de la musique et regarder des vidéos porno
importées en fraude de Hong Kong sur un bateau amarré au
bord du lac. Elle a en outre un fils épileptique et ne
trouve quelque consolation que dans une relation adultérine
avec un ami de la famille.
Comme son fils est
en âge de se marier, elle lui « achète » une épouse, la
jeune Huanhuan ( 环环),
dont la famille est dans une situation financière difficile,
lui infligeant à son tour le triste sort qui fut le sien. On
retrouve ici une situation similaire à celle de « La jeune
fille Xiaoxiao », ce film en étant comme une prolongation,
comme si la réflexion de Xie Fei ne cessait de revenir à ce
problème, en un cycle rappelant celui qui enferme les deux
femmes, Xiaoxiao et Huanhuan, dans leur destin inéluctable.
L’histoire de Xiaoxiao, cependant, se passait à la fin des
années 1920, celle de Huanhuan date des années d’ouverture,
comme si celle-ci ne pouvait affecter les femmes à la
campagne.
Les mentalités ont
bien évolué un peu, mais la situation des femmes pauvres est
toujours la même. Après avoir failli être étranglée par son
épileptique de mari au cours d’une de ses crises, Huanhuan
se sauve chez ses parents, mais ceux-ci la renvoient : ils
n’ont pas les moyens de la racheter. Deuxième sœur Xiang,
cependant, a un sursaut de pitié en pensant à ce
qu’elle-même à dû souffrir, et propose à Huanhuan de
divorcer. Mais celle-ci s’effondre car sa vie est déjà
ruinée, le divorce n’arrangerait rien ; elle a sous les yeux
le sort qui l’attend, quand elle voit sa belle-mère battue
par son mari et abandonnée par son amant.
Comme dans
« Xiaoxiao », Xie Fei délivre un message ambigu : on a
l’impression que le temps tourne en boucle, malgré les
signes de progrès économique. C’est encore un film plein
d’une « exquise tristesse » que viennent souligner les
chants en toile de fond et les superbes images signées Bao
Xiaoran (鲍萧然).
On retrouve aussi un thème récurrent dans les deux films :
celui de l’eau, élément yin, celui des femmes. L’eau est le
châtiment des femmes adultères, que l’on va noyer, et c’est
par un orage diluvien que Xiaoxiao est déflorée, pendant que
l’eau actionne imperturbablement la meule qui broie le
grain ; dans le second film, le lac est le cadre omniprésent
de l’histoire.
Le film a été
couronné de l’Ours d’or au festival de Berlin en 1993.
Bande
annonce du film « Les femmes du lac aux âmes parfumées »
Xie Fei va ensuite
approfondir cette même réflexion, centrée sur le sort des
femmes comme témoins de leur temps, en la déclinant dans
d’autres cadres culturels : en Mongolie et au Tibet. Les
deux films suivants développent le thème qui sous-tend le
précédent : la recherche de l’amour, d’un lien profond dans
la vie, qui lui donne un sens et aide à en supporter les
peines.
Bien qu’ils soient tournés dans des zones allogènes, ce ne
sont pas des documents ethnographiques ou folkloriques : ils
sont à considérer comme expression d’une recherche de
valeurs universelles, d’où est absente toute considération
politique ou historique, sauf comme toile de fond du second.
2. Deux histoires de femmes en Mongolie et au Tibet
« A Mongolian
tale »
« A Mongolian
tale » (《黑骏马》)
est
une adaptation d’une nouvelle, « Le destrier noir » (《黑骏马》),
d’un écrivain contemporain nommé Zhang Chengzhi (张承志)
(6).Pendant la Révolution culturelle, il fut envoyé en Mongolie
intérieure
où il passa quatre ans et apprit la langue. Sa première
œuvre est d’ailleurs un poème en mongol. « Le destrier
noir », dont l’histoire se passe en Mongolie, est empreint
d’un lyrisme et d’une humanité qui sont parfaitement rendus dans le film.
« A Mongolian tale
» est l’histoire d’une jeune orpheline, Someyer (索米雅),
élevée par sa grand’mère. Au début du film, elle a six ans,
et sa grand-mère prend alors en charge un petit garçon du
même âge,
Beiyinpalica (白音宝力格),
dont la mère est morte. Les deux enfants, grandissant
ensemble, deviennent très proches. Adolescent, cependant,
Beiyinpalica
est appelé par son père à la ville pour faire des études de
vétérinaire. Il part en promettant à Someyer de revenir
l’épouser à la fin de ses études.
A Mongolian Tale
Il tient promesse,
mais, quatre ans plus tard, quand il revient après avoir
fait des études de musique, Someyer est enceinte d’un autre
homme… il repart dépité, et devient un chanteur célèbre ;
pendant ce temps, Someyer, mariée à un ivrogne qui la
maltraite, a quatre fils et une fille…
On retrouve donc
une problématique très semblable à celle de « Xiaoxiao ». On
a cependant un film totalement différent, utilisant à plein
la splendeur des vastes panoramiques du paysage mongol,
tourné en mongol avec des acteurs mongols, le rôle principal
étant interprété par un chanteur très connu, Tengger, qui a
signé les chants qui ponctuent le film. Tengger a d’ailleurs
été couronné du prix spécial de la meilleure contribution
musicale au 19ème festival de Montréal, tandis
que Xie Fei lui-même recevait le prix du meilleur
réalisateur.
Le film commence
par le chant qui sert de thème au film, le cheval noir du
titre.
Bande annonce du film « A
Mongolian tale »
(séquence introductive avec le chant, avec sous-titres
chinois et anglais)
Quant à l’actrice
qui interprète le rôle de Someyer, c’est Narenhua ((娜仁花),
celle qui jouait le rôle de Xiaoxiao : Xie Fei n’en finit
pas de semer ses œuvres de fils directeurs, et de liens
comme autant de passerelles de l’une à l’autre.
« Song
of Tibet »
« Song
of Tibet »
(《益西卓玛》),
sorti
en 2000, est le pendant tibétain du film précédent, tourné
en tibétain, avec des acteurs exclusivement tibétains (7).
L’histoire est différente, mais il s’agit toujours du sort
d’une femme, la Yixi Zhuoma ou Yeshe Dolma (益西卓玛)du titre, avec, en
toile de fond, le même respect fondamental pour la
tradition, et pour les femmes qui la perpétuent.
Basé sur un
scénario de l’écrivain tibétain Tashi Dawa (扎西达娃)
(8), le film conte l’histoire d’une Tibétaine dont la vie a
été partagée entre trois hommes, aimés à trois étapes
différentes de sa vie, qu’elle raconte à sa petite fille
Dawa venue la soutenir alors que son grand-père est mourant.
Le premier homme était un muletier khampa, Jiaocuo (加措),
qu’elle épousa ; comme il était souvent parti, elle tomba
amoureuse d’un autre, Gongsa (贡萨),
mais il partit avec le Dalai Lama en Inde au début dans les
années 1950, en emmenant son plus jeune fils qu’il pensait
être de lui…
Jiaocuo, lui, se
fâcha de son infidélité et partit en emmenant sa fille
aînée… Quelques années plus tard, elle apprit que
Song of Tibet
Jiaocuo était
gravement malade, et décida de partir le rejoindre. Elle
rencontra alors le troisième homme de sa vie, le premier, en
fait, qu’elle n’avait cessé d’aimer, mais qui s’était fait
moine. Avec la Révolution culturelle, il a été obligé de
quitter son monastère…
Photo de Song of Tibet
Finalement, Dawa
part à la recherche des deux hommes qui manquent. Gongsa
était rentré d’Inde depuis des années et le lama devenu
maître d’un temple. Les quatre se retrouvent juste avant la
mort de Jiaocuo et se réconcilient à son chevet… Sept jours
plus tard, Yixi Zhuoma meurt à son tour, paisiblement. (8)
Il aura fallu
attendre l’an 2000 pour qu’une femme ait ainsi une fin
paisible, dans l’œuvre de Xie Fei, comme s’il y mettait un
point final, apaisé. En même temps, si les chants sont
toujours aussi prenants et les paysages aussi splendides que
dans le film mongol, les couleurs de « Song
of Tibet »sont d’une
splendeur inégalée, comme ces étoiles qui brillent
soudainement de
tous leurs feux avant de s’effondrer sur elles-mêmes.
C’est le dernier
film de Xie Fei.
3. Après le cinéma, la télévision
Aujourd’hui, dans
un contexte où le cinéma est devenu une industrie tournée
vers la rentabilité, pour un cinéaste comme Xie Fei dont les
œuvres relèvent plutôt du cinéma d’auteur, il est difficile
de continuer à tourner, mais, depuis 2000, il s’est tourné
vers la télévision où il a réussi à transposer son univers.
En 2005, il a signé
une série télévisée de 23 épisodes qui est une nouvelle
illustration de ses thèmes personnels : « Sunrise » (《日出》).
Il s’agit à nouveau de l’adaptation d’une œuvre littéraire,
cette fois la seconde pièce du grand dramaturge Cao Yu (曹禺1910-1996),
écrite en
1936 : elle retrace l’histoire de plusieurs femmes dans la
Shanghai des années 1930, en reprenant le thème cher à
l’auteur de dégradation morale de l’individu dans un
environnement social hostile où il ne trouve aucune chaleur
affective. C’est la pièce la plus réaliste de la célèbre
trilogie de Cao Yu, avec « L’orage » (《雷雨》)
et
« La plaine sauvage » (《原野》),
celle où l’on retrouve des thèmes propres à Xie Fei.
Sunrise
Photo de Sunrise
Avec cette série
télévisée, on reste en effet dans l’univers du cinéaste. On
y retrouve Siqin Gaowa (斯琴高娃)
– qui jouait dans « Les femmes du lac aux âmes parfumées »
- ici dans le rôle d’une riche veuve, madame Gu (顾八奶奶).
Quant
au sortréservé à la jeune
paysanne Xiao Dongxi ("小东西"),
vendue dans une maison close, c’est celui qui aurait pu être
celui de Xiaoxiao. Autant elle que la jeune Chen Bailu (陈白露),
qui se fait entretenir par un riche banquier, sont
condamnées dans un monde où elles n’ont pas leur place. Chen
Bailu est le prototype de la Femme nouvelle ratée, mais les
femmes mariées dans l’histoire n’ont pas un sort bien plus
enviable.
Le soleil du titre
se lève en fait sur un tableau de déchéance et de mort. Dans
la pièce, le premier amour de Chen Bailu, le poète Xu
Guangfu (许光夫),
a ces paroles sans illusion qui en résument le message
final :
"太阳升起来了,黑暗留在后面。而太阳不是我们的,我们要睡了……"
Le soleil s’est levé, chassant les ténèbres derrière lui.
Mais ce soleil n’est pas à nous, nous sommes encore en plein sommeil…
Xie Fei semble
avoir repris cette pièce, et son cadre historique, comme
image symbolique de la société d’aujourd’hui dont il
donnerait ainsi une vision désabusée.
Notes :
(1) Dans ses
souvenirs de l’Académie du film de Pékin, Ni Zhen souligne
bien que Xie Fei n’était chargé que de la supervision du
projet, et raconte quelques anecdotes sur les frictions avec
Gu Changwei. Il semble donc erroné de faire figurer le film
dans sa filmographie, comme on le trouve souvent.
(« Memoirs
from the Beijing Film Academy, the genesis of China’s fifth
generation », de Ni Zhen, tr. Chris Berry, Duke University
Press, 2002 – pp. 135-141)
(4) « The Exquisite
Sadness of Life: Random Thoughts on Xie Fei’s Films » de Sun
Shaoyi, professeur d’études sur les films et les médias à
l’université de Shanghai.
(6) Né en 1948 à
Pékin, Zhang Chengzhi (张承志)
est un des plus importants écrivains hui (musulmans)
à l’heure actuelle. Ancien garde rouge non repenti (on dit
que c’est lui qui aurait inventé le terme et en aurait
constitué le premier groupe), il est diplômé d’archéologie
et d’histoire, et a étudié au Japon. Son œuvre la plus
célèbre est une histoire d’un ordre sufi chinois qui a
participé à diverses rébellions contre les Qing aux 18ème
et 19ème siècles :
« Histoire de
l’âme »
(《心灵史》),
qui a été le second livre le mieux vendu en Chine en 1994.
(7) Il avait été
précédé, en 1991, d’un autre film tourné au Tibet : « The
sun on the roof of the world » (《世界屋脊的太阳》), co-réalisé avec Wang Ping (王平).