par Brigitte
Duzan, 31
octobre 2011, actualisé 06 février 2017
Yang Heng
(杨恒)
est né en 1975 à Jishou (吉首市),
petite ville du Xiangxi (湘西),
à
l'ouest de la province du Hunan. Diplômé du Hunan
Broadcasting Institute (湖南广播电视大学)
en 1994, il a commencé à travailler, pour le
gouvernement puis dans un lycée technique, avant
d’entrer, en 1999, à l'Académie du film de Pékin,
section photographie. Il en est sorti en 2001 et,
l’année suivante, a débuté une carrière de
scénariste et réalisateur indépendant.
Premières
recherches formelles : Betelnut
Yang Heng
Ses trois premières
œuvres sont des courts métrages : « Accidented » (《凹凸》āotū)
en 2001, « Carriage » (《车厢》
chēxiāng)en
2002, et « Forgotten moments » (《遗忘的瞬间》yíwàng
de shùnjiān)
en 2004.
Photo du film
« Betelnut »
C’est en
2006 qu’il a réalisé son premier long métrage,
« Betelnut » (《槟榔》bīnglang).
Présenté dans les
principaux festivals internationaux, le film y a
glané prix sur prix : meilleur réalisateur asiatique
de l’année dans la section New Currents (ex-aequo)
au 11ème festival de Pusan en octobre
2006, prix « Nouveaux regards » au 28ème
festival des Trois Continents de Nantes en novembre
de la même
année, et, en
2007,
prix de la fédération des critiques de cinéma FIPRESCI au 31ème
festival international de Hong Kong.
« Betelnut »
poursuit en effet les recherches stylistiques entreprises
par Yang Heng dans ses premiers courts métrages et révèle
une vision personnelle, poétique et originale.
Le film a
été tourné dans son Jishou natal, petite ville
tranquille près d’une rivière. C’est l’été, il fait
chaud, deux jeunes copains – Ali (阿利)et
Xiaoyu (小鱼)
- essaient de tromper leur ennui ; quand ils
quittent leur vieille péniche au bord de l’eau,
c’est pour traîner de café internet en bar karaoké,
se bagarrer, soutirer de l’argent à des gamins et
voler des motos pour s’occuper. Tous deux tombent
amoureux, mais l’une des filles a déjà un petit ami,
l’autre, rencontrée sur internet, fascinée par les
néons de Shenzhen, n’a que mépris pour la
campagne du Hunan. Et la vie
Photo du film
« Betelnut »
continue, comme si
rien ne s’était passé et rien ne pouvait changer. Les filles
partent, les garçons restent….
Photo du film
« Betelnut »
Ali et
Xiaoyu sont les petits frères des personnages de
Jia Zhangke, de
Xiao Wu (小武)au
Xiao Ji (小济)
de « Unknown Pleasures » (《任逍遙》),
des jeunes de « Fujian
blues » (《金壁辉煌》)
ou de
« Ocean
flame » (《一半是海水,一半是火焰》)
- des clones des désœuvrés chroniques de Wang Shuo (王朔)
[1],
et, au-delà, des Vitelloni de Fellini, des
existentialistes paumés d’Antionioni, des jeunes à
bout de souffle de la Nouvelle Vague, et de tant
d’autres encore, le thème est universel. Il est ici
quelque peu
personnalisé par
le symbole de cette noix de bétel à laquelle fait référence
le titre : on la mâche pour se donner du tonus et on la
recrache quand on a terminé – l’éclat de la jeunesse est
aussi éphémère que cette noix vite mastiquée, sa pensée
aussi indigente, et les lendemains en sont aussi peu
reluisants que les restes à moitié écrasés qui parsèment les
trottoirs.
Mais
l’histoire elle-même n’a guère d’intérêt, on a
l’impression de l’avoir lue et vue cent fois. Comme
l’a dit Yang Heng : « Raconter
une histoire n’est pas ce que je préfère ; un récit
est toujours un peu trompeur… Je souhaiterais que
les spectateurs n’attachent pas trop d’importance à
l’histoire de ces jeunes car leur parcours n’est pas
ce qui m’a le plus importé. J’ai préféré imaginer ce
qu’ils pouvaient vivre ; pas spécialement les
drames, mais plutôt les émotions, les sensations… »
Pour lui, un film est comme la fenêtre en bois de sa
chambre : un moyen
Photo du film
« Betelnut »
d’observer le
réel, une ouverture sur le monde, sur la vie. Et il en fait
des segments de mémoire, à la limite du poème ou de l’essai.
Photo du film
« Betelnut »
Voilà donc
un film à tout petit budget (à peine 30 000 yuans),
tourné en numérique, où pratiquement rien ne se
passe, mais qui tient par la seule force suggestive
de l’image. Le cinéma de Yang Heng est un cinéma
minimaliste. Il faut se souvenir qu’il est d’abord
photographe : la fenêtre en bois est un cadre
visuel. « Betelnut » est filmé avec une caméra
pratiquement fixe, ce n’est pas nouveau, c’est même
une mode, mais elle a ici une griffe : Yang Heng est
un styliste. Chez lui, la forme répond à la
vacuité du
discours. C’est, en quelque sorte, l’anti-Marguerite Duras.
Mais il demande un
public attentif, capable de surmonter la première impression
d’ennui mortel pour se laisser gagner par la beauté d’une
œuvre qui tient en une quarantaine de prises pratiquement
statiques. C’est le principe de la peinture chinoise : une
vison de l’espace qui fait fi des jeux de la perspective,
mais entraîne le spectateur en un parcours personnel dans le
tableau.
Intermède
Yang Heng a
ensuite poursuivi ses recherches formelles. Au
festival de Rotterdam, en janvier 2008, il a
présenté un "film-installation" intitulé « Nirvāna »
(《涅磐》nièpán)
dans lequel il a tenté d’y illustrer ce concept
bouddhiste en images
La vie,
pour le bouddhiste, n’est qu’un état transitoire
dans l’attente de la mort et d’une nouvelle
naissance. Les images de Yang Heng s’attachent à
rendre la vie, dans ses aspects les plus quotidiens,
Photo du
film-installation
« Nirvāna »
une vie dans
l’attente de la mort ouvrant la voie à une renaissance, à
travers le passage à l’état mental liminal, transcendant à
la fois la vie et la mort, qui caractérise le nirvāna,
niveau suprême du bouddhisme : "l’autre rive".
On est là en plein
cinéma expérimental, bien loin des néons du box-office. On
ne peut s’empêcher de penser à cet autre réalisateur de
films-installations, Pierre Huyghe, qui déclarait vouloir
être le moins « narratif » possible, et tenter d’atteindre
« un paysage émotionnel » ; ses installations n’étaient pas
pour lui un stade ultime de création, mais « un point de
départ pour aller plus loin ». Yang Heng, de la même
manière, incite à dépasser ses propres images.
De mars à
mi-juillet 2008, ensuite, Yang Heng a été en
résidence à la Cinéfondation, branche du festival de
Cannes créée en 1998 pour soutenir la création
cinématographique en aidant les jeunes réalisateurs à
réaliser leurs projets.
Il en est revenu,
semble-t-il, avec une créativité décuplée.
Sun Spots
Sorti
en 2010, son second long métrage, « Sun
Spots » (《光斑》),
a obtenu en mars le Golden Digital Award dans la
compétition Asian Digital au festival international
de Hong Kong. C’est un film dans la lignée directe
de « Betelnut », mais dans un registre épuré, et
encore plus stylisé.
La
séquence initiale introduit un tempo très lent,
caractéristique de Yang Heng. Torse nu en partie
couvert de tatouages, un adolescent aux cheveux
décolorés est assis, dos à la caméra, au bord d’une
rivière aux eaux verdâtres qui s’écoulent lentement,
son. Il fixe l’eau, immobile, sauf pour aller de
temps en temps y lancer une pierre. La caméra est
aussi immobile que lui, et la séquence est sans
raccord ; elle dure une dizaine de minutes. Vers la
fin, on voit un épouvantail de paille arriver de la
gauche en flottant sur l’eau ; le garçon se lève
alors pour aller l’attraper et le rapporte sur les
rochers.
Affiche du film « Sun
Spots »
Il ne se passe
rien, simplement l’œil est incité à détailler le paysage
comme un de ces tableaux horizontaux chinois que l’on
déroule devant soi pour les regarder. Le film est ainsi
construit en une trentaine de séquences statiques et
pratiquement mutiques qui dégagent peu à peu une indicible
beauté, mais, en même temps, à travers cet a priori de
statisme, un sentiment croissant de catastrophe imminente.
On réalise progressivement que ce jeune garçon est un tueur
à gage : son immobilité est celle du félin qui guette sa
proie, avec la même grâce quand il se meut.
Séquence initiale du
film « Sun Spots »
N’étant pas
sollicité par le mouvement, l’œil se repaît de la
pure beauté, quasiment surréaliste, des images,
comme celle de cette sorte de terrain vague où vit
le garçon avec son père, et au milieu duquel il
installe un lit pour y installer son amie, sous une
bâche de plastique transparent, le tout éclairé par
une lampe.
Il ne se
passe rien ou pas grand-chose, tout se devine, en
quatre mouvements :un
garçon tatoué
rencontre une
fille, le garçon se fait battre par des prêteurs, il tombe
amoureux de la fille, cet amour tourne mal. Mais cela n’a
guère d’importance, c’est de son statisme mutique que le
film tire toute sa force, parce que le réalisateur en fait
un parti pris stylistique : au dépouillement narratif répond
la richesse de la palette visuelle.
Yang Heng se place
volontairement à l’autre extrême de la tradition du film
d’action dont son film pourrait relever par son sujet, à
l’opposé des séquences courtes au rythme rapide des films de
Hollywood. C’est aussi un désir de revenir à un temps pas
tellement lointain, quand la Chine encore essentiellement
rurale vivait au rythme lent des saisons sans avoir besoin
de presser le pas, le temps même que Yang Heng a encore
connu enfant, dans sa lointaine campagne hunanaise qu’il
continue à filmer avec la même lenteur. Yang Heng introduit
la contemplation jusque dans le (pseudo) film de gangster.
Bande annonce du film « Sun Spots »
Un cinéaste reconnu
« The
Magnificent Seven »
Yang Heng a été l’un des sept
réalisateurs sélectionnés par le magazine Time Out
Shanghai, en juin 2010, comme étant les plus
éminents représentants de la nouvelle vague
numérique du cinéma indépendant chinois, « The
Magnificent Seven », comme titrait le journal
[2].
Fin octobre
2011, il est au
festival du cinéma indépendant
de Nankin
et annonce la préparation d’un troisième long
métrage, « sur la famille et l’amour ». Sans doute
comme « Sun Spots » est un film de gangsters…
Lake August
Sorti en
2014, « Lake August » (《那片湖水》)
a, comme « Sun Spots », bénéficié du soutien de la
fondation Hubert Bals, et a été projeté au festival
de Busan.
Le film
continue l’exploration des racines rurales de Yang
Heng, à Jishou, au Hunan, où il est reparti vivre,
après quelques années à Pékin. Le style est encore
plus minimaliste et statique que dans les deux
premiers films, sans même d’histoire à proprement
parler. C’est une médiation sur l’ennui dans cette
petite ville atone, et
Lake August
« cette étendue
d’eau dans le lac » qui est le sens du titre. Le
développement à toute allure qui fait les titres de la
presse économique et internationale est quelque part
ailleurs, de l’autre côté du lac peut-être, ou peut-être une
illusion. Ici les choses ne bougent pas, il n’y a même pas
de vagues sur l’eau.
Bande annonce de
Lake August
Il manquait un
élément spirituel à tant d’ennui, il apparaît dans le film
suivant, le quatrième de Yang Heng.
Ghost in the Mountains
Ghost
in the Mountains
Ce film, « Ghost in the Mountains » (《空山异客》),
a été sélectionné dans la section Panorama de la
67ème édition de la Berlinale.
Un homme
revient chez lui, dans un village perdu dans les
montagnes, où bâtiments et maisons tombent en ruines
dans des rues désertes, et où le poste de police,
l’hôpital et la morgue semblent être les seuls
endroits fonctionnant encore ; tous ceux qui sont
encore là ne rêvent que de partir.
Ce n’est une vision
ni nouvelle ni originale de la campagne dans le cinéma
chinois actuel. Mais Yang Heng fait de la visite au village,
après une rencontre avec un moine, le début d’une retraite
spirituelle pour son personnage, dans un paysage soudain
apaisé où la vie trouve dès lors une certaine sérénité,
comme en apesanteur.
« Ghost in the Mountains » semble ainsi apporter le
supplément d’âme qui manquait aux deux films précédents.
C’est en même temps un reflet du chemin parcouru par le
réalisateur.