« Made in Hong
Kong », un classique toujours aussi actuel vingt ans après
sa sortie
par Brigitte Duzan, 29 novembre 2019
Sorti à Hong Kong
le 9 octobre 1997,
réalisé avec des bouts de pellicule récupérées et un
budget dérisoire, « Made in Hong Kong » (《香港制造》)
est
le film qui a fait connaître le réalisateur et
scénariste
Fruit Chan (陈果).
Boudé à sa sortie par les critiques et les autorités
du Festival du cinéma de Hong Kong, le film a
ensuite été fêté dans divers festivals étrangers,
dont le Festival des Trois-Continents en France, et
y a remporté une douzaine de prix, sans parler des
nominations.
Réalisé peu de temps avant la
Rétrocession de Hong Kong à la
Chine et sorti trois mois après,
il offre une image en miroir de la société
hongkongaise au moment de sa réalisation.
Aujourd’hui, plus de vingt ans plus tard, il reste
toujours aussi emblématique, sinon plus.
Un film d’un réalisme brutal
Un film fait avec des bouts de ficelle
Made in Hong Kong
Né en 1959 en Chine continentale, et arrivé à Hong Kong en
1969 avec ses parents dans le flot de réfugiés du Continent
fuyant la Révolution culturelle, Fruit Chan a appris le
cinéma sur le tas, comme scénariste et assistant-réalisateur
à partir de 1986. Il galère plusieurs années, puis,
en 1991, la chance lui sourit : la production du film sur
lequel il travaillait est arrêtée. Il en profite pour
tourner lui-même son premier film, dans le même studio, avec
le reste du matériel et le grand acteur Andy Lau (刘德华).
Une fois le film sorti, avec succès, en 1993, il entreprend
de collecter les fonds pour en réaliser un deuxième. En
1994, il réussit à réunir environ 80 000 $ et récupère des
bouts de pellicule abandonnés par d’autres équipes. C’est
avec ces bouts de pellicules inutilisées qu’il tourne « Made
in Hong Kong », produit par Andy Lau, avec des acteurs
inconnus, montrant l’envers du côté glamour de Hong Kong.
Une histoire de jeunes paumés sans espoir
Sam Lee dans le rôle
de Tu Zhongqiu
Le jeune Tu Zhongqiu (屠中秋)
[1]
est un adolescent des bas-fonds de Hong Kong, un
petit malfrat lié à la pègre (香港街头的小混混).
Son père a abandonné sa mère pour aller vivre avec
une « étrangère ». Sa mère elle-même, dépassée par
les frasques de son fils, finit par partir. Zhongqiu
doit lutter pour survivre dans un environnement
dangereux et sans appui.
Le seul travail qu’il a trouvé est d’aller de
famille en famille collecter pour le truand du
quartier
Rong Shao (荣少)
l’argent que tous ces gens lui doivent,
remboursement de dettes ou argent « de protection ».
Sa vie est bouleversée par deux événements
concomitants, et d’abord la découverte par Ah Long (阿龙),
handicapé mental abandonné par ses parents qu’il a
pris sous son aile et protège, de deux lettres
d’adieux laissées par une jeune suicidée, Ah Sen (阿珊)
[2],
qui s’est jetée du haut d’un immeuble après une
histoire d’amour malheureuse avec l’un de ses
professeurs. Ah Sen revient le hanter la nuit, comme
un fantôme, et devient un leitmotiv tout au long du film.
L’autre événement qui bouleverse sa vie est sa
rencontre avec la jeune Ah Ping (阿屏)
dont la mère est poursuivie par un gang local, son
mari leur devant de l’argent. Zhongqiu en tombe
amoureux ; or Ah Ping est atteinte d’une maladie des
reins incurable (绝症),
il lui faudrait une greffe, elle est en dialyse en
attendant un don de rein compatible. La mort plane,
physiquement, sur tous ces jeunes.
Zhongqiu se met alors en tête de lui trouver un rein
et de payer son opération. Il accepte une mission de
Rong Shao pour
Ah Ping
rassembler les fonds nécessaires : descendre quelqu’un. Mais
Zhongqiu panique, l’opération échoue et Rong Shao qui
assurait sa protection disparaît, il a rejoint « le
Continent ».
Zhongqiu et Ah Long
Zhongqiu est alors rattrapé par le gang qu’il a
offensé en défendant la mère d’Ah Ping : gravement
blessé, il doit être hospitalisé. Quand il ressort
de l’hôpital, plus d’un mois plus tard, ses deux
amis sont morts, Ah Long accidentellement pour avoir
été utilisé comme mule pour passer de la drogue, et
Ah Ping sur un lit d’hôpital non loin du sien.
Zhongqiu décide de venger Ah Long : il tue Rong
Shao, avec l’arme que lui-même lui a fournie pour
réaliser la mission ratée, puis va se suicider sur
la tombe d’Ah Ping.
Un scénario entre brutalité et romantisme
Le scénario est très bien fait et témoigne du talent de
scénariste de Fruit Chan. Le personnage de Zhongqiu mène le
récit et le conditionne : il est profond et subtil, bien que
tracé à grands traits. C’est un jeune qui se distingue des
petits mafieux autour de lui. Il a ses propres règles
morales dans un monde qui n’en a pas. Il a essayé de tuer
son père, mais n’est pas allé jusqu’au bout ; il protège les
faibles et se montre capable de compassion. C’est un
rebelle, mais sans idéologie révolutionnaire. Impuissant et
vulnérable, meurtri par l’abandon de sa mère, il vit au jour
le jour.
Le scénario de Fruit Chan a pour lui son authenticité. Mais
ce qui prime, et magnifie cette histoire de jeunes des
bas-fonds hongkongais, c’est l’audace avec laquelle le film
est conçu et réalisé, avec une sorte d’énergie du désespoir
qui est celle des personnages.
L’adresse finale est un dernier clin d’œil d’une ironie
amère ; elle reprend en voix off le message plein d’espoir
pour la jeunesse tiré d’un discours de Mao – c’est une
émission radio et la voix termine en recommandant de bien
l’apprendre en mandarin :
“世界是你们的,也是我们的,但归根到底是你们的”
« Le monde est à vous, et il est aussi à nous, mais
en dernière analyse, il est à
vous … »
[3]
Un style bouillonnant
« Made in Hong Kong » est filmé en séquences flash, aux
couleurs brutes, artificielles au besoin, rose néon et vert
fluo, ponctuées de moments de pause, plus de joie intense
que de méditation. Fruit Chan communique un sentiment
d’urgence : l’avenir est incertain et chaque minute compte,
la mort plane dans une ville où le danger est omniprésent.
Le cimetière devient lieu de balade entre les tombes, devant
un paysage grandiose, avec la ville au loin, dans la brume,
mais balade à la course, il ne semble pas que l’on puisse
marcher tranquillement même là : on court pour échapper au
danger, on court pour exprimer le bonheur de vivre.
Evidemment, on pense – et on ne s’est pas privé de
le dire et de le répéter – au Martin Scorsese de
« Mean Streets », à la Nouvelle Vague française,
dont l’influence est indéniable, pour le tournage en
son direct (la bande-son est très bruyante,
constamment, le bruit de la rue était omniprésent),
les décors naturels, et vrais, les héros qui n’en
sont pas et vivent à toute allure - à bout de
souffle. On a aussi cité en renfort
Wong Kar-wai et
Oshima.
La lettre d’adieu d’A
Sen à ses parents,
maculée de sang comme
les poèmes de Lin Zhao
Il y a certainement un peu de tout cela, dans
« Made in Hong Kong ». Mais on a aussi un peu l’impression
d’une esthétique de bande dessinée – en particulier dans le
physique du personnage principal qui semble sorti d’un manga
ou d’une caricature. La mise en scène d’une énergie folle
est parfois mal contrôlée, jusqu’à friser la maladresse. Les
dernières séquences sont comme un pastiche des films de
triades hongkongais, avec tueries en série.
A la fin, toute cette énergie débridée semble soudain
atteindre son point de non-retour, comme si une fatigue
s’installait, entraînant comme par quelques soubresauts de
la caméra un maelstrom d’arrêts sur image, de ralentis
suivis aussitôt d’accélérés, de cadrages bizarres… avant que
la caméra parvienne à se calmer, sur une dernière image
ironique et dérisoire, car même la mort est désacralisée,
elle est incident et spectacle venant mettre un peu de sel
dans les jeux d’enfants venus s’amuser dans le cimetière.
Au caractère brut et direct du film contribue
l’interprétation, confiée à des acteurs inconnus, dont Sam
Lee (李璨琛)
dans le rôle principal, ou non professionnels comme
l’interprète d’Ah Ping.
Un film emblématique
Film réalisé avec un budget emprunté de-ci de-là, des bouts
de pellicule de récupération
[4],
une équipe de production d’une dizaine de personnes, et
aucune star, « Made in Kong Kong » est à la fois le symbole
d’une époque et un emblème de la ville encore aujourd’hui,
plus de vingt ans après sa date de réalisation, qui est
celle de la
Rétrocession.
Lieu de tournage symbolique
Sha Tin la nuit, comme
d’une cellule de prison
L’histoire est filmée dans le quartier de Lek Yuan,
à Sha Tin (沙田区沥源邨),
au nord de la péninsule de Clear Water Bay. Il
s’agit du premier complexe résidentiel, terminé en
1975, construit sur des terrains conquis sur la mer
dans la baie de Sha Tin Hoi (沙田海).
Comportant un ensemble de huit bâtiments, avec un
centre commercial, un parc, une clinique, des
écoles, etc., le tout géré par un groupe immobilier,
il est ensuite devenu le modèle type de
blocs résidentiels rectangulaires des zones pauvres
surpeuplées de Hong Kong.
Construit dans les années qui ont suivi l’afflux
d’immigrants venus de Chine continentale pour fuir
le chaos de la Révolution culturelle, comme les
parents de Fruit Chan lui-même, le complexe
résidentiel de Lek Yuan est en lui-même le témoin et
le symbole d’une époque.
Au-delà de ce cadre qui participe et contribue à
l’atmosphère générale, le film est construit sur une
trame symbolique toujours d’actualité.
Liberté limitée
Une trame symbolique toujours d’actualité
Fruit Chan a lui-même déclaré à de multiples reprises qu’il
avait conçu son film dans la perspective de la
Rétrocession, comme
image de la vie et de l’atmosphère régnant à Hong Kong en
1997. Il s’inscrit donc dans la longue liste des œuvres,
littéraires et cinématographiques, écrites et réalisées dans
ce contexte d’attente et d’incertitude anxieuse quant à
l’avenir.
Des grilles partout
Le film illustre l’impuissance de Hong Kong face aux
forces qui contrôlent son destin, dans un processus
inéluctable. Toutes les manifestations, tous les
mouvements sociaux et protestataires qui ont jalonné
l’histoire de Hong Kong ces vingt dernières années
viennent de ce sentiment d’impuissance et du refus
de l’accepter et de s’y soumettre. Le sort tragique
des personnages dans le film semble représenter ce
qui attend Hong Kong. La ville semble aussi
orpheline et abandonnée que ces personnages.
Avec le
recul du temps, vingt ans plus tard, cela paraît
toujours autant d’actualité. Le problème de la ville
et de ses habitants est une quête identitaire qui
rejoint celle de Zhongqiu : quête du père, mais
quête aussi de la mère qui l’a abandonné, et refus
de la « nouvelle mère » venue d’ailleurs qui ne peut
se substituer à la vraie et reste une menace en
dépit de son sourire apaisant. Zhongqiu le dit
bien : ma cavale a commencé le jour où ma mère est
partie… Mais tous les adultes du film sont
Le cimetière comme
paradis
irresponsables et
vivent dans la violence, celle-ci devenant l’ultime et
unique mode d’expression des frustrations et de la douleur
qu’elles engendrent pour des jeunes qui ne connaissent rien
de mieux
[5].
C’est l’expression de leur impuissance comme c’est celle de
la ville.
Requiem final
Le seul lieu de paix et de beauté, à l’écart de
cette violence inhérente à la ville, est le
cimetière : c’est leur refuge et leur destination
finale.
Si le film a été apprécié et primé dans les grands
festivals internationaux, il a cependant été l’objet
d’une controverse à sa sortie à Hong Kong en octobre
1997.
Controverse
En 1997, « Made in Hong Kong » n’a pas été sélectionné au
Festival international de cinéma de Hong Kong (香港国际电影节).
Le producteur Shu Kei (舒琪)
s’en est étonné auprès du très influent critique Li Cheuk-to
(李焯桃)
qui était directeur artistique du festival et président de
l’Association des critiques cinématographique de Hong Kong ;
il avait critiqué son style en l’accusant d’être un peu
grossier, en disant que c’était un film « brut » (“粗”).
En 2017, le film restauré – au laboratoire
L'Immagine Ritrovata de Bologne - a été
dûment honoré par le festival, mais Shu Kei était toujours
furieux que le film n’ait pas été sélectionné vingt ans
auparavant, et que le festival n’ait pas reconnu que c’était
une erreur. Fruit Chan a lui aussi exprimé sa déception :
tous les films sur le sujet de 1997 ont été sélectionnés
cette année-là, sauf le sien.
« Le film "Made in Hong Kong" sorti en 1997 est un film
local à petit budget réalisé avec des acteurs non
professionnels, qui reflète de la manière la plus
authentique la situation sociale et les mentalités
hongkongaises de l’époque. Le film vient d’être restauré,
pour le 20ème anniversaire de la Rétrocession, ce
qui en fait un classique propre à éveiller les souvenirs du
public hongkongais. »
Sans revenir sur la décision prise en 1997, Li Cheuk-to
ajouta la précision :
« Bien que le film
n’ait pas été sélectionné en compétition, il a cependant été
projeté en séance spéciale, à l’intention des critiques et
directeurs de festivals étrangers. L’année suivante, il a
également été programmé dans le cadre de la rétrospective
"Les films de Hong Kong de 97-98"… »
[6]
La controverse est close, mais « Made in Hong Kong » est un
classique du cinéma de Hong Kong qui mériterait, comme le
réalisateur, d’être plus connu.
Trailer
[1]Son
prénom
Zhongqiu (中秋)
signifie
‘mi-automne’,
en référence à la Fête de la mi-automne célébrée le
15ème jour du 8ème mois
lunaire. Il explique dans le film qu’il est né ce
jour-là, et que ses parents n’ont pas cherché plus
loin. Comme cette fête se passe une nuit de pleine
lune, que c’est une occasion de réunion familiale et
qu’elle est liée à la tradition des « gâteaux de
lune » ou yuebing (月饼),
sa petite amie Ah Ping se moque de lui en lui disant
qu’elle sera son petit gâteau de lune. Les
sous-titres français ont traduit Mi-Août, en
faussant la date, ce qui rend inexplicables ces
plaisanteries.
La plupart des autres noms ont été américanisés on
ne sait trop pourquoi, dont celui du retardé mental
Ah Long (阿龙),
devenu Jacky.
[2]
Prononciation cantonaise des
dialogues. Elle s’appelle en chinois Xu Baoshan (许宝珊),
très joli prénom qui signifie ‘précieux corail’, et
c’est cette graphie qui est retenue dans le
sous-titrage français : Baoshan.
[3]
Il s’agit d’un discours improvisé
prononcé par Mao Zedong au début de l’hiver 1957
alors qu’il était en voyage officiel en Union
soviétique avec une délégation chinoise pour la
commémoration du 40ème anniversaire de la
Révolution d’octobre. Le 17 novembre, il est allé à
l’université de Moscou pour rencontrer près de 4 000
étudiants chinois, et c’est à cette occasion qu’il a
prononcé ces paroles impromptues.
[4]
Entraînant une qualité inégale, se
traduisant en particulier des différences marquées
dans les couleurs – différences qui ont été
homogénéisées lors de la restauration effectuée par
le laboratoire de Bologne. Ce qui, en un sens, est
dommage, car on enlève au film une partie de ce qui
en faisait un ovni cinématographique, et faisait
partie de son histoire.
[5]
Dans la chambre de Zhongqiu, une
affiche du film de 1994 d’Oliver Stone « Natural
Born Killers » entr’aperçue, placardée sur le mur
derrière son lit, paraît bien indiquer la violence
comme seule échappatoire à des traumatismes causés
par les problèmes familiaux. C’est aussi une
référence stylistique, le montage apportant une
touche psychédélique, avec des compositions jouant
sur les couleurs.