par Brigitte
Duzan, 1er mai 2012,
actualisé 26 décembre 2023
Révélation du festival de
Cannes en 2000, « In the Mood for Love » a fait de
Wong Kai-wai (王家卫)
un réalisateur mythique, aussi
encensé que contesté.
Figure de
proue de la « deuxième Nouvelle Vague » du cinéma de
Hong Kong, il est aussi considéré comme un héritier
de la Nouvelle Vague française
(1). Mais, comme l’a souligné
Tsui Hark (徐克), ce
sont surtout les références à l’art chinois qui
expliquent les fondements de son originalité
créative :
« Wong est l’un des plus
chinois des cinéastes de Kong Kong vivant
aujourd’hui, à la fois par son esthétique et par sa
thématique. Il mêle souvent à des techniques
cinématographiques occidentales divers éléments
formels qui sont ceux de la peinture traditionnelle
chinoise : palette monochrome, importance du
cadre, perspective multifocale
Wong Kar-wai
pour le spectateur, représentation
par l’image et émotion rendue par l’expression visuelle
plutôt que par la narration directe. » (2)
C’est ce dernier point qui est sans
doute la caractéristique la plus importante de son œuvre :
la création d’un mode de narration cinématographique
original fondé sur l’image et non la narration usuelle, une
image soutenue par le mouvement et la musique. L’image,
cependant, ne crée l’émotion qu’indirectement ; ce que crée
Wong Kai-wai, c’est d’abord une atmosphère, et une
atmosphère du souvenir. C’est sans doute ce qui en fait l’un
des réalisateurs les plus profonds, complexes et fascinants
du moment.
De l’art graphique
à la télévision
Exilé
Wong Kar-wai (王家卫)
est né à Shanghai en juillet 1958. En 1963, sa mère part
avec lui à Hong Kong, laissant derrière elle son mari et ses
deux autres enfants qui doivent les rejoindre plus tard.
Mais ils ne pourront partir qu’après la fin de la Révolution
culturelle.
Pour le jeune Wong
Kar-wai, la rupture familiale est doublée d’un exil à la
fois culturel et linguistique : il parle mandarin, et a du
mal à s’acclimater à une ville où tout le monde parle
cantonais, et où le mode de vie est totalement différent de
la Shanghai qu’il vient de quitter. Cette expérience précoce
se reflète dans une œuvre qui est en grande partie une
réflexion et un travail sur la mémoire et où se retrouvent
de façon récurrente les thèmes de la séparation et de
l’errance.
Comme
Johnnie To (杜琪峰)
un peu dans les mêmes circonstances, il va beaucoup au
cinéma, avec sa mère. Il a expliqué qu’il y avait à Hong
Kong des cinémas qui étaient ainsi fréquentés assidûment par
la communauté chinoise immigrée. Mais ce qui le marque
surtout à l’époque, ce sont les grands classiques du cinéma
hollywoodien.
Scénariste
Il fait des études
d’art graphique à l’Université polytechnique de Hong Kong,
la PolyU (香港理工大学).
Ce qui l’intéresse, c’est la photographie : il découvre
Robert Frank, Henri Cartier-Bresson et Richard Avedon,
passion qu’il partagera avec son chef opérateur Christopher
Doyle. Mais il découvre en même temps le cinéma européen, et
surtout les cinéastes de la Nouvelle Vague française.
Naissance d’une vocation.
Quand il termine
l’université, en 1980, il
entre comme assistant de production à la chaîne de
télévision
TVB (Television Broadcasts) (3), mais devient en fait
scénariste, de productions aussi diverses que variées,
allant du kung-fu au film d’horreur et au mélo. Ce sont des
débuts ironiques pour un réalisateur célèbre pour détester
tourner avec des scénarios tout faits et écrire les siens au
fur et à mesure des tournages.
En 1982, Wong
Kar-wai quitte TVB pour entrer, toujours comme scénariste, à
Cinema City (新艺城)
où, en l’espace de cinq ans, il signe plus d’une dizaine de
scénarios. Il écrit en particulier une trilogie pour Patrick
Tam, mais celui-ci n’en tourne que le troisième volet, une
comédie sombre sortie sous le titre « Final Victory » (《最后胜利》),
en 1986. Le deuxième volet est utilisé par Wong Kar-wai
lui-même, pour son premier film, « As Tears Go By » (《旺角卡门》),
produit par Patrick Tam et sorti en 1988 : adolescent dans
la première partie de la trilogie et trentenaire dans
« Final Victory », le gangster au centre de l’intrigue a là
vingt ans… Mais Wong a dû changer son scénario, car il meurt
à la fin de son film.
1988 :
Débuts de réalisateur
Premier film : un
polar
As Tears Go By
Avec son
premier film, « As Tears Go By » (《旺角卡门》),
Wong
Kar-wai ne prend pas trop de risques :
c’est un polar, genre en
vogue à Hong Kong après le succès du « Syndicat du
Crime » (ou « A Better Tomorrow »
《英雄本色》)de
John Woo (吴宇森) en 1986. En outre, le film est interprété par trois des acteurs
les plus populaires de Hong Kong : le chanteur
Andy Lau, Maggie Cheung et Jackie Cheung, d’ailleurs
primé au festival de Hong Kong en 1989.
Pourtant,
Wong Kar-wai innove : d’abord ses gangsters sont
jeunes ; ensuite, certains des traits
caractéristiques de son style sont déjà là, en
particulier une palette de couleurs fortes qui
contribuent à dégager une atmosphère spécifique.
Malgré l’influence du « Mean Streets » de
Matin Scorsese, qu’il a
lui-même reconnue, il a surtout tiré son inspiration
de rencontres personnelles, pendant plusieurs
années, avec un couple qui lui a
fourni la matrice de ses deux personnages principaux.
Si le film a du
succès à sa sortie à Hong Kong, au festival de Cannes, en
revanche, où il est présenté à la Semaine de la Critique en
1989, il est jugé inutilement violent et ne provoque guère
d’intérêt. Les critiques sont dans l’ensemble réservés. Ce
n’est qu’un début.
As Tears Go By - Bande annonce
Deuxième film : mise en place de l’équipe
Le second film de Wong Kar-wai, sorti l’années
suivante, en 1990, lui permet de mieux définir son
style. « Days of Being Wild », en français
« Nos années sauvages » (《阿飞正传》),
est un film mélancolique sur le mal de vivre d’un
jeune sans repère et sans but, dans les années 1960.
Le A Fei du titre est un jeune dandy entretenu par
sa tante, une ancienne courtisane,
qui rappelle bien sûr le
James Dean de « La fureur de vivre », mais qui a
aussi ses références chinoises.
Le titre pourrait se traduire « la véritable
histoire d’A Fei », où A Fei évoque le terme de
fēizǎi
(飞仔),
un bon à rien. Il rappelle
le titre de la nouvelle de Lu Xun « La véritable
histoire d’AQ » (prononcé A Quei). Le jeune A Fei a
en commun avec le personnage de Lu Xun un défaut
tragique d’identité qui fait de lui un marginal dans
la société. Elevé par une mère adoptive, passant de
maîtresse en maîtresse, A
Fei part finalement aux Philippines tenter de
retrouver sa mère, en quête de chaleur et de racines.
Nos années sauvages
Monté
par Patrick Tam et William Chang, le film reprend le trio
d’acteurs de « As Tears Go By » et y ajoute
Leslie Cheung
dans le rôle principal, plus Carina Lau et Rebecca Pan dans
des rôles secondaires, la seconde dans celui de la mère
adoptive d’A Fei. Il est accompagné de la musique de mambo
de Xavier Cugat, typique de l’époque du film. Surtout, il a
Christopher Doyle pour chef opérateur. Il ne va plus quitter
Wong Kar-wai pendant longtemps et devenir indissociable de
son style.
Le film
a certaines séquences d’anthologie, comme l’évocation de
cette légende qui symbolise l’errance du personnage
principal :
« Il existe une sorte d'oiseau qui n'a pas de pattes et ne peut que
voler, sans pouvoir se poser. Il ne peut, dans sa vie, se
poser qu’une fois — quand il va mourir. »
Tous
les éléments essentiels propres à Wong Kar-wai sont en
place, y compris l’équipe de ses prochaines réalisations. En
1997, au Golden Bauhinia awards, le film est reconnu comme le meilleur film de Hong Kong de
la décennie précédente. Pourtant, en 1990, c’est un échec
commercial, et il se solde par des pertes considérables pour
le producteur, Alan Tang (邓光荣)
(4).
Days of Being Wild - Bande annonce
1993-1995 : déconstruction de la narration, travail sur
l’image
Les
difficultés rencontrées pour réaliser
« As Tears Go By », puis
l’échec du film, obligent Wong Kar-wai à assurer
lui-même la production de ses films, comme
d’ailleurs nombre de ses confrères à Hong Kong. Il
s’associe alors avec le réalisateur et producteur
Jeffrey Lau pour créer une unité de production
indépendante : Jet Tone Films, opérationnelle
à partir de 1993.
1. Wong Kar-wai commence alors à tourner « Ashes
of Time », ou
« Les cendres du temps »
(《东邪西毒》),
un film qui tente de capitaliser sur la vogue du
wuxia, mais le
fait de façon originale : il reprend les personnages
d’un roman de Jin Yong (金庸),
mais en déconstruisant la narration et en les
présentant de manière elliptique comme des ombres
surgies d’un passé un peu flou, comme des bribes de
souvenirs.
C’est le
film le plus complexe de Wong Kar-wai et le plus
Les cendres du temps
injustement
méconnu, sans doute, justement, à cause de sa complexité
même.
Ashes of Time - Bande annonce
2. Pendant les deux mois du montage, n’ayant rien à
faire, Wong Kar-wai tourne un pseudo-policier avec
très peu de moyens : c’est
« Chungking Express » (《重庆森林》),
qui sort en 1994. Lors d’une interview,
Wong Kar-wai dira que ce
fut pour lui aussi difficile que d’aimer deux femmes
en même temps.
« Chungking
Express » raconte les histoires parallèles de deux
flics, désignés anonymement par leur numéro de
matricule, interprétés par Tony Leung et Takeshi
Kaneshiro : l’un a été lâché par la femme qu’il aime
et tente de se consoler dans une relation platonique
avec une femme mystérieuse qui fait du trafic de
drogue ; l’autre, plaqué par une hôtesse de l’air,
se rapproche d’une serveuse de bar, le Midnight
Express.
Wong
Kar-wai voulait au départ filmer deux histoires
semblables dont l’une se serait passée la nuit, et
l’autre
Chungking Express
le
jour.
Finalement, vu le peu de moyens dont il disposait, il tourna
le film en majeure partie de nuit, dans des endroits dont
les lumières lui évitaient d’avoir à recourir à l’éclairage
artificiel. Quant à l’appartement de Tony Leung dans le
film, c’était celui de Christopher Doyle au moment du
tournage.
Le film est un faux
policier : il dépeint la solitude des individus dans la
« jungle » d’une ville comme Hong Kong. Il a enthousiasmé
les critiques et certains cinéastes à sa sortie ; Quentin
Tarantino, en particulier, a crié au chef-d’œuvre et en a
assuré la distribution en Amérique du Nord, avec sa société
Rolling Thunder.
Chungking Express - Bande annonce
Wong Kar-wai, comme
à son habitude, a écrit peu à peu son scénario. Il s’est
retrouvé en fin de compte avec une histoire en trois parties
beaucoup trop longue : la troisième partie est devenue un
autre film.
3. Ce film,
« Fallen Angels » ou « Les anges déchus » (《堕落天使》),
est sorti l’année suivante, en septembre 1995.
Wong
Kai-wai poursuit sa déconstruction de la narration,
pour donner toute l’importance à l’image, et, comme
dans « Chungking Express », entrelace deux histoires
surréalistes qui n’ont que des liens très ténus.
Dans la
première histoire, un tueur à gages va remplir ce
qui doit être son dernier contrat ; il a une étrange
« partenaire » qui nettoie son appartement et lui
faxe les lieux de ses prochains casses ; il la
connaît à peine, la rencontre rarement… puis
rencontre une prostituée dans un Mc Do, une dénommée
Blondie, qui le prend pour son ancien amant…
La seconde
histoire est centrée sur un voisin de la
« partenaire » de l’histoire précédente, un petit
délinquant, muet, qui vit avec son père. Au cours de
ses errances
Les anges déchus
nocturnes, il rencontre
régulièrement une femme qui lui raconte en pleurant la même
histoire : que son amant l’a quittée pour une femme nommée
Blondie…
On est dans le même
univers surréel que « Chungking Express », le lien entre les
deux films étant souligné par de mêmes repères
géographiques: Chungking Mansions et le fastfood Midnight
Express. Wong Kai-wai continue là son jeu subversif sur les
codes du polar hongkongais, et le choix des interprètes
accentue la confusion des rôles : Leon Lai pour le tueur à
gages, Takeshi Kaneshiro pour le muet, et Charlie Young et
Karen Mok pour les deux femmes.
« Les anges
déchus » est un collage de vignettes colorées dont le
caractère décousu est souligné par le montage de chansons de
cantopop. Le film est une intense vibration de sons et de
couleurs qui éclairent brièvement la nuit et la scandent, un
univers illusoire qui oscille au bord du cauchemar, où les
êtres ont le flou de fantômes solitaires, dans des bulles de
temps qui n’ont pas l’air de pouvoir se synchroniser, comme
ce qui reste de rêves au réveil – qui pourraient d’ailleurs
être aussi bien les images qui restent de films dont on ne
se souvient plus très bien… C’est un caractère qui lie ce
film au précédent et aux « Cendres du temps ».
La photo de
Christopher Doyle atteint ici un sommet, et a été primée aux
Hong Kong Film awards en 1996, avec Karen Mok.
Fallen Angels - Bande annonce
1997 et après
Après « Les anges
déchus », Wong Kai-wai a ensuite écrit le scénario d’un film
qui devait s’intituler « Eté à Pékin » mais qui n’a
finalement jamais vu le jour, faute d’autorisation de
tournage en Chine.
Transition
argentine
Happy Together
Ensuite,
Wong Kai-wai est parti tourner en Argentine, une
histoire d’amour et d’exil en forme de road movie :
« Happy Together » (《春光乍泄》) (5)
: deux jeune homosexuels fuient Hong Kong avant la
rétrocession du territoire à la Chine populaire, et
partent le plus loin possible, à l’autre bout du
monde, à Buenos Aires, dans le but de visiter les
chutes d’Iguazú, symbole d’un rêve de dépaysement
ultime et impossible qui est le leitmotiv du film.
Sur un
scénario adapté par Wong Kar-wai d’un roman de
l’écrivain argentin Manuel Puig, c’est un film
désenchanté, le rêve de dépaysement étant doublé
d’un rêve de vie commune et de bonheur partagé qui
s’avère tout aussi illusoire. Les brouilles
récurrentes entre les deux personnages peuvent
paraître quelque peu répétitives, mais l’essentiel
n’est pas là.
Sorti en juin
1997, juste avant la rétrocession, le film est une
immense fresque
allégorique sur l’exil, la nostalgie de ce qui
aurait pu être et le désenchantement face à ce qui est ; il
vibre à nouveau de couleurs, associées ici à un florilège de
musique sud-américaine fixant un cadre temporel et
culturel : tangos d’Astor Piazzola, chansons du brésilien
Caetano Veloso, morceaux instrumentaux de Frank Zappa. Il
est remarquablement interprété - par Tony Leung et
Leslie
Cheung, avec l’apparition de Chang Chen dans la filmographie
de Wong Kar-Wai – et remarquablement mis en scène : il a
valu à Wong Kar-wai le prix du meilleur réalisateur au
festival de Cannes, en 1997.
Happy Together - Bande annonce
In the Mood For
Love
C’est dès
1997 que Wong Kar-wai a commencé son projet suivant,
qui déboucha sur le succès planétaire que fut
« In
the Mood for Love » (《花样年华》),
au bout de trois années.
Il avait
d’abord l’intention de faire à nouveau deux films,
puis se replia sur un scénario unique. Mais il avait
encore deux conclusions possibles, dont l’une
montrait les personnages devenant amants. Dans la
version finale, cependant, rien n’est explicite ; en
outre, les acteurs eux-mêmes, Tony Leung et Maggie
Cheung, ne savaient pas au moment du tournage quelle
serait la conclusion effectivement retenue au
montage, ce qui accentue le flou de leurs
personnages, le caractère ambigu et incertain de
leur relation.
Adaptation
d’une nouvelle de 1972 de Liu Yichang
(刘以鬯)
traduite en français sous le titre « Tête Bêche » et
en anglais « Intersection » (《对倒》), le film se passe à
Hong Kong en
In the Mood for Love,
affiche chinoise
1962.
Le même jour, le
rédacteur en chef d’un
journal local et Mme Chan,
la secrétaire de ce rédacteur, emménagent avec leurs
conjoints dans des appartements voisins. La femme du premier
est souvent absente et le mari de la seconde part
régulièrement à l’étranger. Tous deux réalisent que les deux
conjoints ont une liaison ailleurs et, en cherchant à en
élucider les circonstances, deviennent eux-mêmes de plus en
plus proches…
In the Mood for Love,
affiche française
Le lieu de
tournage dut être transféré de Pékin, comme
initialement prévu, à Macao, car le Bureau du cinéma
chinois demandait un scénario complet avant de
pouvoir approuver le projet. Avec les scènes filmées
à Bangkok et Angkor, le tournage a duré quinze mois.
L’actrice Maggie Cheung l’a comparé à un rhume dont
on n’arrive pas à se débarrasser. Il a fallu ensuite
la pression du festival de Cannes afin que le
montage soit terminé à temps pour que le film puisse
être présenté en compétition officielle en mai 2000.
Et encore au dernier moment, Wong Kar-wai cherchait
toujours le titre anglais, qu’il trouva enfin en
écoutant une chanson de Bryan Ferry « I’m in the
Mood for Love ».
Dans ce
film, Wong Kar-wai a essentiellement voulu recréer
l’ambiance du début des années 1960 à Hong Kong :
tout était différent, y compris la manière dont les
gens
bougeaient, a-t-il
dit. Et c’est ce qu’il a demandé à ses acteurs : rendre
l’époque par leurs mouvements plutôt que par les dialogues.
La musique contribue à l’atmosphère : musique
latino-américaine apportée par les immigrés philippins qui
était omniprésente dans tous les lieux publics…
In the Mood for Love - Bande annonce
2046
« In the
Mood for Love » était un travail sur la mémoire,
«
2046 » est une variation surréaliste sur le
même thème. D’ailleurs les deux films sont liés par
ce chiffre étrange : 2046 était le numéro de la
chambre où se retrouvaient clandestinement les
amants dans le premier film. Et le personnage
principal est un autre Chow, écrivain de
science-fiction avatar du précédent et interprété à
nouveau par Tony Leung.
Mais 2046
est aussi le nom d’une ville imaginaire dont on ne
revient jamais, rêvée par cet écrivain de
science-fiction nommé Chow
Mo-wan (周慕云), revenu à Hong Kong depuis peu.
2046 est aussi le numéro de la chambre où il a
rencontré une femme, peu de temps auparavant. Alors
il s’installe dans la chambre 2047 et observe ce qui
se passe dans celle d’à côté…
2046
Le film est ainsi
construit comme un immense puzzle. Extrêmement complexe, il
a fallu six ans pour le mener à bien, avec des périodes de
pannes totales. C’est au milieu du tournage que Wong Kar-wai
a réalisé un moyen métrage pour s’insérer dans un projet de
Michelangelo Antonioni, « Eros », constitué de trois moyens
métrages, les deux premiers réalisés par Steven Soderbergh
(« Équilibre ») et par Antonioni lui même (« Le Périlleux
enchaînement des choses »).
La partie réalisée
par Wong Kar-wai, intitulée « La Main », se déroule dans le
Hong-Kong des années 60 cher au réalisateur et raconte la
relation liant une prostituée et son tailleur. Thème choisi
par Antonioni, l’érotisme est omniprésent dès la séquence
introductive, et le film montre ensuite la descente de la
prostituée vers une mort certaine.
« 2046 » est sans
doute le film le moins populaire de Wong Kar-wai, avec « Les
cendres du temps », tous les deux parce que leur complexité
les rend difficilement abordables par le grand public.
2046 - Bande annonce
Etats-Unis et
retour en Chine
En 2007, Wong
Kar-wai part aux Etats-Unis réaliser « My Blueberry
Nights », périple d’une femme à travers le continent, à la
rencontre d’individus qui s’avèrent tous solitaires, le vide
de ces existences l’amenant à réfléchir sur la sienne… Le
film a fait l’ouverture du festival de Cannes en 2007, mais
n’a pas convaincu.
Années 2010
Grandmaster
Dès 2005,
cependant, Wong Kar-wai a commencé la préparation d’un
nouveau projet plus spécialement orienté vers le public
chinois :
« The
Grandmaster » (《一代宗师》),
évocation
du monde des arts martiaux au début du vingtième siècle,
autour d’une évocation du grand maître Ip Man. Après avoir
été repoussée plusieurs fois, la sortie du film a eu lieu en
janvier 2013 en Chine, suivie d’une présentation à la
Berlinale dont il a été le film d’ouverture.
Film brillant et
elliptique,
« The
Grandmaster »a souffert du montage réalisé pour
le réduire à une longueur adaptée à une exploitation en
salles, avec des coupes qui ne laissent que de très courtes
séquences à certains personnages, dont l’histoire devient du
coup incompréhensible. Il y a d’ailleurs plusieurs versions
qui circulent, avec des montages différents selon les
régions, Hong Kong, Chine continentale, Europe et
Etats-Unis, avec un surtitrage plus ou moins important selon
les publics. Tel qu’il est, le film n’emporte pas totalement
l’adhésion. On aurait aimé voir la version de cinq heures.
The Grandmaster - Bande annonce
Producteur
Zhang Jiajia à g.,
annonçant « The Ferryman »
avec Wong Kar-wai et
Tony Leung
En 2014, Wong Kar-wai a pensé adapter un épisode
d’un roman initialement publié sur internet et
devenu ensuite un immense succès d’édition : « The
Ferryman » (《摆渡人》),
tiré des
« bedtime stories » de Zhang Jiajia (张嘉佳)
publiées sous le titre anglais
« I Belonged to You » et le titre chinois signifiant
« en traversant ton univers tout entier »
(《从你的全世界路过》).
Le roman
comporte trente-huit chapitres : c’est
une série
d’histoires comme racontées par un ami en pleine nuit. Le
chapitre choisi pour être adapté est l’histoire de
la liaison entre une jeune
femme et un peintre marié de Changchun qui n’arrive pas à
oublier son ex-femme.
Finalement, cependant, Wong Kar-wai n'a fait que produire le
film, dont la réalisation a été confiée à l’auteur même du
roman, et l’interprétation des rôles principaux à
Tony Leung Chiu-wai (梁朝伟),
Takeshi Kaneshiro (金城武)
et Angelababy.
Le financement vient du groupe
Alibaba Pictures ;
c’est le premier projet du groupe depuis sa création en
2013, quand le géant chinois de l’e-commerce a décidé de se
diversifier dans le cinéma en rachetant le groupe de Hong
Kong
ChinaVision Media.
Le film est sorti
en Chine fin 2016.
The Ferryman - Bande annonce
Blossoms
Wong Kar-wai, quant à lui, a préféré adapter un
autre roman, un autre best-seller, beaucoup plus
intéressant. Il s’agit d’une étonnante fête
littéraire - un roman écrit en dialecte de Shanghai
par l’un des écrivains les plus en vue à Shanghai à
l’heure actuelle :
Jin Yucheng (金宇澄).
Il s’agit d’une série télévisée en 40 épisodes qui
reprend le titre du roman, légèrement modifié : « Blossoms Shanghai
» (《繁花》).
Le roman retrace l’histoire du dernier demi-siècle
de Shanghai, mais sous un angle inhabituel
Wong Kar-wai annonçant
"Blossoms"
avec Jin Yucheng, en
juillet 2014
jusqu’ici : c’est l’histoire des gens ordinaires des
lilong, à travers les souvenirs de l’auteur et de ses
amis, à partir des années 1960. C’est devenu un phénomène
littéraire, et a, entre autres, relancé
Wong Kar-wai et le
roman
le débat sur la
place du dialecte face au putonghua. Mais l’intérêt
pour Wong Kar-wai était dans l’évocation d’une ville qui
répond à ses propres souvenirs. Le scénario brosse une
histoire sensiblement différente.
Le tournage a duré trois ans, à Shanghai, et la
série est coproduite par le groupe Shanghai Film. Elle
est sortie le 27 décembre 2023 en deux versions,
l’une en dialecte de Shanghai sur WeTV de Tencent,
l’autre doublée en chinois standard sur CCTV8.
Blossoms Shanghai - Bande annonce
Notes
(1) Selon Jean
Douchet, « Nouvelle Vague », Hazan, 1998.
(2) Cité dans le
« Wong Kar-wai » de Peter Brunette, University of Illinois
Press, 2005 (Introduction, ma traduction).
(3) Chaîne de
télévision commerciale FTA (« Free to Air » ou « en accès
libre »), dont les programmes sont destinés à la diaspora
chinoise dans le monde entier. Présidée par
Run Run Shaw,
elle a toujours été, depuis sa création en 1967, une
pépinière de talents pour le cinéma.
(4) Mort récemment,
le 29 mars 2011, à l’âge de 64 ans, Alain Tang a continué à
produire des films jusque vers le milieu des années 1990.
Il reste l’une des figures marquantes du cinéma de Hong Kong
avant la crise induite par la rétrocession.
(5) Si le titre
anglais est celui d’une chanson de cantopop, le titre
chinois,
《春光乍泄》Chūnguāng
zhàxiè, est plus complexe
à comprendre. C’est une expression signifiant littéralement
« paysage printanier apparaissant soudain », comme les
rayons du soleil filtrant à travers les feuillages ; elle a
servi à traduire le titre du film d’Antonioni « Blow Up ».
Mais elle a aussi un sens dérivé, évoquant une femme qui
s’assoit de façon provocante en dévoilant plus que la
décence ne le permettrait, comme Sharon Stone dans « Basic
Instinct ».
Filmographie
1988 As Tears Go By 《旺角卡门》
1990 Days of Being Wild / Nos années sauvages《阿飞正传》
1994 Chungking Express《重庆森林》
Ashes of Time / Les cendres du temps
《东邪西毒》
1995 Fallen Angels / Les anges déchus 《堕落天使》
1997 Happy Together《春光乍泄》
2000
In the Mood for Love《花样年华》
2004 2046 《2046》
La main 《爱神》 (moyen métrage, l’un des
trois volets du projet « Eros » d’Antonioni)
2007 My Blueberry Nights
2013
The Grandmaster 《一代宗师》
Jouant en virtuose
de l’image et de la musique, Wong Kar-wai était prédisposé à
réaliser des spots et films publicitaires. Il est
effectivement passé maître dans cet art, réussissant à créer
l’atmosphère de chaque marque avec ses acteurs fétiches, ou
d’autres. Par exemple :
- En 1996, série de
spots télévisés intitulés “wkw/tk/1996@7′55″hk.net”
pour le designer japonais Takeo Kikuchi, avec Tadanobu
Asano et Karen Mok - le titre reprend les initiales de Wong
Kar-wai et Takeo Kikuchi, l’année de réalisation, la
longueur du spot, soit 7 minutes 55 secondes, plus "hk" pour
Hong Kong. La photographie est de Christopher Doyle.
- En 2000,
publicité pour Suntime Wine with Tony Leung and Maggie
Cheung (au moment de la sortie du film « In the Mood for
Love »), puis autre publicité pour JCDecaux - série de spots
intitulée “Un matin partout dans le monde” réalisés
par douze réalisateurs (Wim Wenders, Francis Ford Coppola,
David Lynch….) sur le thème « il est cinq heures et demi du
matin » dans douze villes différentes – chaque publicité
montrant un panneau publicitaire Decaux.
Hong Kong par Wong
Kar-wai pour Decaux
- En 2001, spot
télévisé “Dans la ville” pour la société française
Orange France, puis court métrage « The Hire: The
Follow » pour le constructeur allemand BMW - filmé comme
un film policier … Le spot existe en différentes versions.
Exemple : The Follow, version avec la chanson de Mercedes
Sosa, el Unicornio
- En 2002, “La
Rencontre”, publicité pour Lacoste, avec Chang Chen and
Diane MacMahon;
- En 2005,
publicité pour le parfum de Dior "Capture Totale",
avec Sharon Stone. Puis, en 2007, autre publicité Dior, pour
le parfum ”Midnight Poison”, avec Eva Green et la
chanson de Muse "Space Dementia". Sans doute sa publicité
la plus réussie à cette heure.
Wong Kar-wai, on ne
s’en lasse pas…. et on est ravi que ces publicités puissent
l’aider, en plus, à financer ses films.
A voir en complément
La vidéo de la conférence donnée au Forum des Images le 22
février 2013 :