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« Old
and New Shanghai » de Cheng Bugao : portrait d’une société
au bord du gouffre
par Brigitte Duzan, 23 novembre 2011
Sorti en
1936, « Shanghai d’hier et d’aujourd’hui » (《新旧上海》)
est le dernier film réalisé par
Cheng Bugao (程步高)
dans les
années 1930, avant que Shanghai soit envahie par
les Japonais ; le studio où il travaillait depuis
1928, la compagnie Mingxing (明星影片公司),
eut le temps de produire encore quelques chefs
d’œuvre l’année suivante, dont
« Les
anges du boulevard » (《马路天使》), sorti in extremis avant la chute de Shanghai, puis fut obligé
d’arrêter ses activités.
Mais, si le
film de
Yuan Muzhi (袁牧之)
est d’un ton étonnamment léger dans le contexte de
crise où il a été réalisé, celui de Cheng Bugao est
un film sombre, une peinture se voulant réaliste de
la misère urbaine sur fond de crise économique, mais
dépassant le contexte de l’époque pour prendre une
signification symbolique déjà évoquée dans le titre.
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L’affiche |
L’histoire
L’histoire est
typique de ce que les Anglo-saxons ont appelé « tenement
films », un genre populaire en Chine continentale comme à
Hong Kong : des vieux immeubles surpeuplés fournissent le
cadre idéal à des histoires croisées d’occupants divers qui
se querellent, s’observent, se jalousent voire se détestent
mais s’entraident, le tout sur fond de commérages et de
soucis quotidiens.
Le grand classique
du genre, en Chine, est « Corbeaux et moineaux » (《乌鸦与麻雀》),
de Zheng Junli (郑君里),
en 1949, dans lequel un propriétaire aux sympathies
nationalistes terrorise ses locataires pour mieux les
chasser de l’immeuble qu’il a décidé de vendre, ceux-ci
découvrant alors les avantages de la coopération.
Scène du film |
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Dans « Old
and New Shanghai », le propriétaire est représenté
par une vieille femme chargée de récolter les
loyers. Elle est le nœud central où convergent les
différentes histoires des locataires ; assise à
l’entrée, elle régule et contrôle les entrées et
sorties, préoccupée par les agissements de son
vaurien de fils autant que par ceux de ses
débiteurs.
Son idole
et modèle est le locataire du plus grand appartement
du lot, Yuan Ruisan (袁瑞三),
un
personnage censé avoir un poste important à l’usine
textile voisine, le seul en qui elle a
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confiance
pour payer son loyer. Problème : c’est la crise,
l’usine a été obligée de fermer ses portes, il est au
chômage comme tous le monde. Mais il continue à fièrement
défiler le matin en grande tenue comme s’il allait
travailler, pour sauver la face. C’est la seule chose qui
semble lui rester, la face, outre des dettes qu’il doit
rembourser et une femme qui n’est pas très coopérative pour
l’aider à le faire.
Tout le reste de
l’immeuble s’agite autour de ces trois-là, c’est un
microcosme de la société vue côté cour, la cour des miracles
en petit, vu la crise qui, en provoquant la fermeture de
l’usine, a tari la seule source de salaires… les plus
pauvres mendient quelques yuans pour soigner les enfants
malades, les plus huppés les dépannent… en empruntant
ailleurs ou en espérant gagner à la loterie… Il y a une
ironie très amère au plus profond de cette histoire, et le
sentiment d’un monde au bord du gouffre.
Le film
Remarquable
scénario, excellent montage
Le scénario est signé
Hong Shen (洪深),
éminent dramaturge autant que scénariste : il est
structuré comme une pièce de théâtre, et présenté
comme une comédie de mœurs typique des premiers
films chinois. Les premières séquences sont celles
d’une comédie, avec même une scène comique que
n’aurait pas reniée Chaplin ou Lloyd, que les
Chinois adoraient. Et l’ensemble du film comporte
des ressorts typiques de comédie, y compris un
personnage traité comme un personnage de ‘clown’
(chou 丑) dans l’opéra traditionnel, le maquillage en
moins. |
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Scène du film |
Mais c’est le ton dramatique qui prédomine. C’est un
huis clos à quelques exceptions près, exceptions qui
ne font que renforcer le sentiment d’enfermement, né
de la situation des personnages : condamnés sans
recours à attendre impuissants la réouverture
improbable de l’usine qui les fait vivre.
Du coup, le film flirte avec le statique, il faut
beaucoup d’imagination pour animer l’image :
entrées et sorties, très théâtrales souvent, et surtout
montées et descentes, car le couple principal, celui qui
tient tant à garder la face, habite à l’étage,
symboliquement – mais, tout aussi symboliquement, n’est
coupé du reste de cette humanité en sursis que par une frêle
tenture, la porte n’étant fermée que lorsque tous les deux
sont sortis.
Le montage est
remarquable. Celui de la séquence initiale, introduisant
chacun des locataires, est un modèle du genre. Ils sont
présentés sous l’angle de la gardienne de l’immeuble : c’est
son œil qui guide la caméra, y compris quand elle le glisse
dans le trou de la serrure d’une porte d’où proviennent des
cris d’enfants…
Absence de discours
politique : valeur symbolique
Scène du film |
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Mais ce qui
frappe, c’est l’absence de critique ou de discours
politique, y compris lorsque trois des personnages
se retrouvent dans une maison de thé, les journaux
du jour devant eux. Il y a une peinture sociale très
sombre, mais la situation désespérée de tout ce
petit peuple est présentée comme une conséquence
logique de "la crise", monstre impersonnel et froid
qui a entraîné la fermeture de l’usine. Il n’y a pas
de méchants patrons, ils sont victimes tout aussi
bien. On est loin de la peinture au vitriol du film
de 1933 de
Cheng Bugao,
« Le torrent sauvage » (《狂流》),
qui décrivait l’indifférence |
des nantis devant
la misère des victimes de l’inondation du Yangzi de 1932.
Mais le
film, justement, avait déclenché un tel mouvement
d’opinion qu’il avait entraîné une réaction violente
des autorités, des attaques sur les studios de
gauche, et un resserrement de la censure. En outre,
en 1936, devant la menace croissante de
l’envahisseur japonais, l’heure était à l’union
nationale.
Cheng Bugao et son
scénariste se placent donc en retrait des événements,
pour atteindre une valeur symbolique plus
universelle. Comme l’a fait remarquer très
judicieusement le directeur de l’institut Confucius
de l’université Paris Diderot qui assistait à la
séance du deuxième cycle Littérature et cinéma où
était présenté le film, l’histoire rappelle, dans sa
thématique et sa structuration, celle du « Père
Goriot » de Balzac, et la maison la pension Vauquer
du roman, avec des différences bien sûr,
mais la même prétention à l’universel : il s’agit
bien aussi, dans le film, de dépeindre un pan de
« comédie humaine ».
C’est ce caractère
intemporel auquel renvoie justement le titre, ancien
et nouveau, termes qui en chinois sont collés :
xinjiu 新旧. Le rapprochement des deux caractères,
cependant, n’est pas là pour accentuer le contraste,
mais au contraire pour l’escamoter.
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Dong Keyi |
Ancien et nouveau,
hier et aujourd’hui, la misère du peuple
est finalement
toujours la même, la situation apparaît sans issue :
même quand l’usine ouvre à nouveau, à la fin, tout
le monde sait très bien que ce n’est qu’un répit
passager, qu’elle va refermer bientôt, l’un des
personnages le dit textuellement, avec un fatalisme
résigné. A chacun d’en tirer ses conclusions.
La photographie est
signée du grand chef opérateur de la Mingxing,
celui, déjà, du « Torrent sauvage » (《狂流》), Dong
Keyi (董克毅).
Les acteurs
Dans un
film construit sur une telle trame, les acteurs sont
primordiaux. Et ils sont remarquables, dans un
registre très
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Wang Xianzhai |
théâtral,
qui s’impose presque de par la structure même du
scénario.
Photo du couple Yuan
Ruisan et son
épouse épinglée
ostensiblement sur
le mur de leur
chambre, référence
au couple traditionnel
à l'ancienne |
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Ils sont
non seulement remarquables, ils étaient aussi
populaires, et connus dans des rôles spécifiques, ce
qui souligne encore l’aspect intemporel que veut se
donner le film : ce sont des personnages types,
représentant divers types sociaux. Et d’abord
celui de la vieille gardienne, désignée du terme
générique « propriétaire n°2 » (二房东太太).
Mais les
deux plus importants sont bien sûr les deux acteurs
qui
interprètent les personnages du couple central :
Wang Xianzhai (王献斋)
dans le rôle du mari, et Shu Xiuwen (舒绣文) dans celui de son épouse.
Wang
Xianzhai
avait joué dans les films les plus marquants des
années 1920 et 1930, dont « L’orphelin qui sauve son
grand-père » (《孤儿救祖记》),
qui avait sauvé la Mingxing de la faillite en 1923
(1), et « La chanteuse Pivoine rouge » (《歌女红牡丹》),
premier film parlant du cinéma
chinois, en 1931. Mais
il était connu pour ses rôles de vilain (反派)
qui lui avaient valu le surnom de « Salaud n°1 »
(“第一坏蛋”)
(2. |
Quant à
Shu Xiuwen, ce fut aussi une grande actrice de
théâtre ; dans les années 1940, quand elle joua sur
le front, elle fut surnommée « la meilleure des
quatre dan du théâtre parlé » en référence
au surnom donné à Mei Lanfang dans les années
1920. C’était, en 1936, une actrice réputée qui
avait en outre une renommée de grande moralité :
elle était arrivée sans le sou à Shanghai à l’âge de
seize ans, mais, dès
qu’elle avait commencé à gagner un peu d’argent,
elle avait fait venir avec elle sa mère et ses trois
sœurs dont elle s’était ensuite occupée (3). Elle
avait commencé à la Tianyi avant de passer à la
Mingxing où elle joua en particulier dans les films
de Cheng Bugao.
« Shanghai
d’hier et d’aujourd’hui » dresse ainsi le |
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Shu Xiuwen |
portrait
intemporel d’une société au bord de l’asphyxie,
un monde à
deux doigts du gouffre condamné autant
par ses
restes de réflexes traditionnels (sauver la face), que par
les événements extérieurs.
Le film (avec
sous-titres chinois)
Notes
(1) Voir
:
Repères historiques
(1921-1930)
(2) Il est mort en
1942, à l’âge de 42 ans, des suites d’un accident sur un
tournage.
(3) Elle fut
persécutée pendant la Révolution culturelle et mourut le 17
mars 1969, à l’âge de cinquante quatre ans, d’une maladie
consécutive à ces persécutions.
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