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« Regrets éternels » : opéra filmé par Fei Mu, avec Mei Lanfang

par Brigitte Duzan, 13 décembre 2008, actualisé 10 janvier 2017

 

Tourné en 1948, « Regrets éternels » (生死恨) est un film qui fait date dans l’histoire du cinéma chinois.

 

Un film qui fait date

 

D’abord parce qu’il est le premier film en couleur de l’histoire du cinéma chinois. Ensuite parce qu’il est né de la collaboration de deux figures quasi légendaires dans leurs domaines respectifs : Fei Mu (费穆), le réalisateur poète, auteur du chef d’œuvre qu’est « Le printemps d’une petite ville » (小城之春), et Mei Lanfang (梅兰芳), l’acteur mythique qui a révolutionné l’Opéra de Pékin et contribué à sa diffusion dans le monde occidental.

 

Il s’agit en outre d’un opéra aux thèmes symboliques qui lui donnent une signification particulière dans le contexte du conflit sino-japonais qui venait de s’achever quand il a été

 

Regrets éternels, le film

tourné. Comme c’est souvent le cas dans les films d’opéra, Fei Mu utilise les thèmes de l’opéra pour dénoncer de manière détournée la situation du pays, en l’occurrence l’agression japonaise.

 

Mais c’est aussi un film qui tente une nouvelle approche, plus naturelle, de l’opéra filmé. En ce sens, c’est le sommet d’une carrière qui aura été l’une des plus novatrices du cinéma chinois avant 1949.

 

L’apport de Mei Lanfang

 

Mei Lanfang est le grand rénovateur de l’Opéra de Pékin au début du vingtième siècle. Spécialiste des rôles féminins, il a fait évoluer des catégories jusque là très figées au sein de ces rôles ; mais, au delà, il a revu toute la gestuelle, et même les costumes, concevant sa théorie du « Nouveau théâtre des formes anciennes » qu’il diffuse en Occident lors de ses visites aux Etats-Unis, en 1930, puis en Union soviétique en 1935. Sa rencontre avec les grands metteurs en scène de l’époque, Stanislavski, Meyerhold, Eisenstein, et jusqu’à Bertolt Brecht, va influencer durablement le théâtre occidental qui traversait justement une crise.

 

Dans les années 1930, Mei Lanfang était donc une star. Il avait en outre l’aura d’un personnage hors norme sachant manier un art traditionnel aux règles rigides pour le faire évoluer sans briser la stylisation qui en est le fondement et l’essence. Comme l’a dit Eisenstein : "[Mei Lanfang] sait, en recréant les formes parfaites de l'ancienne tradition, les conjuguer avec un contenu renouvelé."

 

Fei Mu avait de son côté l’ambition de renouveler la pratique de l’opéra filmé ; il avait déjà commencé avec une autre grande vedette de l’opéra chinois de l’époque, le célèbre Zhou Xinfeng (周信芳), avec lequel il a tourné « Meurtre dans l’oratoire » (《斩经堂》) en 1937.   

 

Sa collaboration avec Mei Lanfang donna un nouvel élan à ses recherches dans ce domaine. Les deux artistes se retrouvèrent avec un enthousiasme partagé sur un projet commun qui se voulait novateur dès le départ.

 

Le film

 

Le choix du sujet

 

Dans l’ambiance de l’époque, il s’agissait de célébrer la résistance chinoise face à l’agresseur japonais. L’opéra, en Chine, a de tous temps été un moyen idéal de faire passer des messages codés, en adaptant des histoires tirées de la littérature d’une autre époque.

 

Il se trouve que Mei Lanfang avait adapté à l’opéra une pièce datant de la dynastie des Ming, intitulée « l’histoire du soulier échangé » (易鞋记》) (1). Cette histoire se passe sous la dynastie des Song, lorsque les hordes mongoles, menées par Gengis Khan, déferlent sur la Chine, prenant la capitale en 1215, avant d’instaurer la dynastie des Yuan au bout de quelque soixante ans de combats.

 

Le lettré Cheng Pengju (程鹏举) et la jeune fille qu’il aime, Han Yuniang (韩玉娘) sont faits prisonniers par le général mongol Zhang Wanhu (张万户). Comme Han Yuniang tente d’inciter son compagnon à fuir, le général furieux décide de les séparer. Au moment de la séparation, Yuniang garde en souvenir un soulier que Pengju a laissé en partant. Yuniang traverse ensuite mille péripéties, finissant par s’enfuir après avoir été donnée en mariage à un « tyran local ». Pengju, lui, réussit à rejoindre l’armée des Song ; grâce à une carte, dessinée par ses soins, des emplacements de l’armée ennemie, les Chinois remportent une victoire sur les Mongols. Pengju est alors nommé préfet de Xiangyang et envoie un émissaire chercher Yuniang à l’aide de l’autre chaussure, qu’il a conservée. Malheureusement, quand il la retrouve, elle est mourante…

 

Sous les Ming, ce sujet était déjà une glorification de la résistance valeureuse du peuple chinois face à l’envahisseur. Dans le contexte de la guerre contre le Japon, il en était de même et le texte devenait une dénonciation déguisée de l’agression étrangère, et un appel à lui résister.

 

Le théâtre Tianchan Yifu où fut joué l’opéra en 1936

 

Or Mei Lanfang avait été directement touché par la guerre. Dès « l’incident du 18 septembre », en 1931 (2), il avait songé à fuir la capitale. Mais ce n’est que lorsque celle-ci fut sur le point d’être occupée qu’il se résolut à fuir à Shanghai avec toute sa famille. Il y créa tout de suite une petite troupe et, cherchant une pièce à jouer, tomba sur « l’histoire du soulier » qu’il adapta.

 

L’opéra fut créé le 23 février 1936, au théâtre Tianchan à Shanghai (天蟾逸夫舞台), et connut tout de suite un immense succès qui ne s’interrompit que lorsque les représentations

furent interdites. Mei Lanfang ayant alors refusé de jouer pour les Japonais, il se laissa pousser la barbe et se retira de la scène pendant huit ans, jusqu’en 1945.

 

En 1948, l’opéra offrait rétrospectivement un sujet idéal, pour déplorer les ravages de la guerre, en dénoncer les atrocités et louer l’héroïsme des combattants luttant pour la reconquête du territoire. On comprend que Fei Mu l’ait retenu ; cela s’intégrait parfaitement dans son œuvre aux thèmes sociaux et nationalistes très marqués.

 

La réalisation

 

Fei Mu et Mei Lanfang, aidés du co-scénariste Qi Rushan (齐如山), ont travaillé ensemble pendant six mois pour élaborer le scénario, synthétisant les 21 scènes de l'opéra original en 19 séquences. Le « happy end » de l’opéra est transformé en fin tragique pour mieux insister encore sur les conséquences dramatiques de l’agression japonaise. Enfin, Fei Mu choisit la couleur, pour la première fois en Chine, tournant le film en 16 mm (transformé par la suite en 35 mm).

 

Mei Lanfang a apporté une griffe personnelle à l’adaptation de la gestuelle, mais celle-ci reste

 

Le co-scénariste Qi Rushan avec Mei Lanfang

très stylisée, comme le veut l’opéra. En revanche, Fei Mu a tenté de s’éloigner du théâtre, comme il l’a toujours fait, cette fois en filmant en décor naturel. Cependant, dans les vastes espaces de certaines séquences,  l’art des acteurs est comme dilué, perdant en intensité dramatique et en expressivité ce que le film aurait pu gagner en naturel.

 

C’est peut-être là l’erreur qui fait de ce film un objet hybride qui manque de cohérence. D’ailleurs, d’après le biographe de Mei Lanfang, A. C. Scott, Mei Lanfang et Fei Mu eux-mêmes se seraient rendu compte de ce défaut et auraient considéré « Regrets éternels » comme un film expérimental se soldant par un échec partiel :

“Its conventional, almost hackneyed pathos required the severity of Peking stage technique to bring out its dramatic quality ; translated into screen terms, with realistic settings and wide vistas, it lost its point.”

(son pathos conventionnel, presque stéréotypé nécessitait la sévérité technique du mode de représentation de l’opéra de Pékin pour en faire ressortir toute la qualité dramatique ; traduit en termes cinématographiques, avec des décors réalistes et de vastes paysages, il perdait tout son sens. »

 

Ce constat est facile à faire en comparant le film avec les représentations de l’opéra au théâtre :

 

Mei Lanfang dans le rôle de Han Yuniang

 

 

Au théâtre, extrait (梅兰芳京剧选段《生死恨》)

 

Le film “Regrets éternels”, 59’ (梅兰芳京剧电影《生死恨》)

 

C’est certainement une expérience qui a servi à beaucoup de réalisateurs qui ont par la suite filmé des opéras, en particulier Sun Yu (孙瑜) pour « Qin Niangmei » (《秦娘美》) et Sang Hu (桑弧) pour « Liang Shanbo et Zhu Yingtai » (梁山伯与祝英台).

 

L’histoire de « Regrets Eternels » est également liée à celle de « Printemps dans une petite ville » (《小城之春》), qui a été tourné pendant une pause forcée dans le tournage du film. Les deux films sont étroitement liés, la thématique de l’un éclairant celle de l’autre.

 

 

Notes

(1) étant pris ici non au sens habituel de 容易 róngyì (facile), mais au sens de 交换 jiāohuàn (échanger)

(2) C’est-à-dire le bombardement d’une ligne ferroviaire qui déclencha l’invasion japonaise des trois provinces du nord-est, et devait conduire à l’établissement du Manchukuo.

 

Dernières projections à Paris :

Cinémathèque de Paris, le mercredi 10 décembre 2008.

Panorama du cinéma chinois à Paris, le 12 décembre 2008

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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