« Printemps
dans une petite ville » de Fei Mu : entre poésie, peinture
narrative et opéra
par Brigitte
Duzan, 13 janvier 2017
Que « Printemps dans une petite ville » (《小城之春》),
de
Fei Mu (费穆),
soit un chef d’œuvre du cinéma chinois est un
jugement qui fait aujourd’hui l’unanimité. Il n’en a
pourtant pas toujours été ainsi ; interdit et mis
dans un tiroir à sa sortie, en septembre 1948, il
n’a été redécouvert qu’au début des années 1980,
trente ans après la mort du réalisateur.
Tourné pendant une pause forcée dans le tournage,
avec Mei Lanfang (梅兰芳),
de « Regrets éternels » (《生死恨》),
il a été réalisé en trois mois avec un budget
limité, et seulement cinq acteurs, et produit par
une petite compagnie créée en 1946, la Wenhua (文化).
C’est pourtant avec ce film que Fei Mu a concrétisé
en les perfectionnant les idées sur le cinéma qu’il
a commencé à mettre en œuvre dès ses premiers films,
au début des années 1930, et énoncées parallèlement
dans de nombreux textes de théorie.
L’affiche originale de
Printemps dans une petite ville
C’est aussi avec ce film qu’il apparaît véritablement comme
le « réalisateur-poète » (诗人导演)
qu’il est resté dans l’histoire du cinéma
[1].
L’histoire est relativement simple : en 1946, au lendemain
de huit ans de guerre, un médecin de Shanghai, Zhang Zichen
(章志忱),
revient dans sa petite ville natale "quelque part dans la
Chine du sud" (中国江南某小城)
[3],
dit le scénario, pour rendre visite à son vieil ami, Dai
Liyan (戴礼言).
Il a la surprise de le trouver très malade, souffrant de
tuberculose et d’une maladie du cœur ; il est aussi surpris
d’apprendre qu’il est marié depuis plusieurs années avec
Zhou Yuwen (周玉纹) :
ils étaient en fait très amoureux, mais la guerre les a
séparés, Zhichen
est parti, Yuwen préférant rester dans la petite ville, où
elle a fini par épouser Liyan.
L’affiche des années
1980
Dai Liyan vit sur les souvenirs du passé, dans la
vieille maison familiale où l’unique vieux
domestique restant tente à grand’ peine de réparer
les éboulements du mur extérieur du jardin
endommagés par la guerre. Le seul élément plein de
vie, dans cette ancienne maison repliée sur
elle-même comme une bulle dans le temps et un monde
à part dans la ville, est la jeune sœur de Liyan,
Dai Xiu (戴秀).
Zhou Yuwen passe des journées solitaires à remplir
de menues tâches domestiques, et à se promener sur
la muraille en ruines de la ville.
Zhang Zhichen réveille des sentiments encore
vivants, et perturbe l’ordre tranquille de ce monde
clos. Mais, comme les vagues provoquées par la marée
sur le Huangpu proche, l’excitation ne dure qu’un
temps et la maison retombe dans son calme d’antan
dès le départ du visiteur, laissant le temps faire
tranquillement – et inexorablement - son œuvre.
Le scénariste et Fei Mu
Ce scénario a été écrit au lendemain de la guerre par
Li
Tianji (李天济),
à son retour à Shanghai après plusieurs années passées dans
le sud-ouest de la Chine. Il avait alors 26 ans et était
acteur de théâtre, inconnu des milieux cinématographiques.
Il a écrit son scénario parce qu’il ne trouvait pas de
travail à Shanghai dans son domaine, pour se recycler comme
scénariste de cinéma. Il en a écrit quelques autres par la
suite, mais il reste surtout connu pour « Printemps dans une
petite ville ».
Pourtant, quand il proposa son texte aux divers studios de
Shanghai, il fut rejeté partout, seul Fei Mu s’y intéressa,
attiré – en « réalisateur-poète » qu’il était - non tant par
l’histoire que par l’atmosphère qui s’en dégageait, et qui
lui évoqua aussitôt un poème, de Su Shi (苏轼)
[4].
Or, quand il le récita à Li Tianji, celui-ci lui répondit
que c’était effectivement à ce poème qu’il avait lui aussi
pensé en écrivant son histoire. Il y a eu dès le départ
affinité entre le cinéaste et son scénariste, sur la base de
ce poème qui constitue véritablement l’inspiration
principale du film.
Ce poème est une scène de printemps, et même de fin de
printemps comme l’évoquent les fleurs fanées, les abricots
encore verts et la bourre de peuplier dispersée par le
vent ; c’est un ci (词),
poème lyrique auquel Su Shi a donné ses lettres de noblesse
[5].
蝶恋花
(Sur
l’air de : Un papillon amoureux d’une fleur) 花褪残红青杏小。
Fleurs fanées rouge passé Petits abricots verts 燕子飞时,绿水人家绕。
Vole l’hirondelle, eau limpide alentour des maisons
枝上柳绵吹又少,天涯何处无芳草!
Sur la branche la bourre de peuplier est soufflée par le
vent,
A perte
de vue pas un lieu sans son herbe qui fleure bon ! 墙里秋千墙外道。
A l’intérieur du mur une balançoire à l’extérieur un sentier 墙外行人,墙里佳人笑。
A l’extérieur un voyageur, à l’intérieur une belle qui rit 笑渐不闻声渐悄,多情却被无情恼
Mais peu à peu le rire s’éteint le silence se fait,
Un cœur trop
tendre est victime du manque de sentiment.
Le poème évoque le cadre du film : les murs –
leitmotiv symbolique du film - délimitant un espace
clos où se déploie le conflit sentimental larvé
entre les trois personnages, le silence retombant
une fois la crise désamorcée, par le départ du
visiteur.
Il évoque surtout une atmosphère de tristesse qui
est celle non du printemps, mais de la fin du
printemps, fin de saison avec ses fleurs fanées et
la bourre des peupliers emportée par le vent, fin
d’une histoire amoureuse, devine-t-on aussi, comme
dans le film.
C’est cette atmosphère (kongqi
空气),
d’abord, que Fei Mu s’est attaché à rendre dans son
film, en modifiant légèrement le scénario pour
éviter les effets trop mélodramatiques, et rester
dans une note de désolation diffuse, liée à l’air du
temps autant qu’à la frustration affective. Il
utilise pour ce faire des procédés
cinématographiques qui sont liés à
Fei Mu, le
réalisateur-poète
l’expression poétique, mais aussi à la tradition de la
peinture de paysage (horizontale) et à la gestuelle stylisée
de l’opéra traditionnel.
Une atmosphère de fin de printemps
Si Fei Mu a conservé la symbolique des murs que Li Tianji
avait inscrite comme leitmotiv principal dans son scénario,
il en a en revanche modifié le début, pour introduire la
narration en voix-off qui est l’un des éléments-clés du
film.Mais tout le film, et les techniques mises en œuvre,
reflètent d’abord le principe fondamental qui a guidé Fei
Mu : refuser le mélodrame, ou du moins ses excès.
Refus de dramatisation
Fei Mu en 1947
A l’encontre de la pratique courante dans le cinéma
chinois des années 1930 et 1940, Fei Mu voulait
avant tout éviter de tomber dans le double écueil
des excès émotionnels ou esthétiques. Malgré les
limites de ses moyens, son objectif était de rester
dans le cadre d’une vision réaliste, mais ouvrant
sur la réflexion et y incitant. Plus précisément,
son but était de donner une représentation visuelle
des sentiments profonds éprouvés dans la Chine de
son époque, un an après la fin de la guerre, et de
le faire en rupture avec la forme mélodramatique des
films qui, encore l’année précédente, en 1947,
avaient eux aussi traité des conséquences de la
guerre dans les esprits, dont trois grand succès :
« Amour lointain » (Yaoyuan de ai
遙远的愛)
de Chen Liting (陈鲤庭),
« Huit mille lis de lune et de nuages » (Baqianli
lu yunhe yue
八千里路云和月)
réalisé par
Shi Dongshan (史东山)
et Wang Weiyi (王为一),
et « Les Larmes du Yangzi » (Yijiang chunshu
ixiangdong liu
一江春水向东流
) de Cai Chusheng
(蔡楚生)
et Zheng Junli
(郑君里),
le film sans doute le plus célèbre de cet après-guerre.
Ces films traitent de sujets politiques et éthiques
importants à une époque où le sens des valeurs était
fragilisé, mais ils le font en dramatisant la douleur sur un
mode théâtral pour reconstruire une morale sur ce fond
tragique. On garde en mémoire, à la fin des « Larmes du
Yangzi », par exemple, la grand-mère à genoux prenant le
fleuve et le ciel à témoin de sa souffrance.
Le scénario de Li Tianji comportait un triangle amoureux qui
aurait facilement pu donner une intrigue romantique
dramatisée par la séparation forcée due à la guerre. Fei Mu
a traité le sujet de manière allusive, en jouant sur la
construction narrative à travers une voix-off, et sur un
réseau de leitmotivs symboliques renforcés par les
techniques mises en œuvre pour assurer une parfaite fluidité
de l’image, plans longs et fondus enchaînés en particulier.
Commentaire narratif en voix off
Le scénario commençait par l’arrivée de Zhang Zhichen dans
la petite ville, et ses retrouvailles avec son vieil ami, et
avec Yuwen. Fei Mu fait au contraire commencer son film par
une image de Zhou Yuwen se promenant sur la vieille muraille
de la ville, son panier au bras. Sa lente déambulation est
accompagnée de sa voix, off, exprimant ses sentiments. Cette
séquence introductive est sans doute la plus célèbre du
film.
Fei Mu avait amorcé des techniques novatrices dans
sontroisième film, réalisé en 1934, « Une mer de neige
parfumée » (《香雪海》).
Le film raconte l’histoire d’une femme qui devient nonne
deux fois, et deux fois renonce à ses vœux à cause des
circonstances historiques et des pressions familiales. Fei
Mu a pris un soin particulier pour éviter un suspense de
type théâtralet une narration linéaire en pratiquant des
flashbacks, et en donnant la priorité à la voix féminine.
C’est en 1934 aussi qu’il a écrit un texte sur l’atmosphère
et le suspense, et les techniques narratives au cinéma,
incluant la voix-off : « Sur la fonction du flashback et les
effets du suspense » (《倒叙法与悬想作用》).
La voix off a une fonction proche de celle du flashback en
exprimant des sentiments, des aspirations, et en général des
détails explicatifs qui rendent le fil narratif intelligible
et amorcent le dénouement.
Dans « Printemps dans une petite ville », la voix-off a une
tonalité poétique et onirique ; à la fois proche et
lointaine, elle semble appartenir à un monde différent, et
amène dès l’abord à se poser la question du temps, qui
semble s’être arrêté, comme stoppé par la muraille. En même
temps, la voix-off semble annoncer ce qui va se passer, dans
la suite de l’histoire. Finalement, celle-ci semble presque
être une vision de la narratrice, une extrapolation de sa
conscience. De manière générale, ses monologues intérieurs
sont proches de la technique littéraire du « flux de
conscience ».
Le ton irréel, atemporel, de la voix, semble êtrel’émanation
de la poésie,et la réverbérer. Il est encore souligné par le
mouvement de la caméra, qui s’élève au-dessus de la tête de
la narratrice, vers le ciel sans un nuage, blanc,
parfaitement vide : ce vide qui est lieu éthéré de
l’atmosphère, kong-qi (空气),
qui est elle-même le support, voire la matière de la
narration.
Atmosphère comme narration
Dans un bref texte théorique, également de 1934,
intitulé, justement, « Brève discussion de
"l’atmosphère" » (Lüetan ‘kongqi’
《略谈“空气”》),
Fei Mu a en effet souligné que "l’atmosphère" était
pour lui, en tant que cinéaste, l’équivalent de la
narration.
"L’atmosphère", dans « Printemps dans une petite
ville », est mise en place dès la séquence initiale
sur la muraille de la ville ; elle est poursuivie
ensuite à travers la mise en scène et la
symbolique : symbolisme du mur extérieur et de
l’espace intérieur de la maison, qui viennent
Séquence initiale sur
la muraille
renforcer l’impression de monde clos et feutré, fermé sur le
monde extérieur, où chaque personnage est lui-même enfermé
dans son univers intime, un univers dominé par la nostalgie
du passé et une vision de l’avenir gangrenée par la maladie,
où les sentiments sont soigneusement réprimés.
Les murs sont
partout, du mur extérieur du jardin, que le vieux domestique
s’efforce de restaurer, aux murs intérieurs qui délimitent
les espaces de chacun, chambre du mari, chambre de Yuwen,
chambre du visiteur de passage. Mais, même à l’intérieur de
ces espaces, les personnages sont séparés par les éléments
du mobilier, un pilier, un montant de lit, une table
[6]…
La communication se heurte à des obstacles récurrents.
Ces obstacles, Davidder-Wei Wangles a rapprochés de la
vision poétique énoncée par le poète et théoricien
littéraire Wang Guowei (王国维),
exprimée sous la forme théorique de l’opposition dialectique
« obstruction ge 隔 –
non obstruction buge不隔»
[7].
Wang Guowei l’analyse dans le cadre, justement, de la poésie
lyrique, le premier terme étant le résultat du penchant du
poète à donner libre cours à ses sentiments, résultant dans
une surcharge ornementale, le second étant au contraire la
libre expression d’une vision transcendant l’immédiateté et
le contingent spatio-temporel, une vision mentale (jingjie
境界),
une image au-delà de l’image.
Wei Wei dans le rôle
de Yuwen
Et c’est justement le poème de Su Shi qui a inspiré
« Printemps dans une petite ville » qui, toujours
selon David der-Wei Wang, est cité par Wang Guowei
comme parfait exemple de buge : le poème se
termine par une réflexion sur la vie qui vise à
dépasser le stade de l’obstruction, générée par
l’excès de sentiment. Fei Mu se place dans la même
optique en opérant une distanciation du sentiment
qing 情 au
profit du paysage, du cadre visuel jing 景,
qui crée l’atmosphère.
« Printemps dans une petite ville » fonctionne
quasiment comme un huis-clos, avec quelques rares
échappées sur la muraille qui offrent une ouverture
dans le sentiment général d’univers claustrophobe ;
les personnages sont enfermés dans une série de murs
qui sont aussi des murs mentaux, dont il semble
impossible qu’ils puissent s’évader.
Continuum visuel comme une peinture narrative
Fei Mu, cependant,
a dépassé les obstacles, au regard comme entre les
personnages, présentés par le cadre, murs et autres, en
opérant un continuum visuel grâce aux techniques
cinématographiques utilisées
[8].
Accompagnant la voix-off et soutenant l’évocation de
l’atmosphère, elles rapprochent le film, dans son aspect
visuel, d’un ancien rouleau de peinture narrative
(horizontale), à dérouler lentement.
Le film est construit en plans d’ensemble où les personnages
sont à peu près à la même distance les uns des autres, et se
déplacent surtout latéralement, lentement, comme la
caméra. ; les plans longs et les fondus enchaînés permettent
la lecture sans ruptures, les conflits (intérieurs surtout)
se déroulant dans un même plan, mais ils permettent ausside
cadrer la narration dans la durée en suggérant le passage du
temps.
Ce n’est cependant pas systématique. Les fondus peuvent
aussi intervenir dans des plans uniques, et ils sont alors
d’autant plus marquants ;c’est le cas, par exemple, dans la
scène qui précède la tentative de suicide du mari : alors
qu’il marche en long et en large dans sa chambre, plusieurs
fondus soulignent sa nervosité, son indécision et sa
tristesse.
Gestuelle proche de l’opéra
Dernier élément dans la recherche stylistique du
film, la gestuelle des acteurs a été travaillée pour
la rapprocher de celle de l’opéra. L’actrice Wei Wei
qui interprète le rôle principal a expliqué que Fei
Mu lui avait demandé, non pas d’adopter une
stylisation typique de l’opéra, mais une certaine
lenteur dans ses mouvements, et en particulier sa
façon de marcher, et une diction mesurée. Même sa
façon de jouer avec son mouchoir rappelle un geste
de l’opéra.
Il faut rappeler ici que, dix ans auparavant,
Fei Muavait déjà réalisé un film d’opéra, « Meurtre
dans l’oratoire » (《斩经堂》),
avec l’acteur Zhou Xinfang (周信芳),
et qu’il était en train d’en
Liyan et son vieux
domestique
(« J’ai bien peur que
ma santé soit comme
cette vieille maison,
désespérément dilapidée)
préparer un autre,
« Regrets
éternels » (《生死恨》),
avec Mei Lanfang. L’une de ses préoccupations, dans ces deux
films, était de trouver un style cinématographique idéal
pour traduire et adapter la stylisation de l’opéra sur
l’écran.
« Confucius »
(《孔夫子》)
lui-même, achevé fin 1940, était le fruit de recherches
stylistiques visant à fondre théâtre et cinéma.
Mais unité sur la base de la poésie
Ainsi, « Printemps dans une petite ville » se présente comme
un chef d’œuvre cinématographique conçu sur la base d’une
fusion de traditions artistiques purement chinoises -poésie,
peinture et théâtre/opéra – mais dérivant, fondamentalement,
de la poésie, avec même toute une symbolique qui lui est
liée : celle du vent et celle de la lune, par exemple, dont
le motif apparaît de manière récurrente, dans la scène, par
exemple, où Yuwen ivre se maquille ; l’image de la lune
apparaît au début de la scène, puis quand elle éteint la
bougie - elle murmure alors ce qui apparaît comme le vers
d’un poème : « La lune est au zénith, il y a un souffle de
vent. » mais ce souffle de vent associé à la lueur de la
lune, en termes poétiques, indique la force de ses
sentiments à cet instant précis. De même, la nature
romantique de l’âme de Dai Xiu est traduite en poèmes et
chansons.
Cette construction poétique est d’autant plus remarquable
que, dans le climat de l’après-guerre, les esprits n’étaient
pas particulièrement ouverts à la poésie. Le sentiment
général était que « le lyrisme avait été écrasé sous les
bombes » (扎死了抒情),
selon les termes du poète Xu Chi (徐迟),
et que la violence de la guerre avait étouffé toute
tentative d’écrire de la poésie, ce que Xu Chi a appelé
« L’exil du lyrisme » (Shuqing de fangzhu
《抒情的放逐》)
[9].
Au milieu des destructions, dans un monde soudain devenu
inhumain, il semblait ridicule de continuer à décrire le
paysage en termes lyriques et romantiques.
Souvenir du passé
Les poètes ont alors cherché des formes plus
souples, plus fluides, tendant vers la prose, ou
l’essai (散文化).
Notre époque est une époque pour la prose, dit Li
Guangtian (李广田)
dans son « Art poétique » (《诗的艺术》)
de 1943.
Fei Mu s’inscrit à l’encontre de ce mouvement, pour
rechercher un style cinématographique qui soit ancré
dans les formes traditionnelles de l’art chinois.
« Printemps dans une petite ville » s’inscrit dans
la lignée de ses tentatives antérieures et en est
l’aboutissement sinon l’achèvement.
Composé comme un poème, avec la même qualité elliptique, le
film n’en finit pas de susciter la réflexion par les
différentes lectures qu’il suggère.
Lecture du film
Le film évoque la désolation qui règne dans les esprits à la
fin de la guerre, et il le fait d’abord à travers le
symbolisme des ruines.
Désolation des ruines
Le symbolisme de la muraille de la ville et de la maison est
d’autant plus fort que toute l’image est concentrée sur ces
deux éléments, à l’exclusion de la ville, dont on ne voit
rien. En fait, la maison est un microcosme de la ville, et,
à travers ce microcosme, un symbole du pays entier.
Or la muraille et le mur extérieur du jardin sont en
ruine, c’est même par une brèche du mur qu’entre le
visiteur, et c’est cette brèche que l’on voit le
vieux domestique s’efforcer de réparer au début du
film. La maison est un héritage familial, où les
boiseries et les objets, dont les livres, évoquent
une culture traditionnelle qui était celle des
ancêtres qui l’ont habitée. Le mur est là pour
protéger ce monde ancien qui survit comme dans une
bulle du temps, mais il est en ruine.
Les
esprits eux-mêmes sont empreints d’une confusion qui
s’accorde avec ce paysage désolé ;
Yuwen joue avec son
mouchoir
la guerre les a
secoués, et déboussolés, ils ont du mal à savoir quelle
attitude choisir : la voie de la modernité représentée par
Zhang Zhichen, avec ses
vêtements occidentaux et sa foi en la médecine occidentale,
ou celle de la tradition, dans la vieille maison.
La situation de Yuwen partagée entre son mari et son ancien
amour est la situation classique du triangle amoureux des
mélodrames, mais Fei Mu en fait une image allégorique des
choix qui vont
s’imposer à la Chine dans cet après-guerre qui a tourné à la
guerre civile. La paix qui règne dans la maison est des plus
factices.
C’est bien la désolation des ruines, empreinte de
mélancolie, que dépeint Fei Mu, et une désolation d’autant
plus profonde qu’il s’agit du sud de la Chine, ce
Jiangnan qui a vu la ruine de tant de vieilles demeures
ancestrales, justement, avec la culture et la musique qui
allaient avec. Il faut noter ici que cette désolation (huangliang
荒凉)
est peut-être déclin (tuibai
颓败),
mais n’est pas décadence (tuifei
颓废),
c’est la grande différence avec le remake de
Tian Zhuangzhuang;
Ah Cheng (阿城),
qui lui en a écrit le scénario, l’a analysée avec le recul
du temps, donc avec une nostalgie qui transforme les ruines
en objet esthétique, décadent.
Promenade à deux sur
la vieille muraille
Li Tianji a dit qu’il avait réalisé, quand on lui
avait posé des questions sur la genèse de son
scénario, qu’il avait écrit en fait sa propre amère
situation à la sortie du conflit, son sentiment de
dépression, d’inertie, voire d’agonie : kumen
(苦闷).
Un terme dénotant à la fois mélancolie et angoisse
devant l’avenir, une souffrance culturelle liée à
une crise politique, très souvent utilisé par les
critiques littéraires dans les années 1920 et 1930.
Le film exprime ce kumen, non en termes
explicites,mais par une atmosphère identique.
Initialement, à la fin du scénario, dans l’impossibilité de
résoudre sa crise morale par un choix décisif, Yuwen se
suicidait. Mais Fei Mu n’a pas accepté cette fin pour son
film, qui se termine par une promenade des deux époux
apparemment réconciliés sur la muraille, tandis qu’au loin
on voit Zhichen repartir.
Une conclusion diversement commentée
Cette conclusion a été diversement interprétée, mais a
généralement été considérée comme « imparfaite » par les
critiques. Pourtant, elle a une logique dans le contexte du
cinéma chinois, et, plus spécifiquement, celui de l’œuvre de
Fei Mu.
D’une part, il s’agit d’une fin conforme à un film chinois
classique, qui doit se terminer par la réunion des couples,
conformément à la règle implicite au théâtre aussi. Ce n’est
pas tant le bonheur final qui est important, que la concorde
finalement établie. Au lieu d’un constat d’échec, comme dans
le scénario, reflétant le pessimisme de l’auteur quant à
l’avenir après la guerre, c’est un retour aux racines de la
tradition et aux fondements de l’harmonie sociale, basés sur
l’harmonie familiale
D’autre part, en effet, Fei Mu était un
confucianiste convaincu, et ses films précédents, à
commencer par
« Confucius »
(《孔夫子》)
mais aussi « Piété filiale » (《天伦》),
en 1935, sont empreints de cette conviction,
expliquée dans son essai « Confucius et son temps »
(《孔夫子及其时代》)
écrit après la fin du tournage de « Confucius » : il
y affirme la valeur de l’enseignement de Confucius
dans une optique universelle, mais également dans le
contexte chinois en soulignant son importance dans
la consolidation d’une conscience nationale,
particulièrement dans les périodes de crise
nationale.
Soirée à quatre (avec
les médicaments au
premier plan, et les
jeux de regard de Yuwen)
On cite souvent un principe confucéen pour éclairer cette
fin : s’en remettre d’abord aux sentiments mais s’arrêter
finalement aux convenances (fahuqing, zhihuli,
发乎情,止乎礼).
A cet égard, le prénom de Dai Liyan est révélateur :
Liyan (礼言),
c’est la voix des convenances, des règles à respecter.
Mais, en fait, c’est encore plus simple : l’épisode se
termine comme il a commencé, comme s’il ne s’était rien
passé, comme si rien ne pouvait affecter le calme apparent à
la surface des choses. Tandis que Yuniang, dans « Regrets
éternels », meurt pour témoigner sa fidélité inébranlable,
Yuwen devient un modèle d’abnégation, et opte pour le statu
quo, pour que rien ne change.
Et là, c’est la signification du prénom Yuwen qui a valeur
symbolique : Yuwen (玉纹),
ce sont les veines inaltérables sur le jade, qui rappellent
la voix off de la jeune femme au début du film : : « On a le
sentiment, ici, que le monde a été occulté. Le regard ne
voit rien. L’esprit est vide. » Et le temps passe sans
laisser plus de traces que celles qu’il laisse sur le jade.
C’est avec cette conclusion aussi que le film atteint sa
perfection esthétique.
Un film oublié et retrouvé
Détente
« Printemps dans une petite ville » n’a pas été
compris de son temps. Il n’est resté que quelques
semaines sur les écrans de Shanghai après sa sortie,
en septembre 1948, puis il a été interdit par les
autorités communistes après la libération de la
ville, en mai 1949. Il a été condamné comme
exprimant la décadence de la petite bourgeoisie, et
reflétant un état d’arriération idéologique
conduisant à un « effet narcotique » sur les
spectateurs.
La renommée de Fei Mu ne s’est maintenue ensuite que
dans les cercles des cinéastes de
Shanghai exilés à Hong Kong, où Fei Mu lui-même est allé
vivre, en 1949, et où il est mort peu après, d’une crise
cardiaque, à la fin du mois de janvier 1951.
Le film n’a été redécouvert que dans les années 1980 en
Chine ; il a maintenant été restauré, et il est unanimement
considéré comme le plus beau film de l’histoire du cinéma
chinois.
Les acteurs
Li Wei
李纬Zhang Zhichen 章志忱
Shi Yu石羽
Dai Liyan
戴礼言
Wei Wei
韦伟
Zhou Yuwen
周玉纹
- Li Cheung To, Le Printemps d’une petite ville, un film qui
renouvelle la tradition chinoise, traduit par Magali Reclus
et Marie-Claire Quiquemelle, écrit août 1983, révisé juin
1984, in Le Cinéma chinois, sous la direction de
Marie-Claire Quiquemelle et Jean-Loup Passek, Centre Georges
Pompidou 1985, pp.73-76.
(analyse du film sur le plan de la forme et du style)
- David Der-wei WANG 王德威,
A Spring That Brought Eternal Regret: Fei Mu, MeiLanfang,
and the Poetics of Screening China《小城之春》《生死恨》
—費穆、梅蘭芳與中國電影詩學
(Printemps dans une petite ville : p. 27 &sq)
- Chinese Cinemas: International Perspectives, ed. by
Felicia Chan & Andy Wills, Routledge 2016.
Chapter 10 : The grain of jade : woman, repression and Fei
Mu’s Spring in a Small Town, pp 134-140.
- Fragmenting Modernisms : Chinese Wartime Literature, Art
and Film, 1937-49, par Carolyn Fitz Gerald, Brill 2013.
Chapter 4 : Between Forgetting and the Repetitions of Memory
: Fei Mu’s Aesthetics of Desolation in Spring in a Small
Town, pp. 169-216
- Violating Time: History, Memory, and Nostalgia in Cinema,
ed by Christina Lee, Continum Books 2008 (paperback
2012), chapter 7 : Remembering a Film and “Ruining” a Film
History : On TZZ’s Failure to remake Spring… by Wang
Yiman, pp. 104-123 // pp. 115-118 + 121 (n)
[1]
Selon le qualificatif de son biographe Wong Ain-ling
(黄爱玲),
auteur de l’ouvrage “Fei Mu, le réalisateur-poète” (《诗人导演——费穆》).
[3]
Fei Mu a laissé la ville volontairement anonyme,
mais en précisant qu’il s’agissait du sud de la
Chine, ce qui donne déjà une atmosphère spéciale. Le
film a en fait été tourné dans le petite ville de
Songjiang (松江),
aujourd’hui district suburbain du sud-ouest de
Shanghai. C’est une ville au riche passé culturel,
site des cultures préhistoriques de Majiabang (马家浜),
Songze (崧泽),
Liangzhu (良渚)
et Guangfulin (广富林),
racines de la culture de Shanghai, mais ausside
diverses écoles artistiques et littéraires au cours
des siècles. Le choix de la ville suggère déjà
l’atmosphère que le film évoque. Atmosphère qui se
dégage des ruines de la ville après la guerre, mais
qu’il faut un effort d’imagination pour retrouver
dans la ville moderne d’aujourd’hui…
[4]
Ou Su Dongpo (苏东坡),
poète, essayiste, calligraphe et homme d’Etat… et
gastronome réputé de la dynastie des Song
(1037-1101).
[5]
Les ci les plus anciens que l’on connaît
remontent à la dynastie des Liang (梁朝),
la troisième des dynasties du Sud au 6ème
siècle, mais ont été développés sous la dynastie des
Tang puis des Song. Dans la tradition du Livre des
Odes (Shijing
诗经),
c’étaient des poèmes lyriques dont l’origine se
trouve dans des chants populaires anonymes. Etant à
l’origine composés pour être chantés sur un air
particulier, qui leur donne leur rythme, leurs rimes
et leur tempo, leur titre est celui du chant en
question, et peut n’avoir aucun rapport avec le
contenu du poème lui-même ; pour les différencier,
on donne généralement le titre de l’air et le
premier vers. C’est un genre qui se prête à
l’expression des sentiments, et en particulier de la
tristesse.
[6]
On retrouve la même structuration de
l’espace par des éléments du décor, meubles, piliers
et objets, que dans « Piété
filiale » (Tianlun
《天伦》)
en 1935. Le décor devient reflet de la personnalité
du personnage qui l’habite.
[7]
Dans son article «A
Spring That Brought Eternal Regret: Fei Mu, Mei
Lanfang, and the Poetics of Screening China”
《《小城之春》《生死恨》
—費穆、梅蘭芳與中國電影詩學》
- voir Bibliographie ci-dessous.
Né en 1877, Wang Guowei est l’un des grands
philologues, spécialistes de littérature
vernaculaire et théoriciens de la littérature du
début des années 1900, mort en 1927 en se suicidant
dans le lac Kunming du Palais d’été.
[8]
Procédé que David der-Wang, dans la même analyse, a
rapproché du principe de « continuum au-delà des
obstacles » (隔而不绝)
de théoricien hongkongais Lin Niantong (林年同).
Lin Niantong a proposé une théorie du langage
cinématique chinois centrée sur séquences longues
(sans montage) et plans moyens ancrée dans l’art
traditionnel du théâtre, de la peinture et des
jardins chinois. Voir : « La conscience de l’espace
dans le cinéma chinois » (《中国电影的空间意识》,载《中国电影美学》1991).
Mais Zhang Yingjin conteste l’analyse stylistique du
film faite par Lin Niantong, voir : A Companion to
Chinese Cinema, Wiley Blackwell 2012, pp. 272-273.
[9]
Xu Chi (1914-1996), article publié en juillet 1939.
0