|
Sun Yu 孙瑜
1900-1990
Présentation
par Brigitte
Duzan, 24 mai 2012, actualisé 24 avril 2020
Sun Yu fut
l’un des cinéastes chinois les plus brillants des
années 1930 et 1940. C’est grâce à lui, en grande
partie, que le cinéma s’est élevé en Chine au-dessus
d’un vulgaire divertissement populaire méprisé des
intellectuels.
Sa carrière
fut malheureusement brisée en 1951 par les attaques
virulentes portées, pour des raisons idéologiques,
contre
« La vie de Wu Xun » (《武训传》).
Encore
vilipendé pendant la Révolution culturelle, il ne
s’en remettra pas et terminera sa vie en traduisant
des poèmes et en écrivant son autobiographie.
Passionné
précoce de poésie et de cinéma
Sun Yu (孙瑜)
est né à Chongqing en 1900, dans une famille
originaire du Sichuan, mais celle-ci a déménagé à
Shanghai quand il était encore enfant.
|
|
Sun Yu |
Le jeune Zhou Enlai en
1918 |
|
En 1914,
il est entré au collège de Nankai (南开中学).
Il
s’y trouva en même temps que le futur Premier
ministre, Zhou Enlai, de deux ans son aîné. Sun Yu a
raconté que Zhou Enlai avait alors écrit une pièce
de théâtre d’avant-garde dans laquelle il avait même
joué ; Sun Yu en aurait été béat d’admiration, et le
lui aurait dit un jour qu’il l’avait rencontré dans
la cour du collège. Il ne le revit pas avant 1949, à
la première grande assemblée des travailleurs des
lettres et des arts, mais Zhou Enlai se serait
souvenu de lui et lui aurait dit : bravo, tu as bien
travaillé pour développer un cinéma pour le peuple.
Sun Yu a
ensuite continué ses études à Pékin, à l’université
Qinghua, passionné pour le cinéma et la poésie, son
poète favori étant Li Bai. En troisième année, il
participe à
un
concours de critique cinématographique et gagne le
|
premier prix ;
parmi les membres du jury figuraient
Zhu
Shilin (朱石麟)
et
Fei Mu
(费穆),
et le président du jury était le futur fondateur de la
Lianhua :
Luo Mingyou (罗明佑)
En 1923, à la fin
de son cursus à Qinghua, il obtient une bourse pour aller
étudier aux Etats-Unis. Il va d’abord à l’université du
Wisconsin, étudier la littérature et le théâtre ; son
mémoire de fin d’études porte sur « les
traductions en anglais des poèmes de Li Bai » (《论英译李白诗歌》).
Puis il va à New York, à l’Institut du Cinéma, où il étudie
la technique cinématographique et le montage tout en prenant
des cours de théâtre et d’écriture de scénarios à
l’université Columbia, avec le dramaturge David Belasco,
mentor de Cecil B. de Mille.
C’est fort de
cette solide formation qu’il rentre en Chine, en 1926.
Débuts à Shanghai
De retour à
Shanghai, Sun Yu se met tout de suite en quête
|
|
David Belasco |
d’un studio. Il
lui faut attendre un an avant d’en trouver un : c’est celui
de la Grande Muraille
(长城画片公司)
qui le
prend comme scénariste. Il écrit alors son premier
scénario : « Les larmes de la rivière Xiang » (《潇湘泪》),
une
ancienne légende chinoise chantant la fidélité en amour (1).
Le scénario n’est
pas mis en scène, et, l’année suivante, en 1928, trouvant
que le studio n’est pas très actif, Sun Yu préfère le
laisser pour entrer à la Minxin
(民新影片公司)
où il réalise son premier film
: « L’étrange chevalier » (《鱼叉怪侠》),
un film de wuxia dans l’air du temps.
Mais il passe à la
Lianhua (联华影业公司)
l’année
suivante, lorsque celle-ci est formée par fusion/absorption
d’un certain nombre de studios existants, dont la Minxin.
Carrière à la
Lianhua et chefs d’œuvre des années 1930
Rêve de printemps dans
l’antique capitale, photo |
|
C’est à la
Lianhua qu’il réalise alors ses plus grands chefs
d’œuvre. Le premier est « Rêve de printemps dans
l’antique capitale » (《故都春梦》),
sur un scénario de Zhu Shilin (朱石麟)
et
Luo Mingyou (罗明佑),
avec
Li Minwei (黎民伟)
à la caméra, et, dans les rôles principaux,
Ruan Lingyu (阮玲玉),
Lin
Chuchu (林楚楚), et Wang Ruilin (王瑞麟), un jeune acteur
de théâtre débutant dont ce sera le seul rôle
important au cinéma, mais qui aura ensuite une
fonction importante comme formateur de futurs
acteurs dans l’école de la Lianhua. Ruan Lingyu
avait quitté la Mingxing en 1928 parce qu’elle
|
y était toujours
consignée à des seconds rôles ; Sun Yu va faire d’elle une
star.
Le film
remporte un énorme succès à sa sortie, en 1930 :
c’est l’histoire d’un brave père de famille qui
tombe sous l’influence d’un chercheur d’or ; il
sombre peu à peu dans la corruption et la
dépravation – symbole de la Chine au même moment.
Cette même
année, Sun Yu réalise aussi « Herbes folles et
fleurs sauvages » (《野草闲花》),
avec l’acteur
Jin Yan (金焰)
et à nouveau
Ruan Lingyu (阮玲玉).
Ce film est une autre révélation pour le public
chinois, et en particulier pour les intellectuels :
ils découvrent que le cinéma peut être un art
raffiné, empreint de poésie. On a dit que la seule
influence de Sun Yu, à cette époque, fut ... Li Bai.
En 1931,
Sun Yu écrit un scénario sur l’histoire des « 72
martyrs de Canton » (2) qui ne sera jamais porté à
l’écran mais figure dans son recueil de scénarios
publié en 1981. L’année suivante, en 1932, il
réalise trois films, dont |
|
Herbes folles et
fleurs sauvages |
« Du sang sur
le volcan » (《火山情血》)
avec Zheng Junli (郑君里)
et une nouvelle actrice qu’il a découverte :
Li Lili (黎莉莉).
Du sang sur le volcan |
|
Le
scénario, de Sun Yu, conte les malheurs d’une
famille de la campagne, dans les années 1920, qui a
la malchance d’avoir une fille trop jolie : elle est
convoitée par un tyran local qui veut la prendre
comme concubine. Après la mort de son frère et de
son père, elle se suicide. Son fiancé se fait marin
et s’enfuit, mais retrouve le coupable un jour en
Indonésie et peut alors se venger…
Le film va
au-delà de la critique sociale courante dans le
cinéma de gauche où est rangé Sun Yu. Il montre le
mélange de romantisme et de réalisme qui lui sont
propres, et son amour de la nature. Sa mise en scène
prime le spontané et le naturel qu’il recherchait
aussi dans ses acteurs : contrairement
|
à la majorité des
acteurs et actrices à l’époque, Li Lili n’avait pas été
formée au théâtre, tout comme
Ruan
Lingyu. Toutes deux étaient instinctives et
spontanées. Cela donne aux films de Sun Yu une place
à part dans le cinéma chinois des années 1930,
encore muet et en noir et blanc, où l’expression
était donc primordiale.
Il a su
garder ce ton très personnel même quand il a réalisé
des films à tonalité patriotique pour dénoncer
l’agression japonaise contre son pays. Ainsi, en
1933, « Le petit jouet » (《小玩意》)
dépeint les malheurs d’une mère et sa fille,
spécialistes de la fabrication |
|
Le petit jouet |
de jouets
artisanaux, que la guerre mène à la ruine, à la mort et à la
folie. Sun Yu montre un monde qui
Li Lili |
|
se délite,
mais avec ses deux actrices désormais fétiches, Ruan
Lingyu et Li Lili, extraordinaires de spontanéité
dans un film qui va bien au-delà de la satire sombre
des autres films de l’époque.
Le film
suivant, en 1934, est d’un ton beaucoup plus léger,
sur un sujet très original : « La reine du sport »
(《体育皇后》)
montre la transformation d’une fille de riche
famille en championne sportive adulée et courtisée,
allant de fête en fête, jusqu’à ce que la mort d’une
ancienne camarade la ramène à des sentiments plus
humains. Le film s’inscrivait dans la campagne
« pour une vie nouvelle » lancée au même moment par
Chang Kai-chek et son épouse Soon May-ling, et Li
Lili devint le symbole d’une vie saine, pétulante et
rayonnante. |
Retour à la nature |
|
Sun Yu
récidiva en 1936 avec « Retour à la nature »
(《到自然去》)
qui finit de consacrer Li Lili, aux côtés de Jin
Yan, comme emblème de la féminité rayonnante et
triomphante, à l’exact opposé de l’image
traditionnelle de la femme chinoise, soumise et
réservée, et limitée à un rôle d’épouse docile et
mère attentive (3).
|
Mais
auparavant, Sun Yu avait, toujours en 1934, réalisé
ce qui est sans doute son plus grand chef d’œuvre :
« La route »
(《大路》),
avec
Jin Yan dans le rôle principal, en
ouvrier travaillant sur un chantier pour construire
une route stratégique pour l’armée chinoise, et Li
Lili dans l’un des deux rôles féminins. Les Japonais
arrêtent Jin avec ses amis, ils sont libérés grâce
aux deux cantinières du chantier, reviennent finir
la route, mais tout le groupe est fauché par un
bombardement japonais.
Le film a
été tourné en décors naturels, sur un vrai chantier,
les acteurs étant mêlés aux ouvriers, travaillant et
chantant avec eux. Chaque personnage est d’autant
plus vrai que le rôle avait été écrit par Sun Yu en
fonction des acteurs et actrices auxquels il les
destinait. Le chant final entonné par les ouvriers,
écrit par le grand musicien Nie Er (聂耳),
qui participa au film, est resté un grand
classique : le « Chant de la route » (《大路歌》).
|
|
La route, affiche |
Version en concert
télévisé aujourd’hui
Une scène de La route |
|
Sorti en 1935, le
film représente en effet les débuts du parlant dans le
cinéma chinois, mais la bande sonore ne comporte que les
bruits du chantier et les chants des ouvriers, qui lui
insufflent cependant un ton de poème lyrique. Le film
respire la sensualité et l’amour de la nature ; il reste le
parfait exemple de la profonde chaleur humaine dont est
imbue toute l’œuvre de Sun Yu.
Il tourne encore
un film en 1937, mais la guerre l’arrête en pleine maturité
créative. Ce sont cependant les excès idéologiques des
débuts du maoïsme qui ont brisé absurdement sa carrière, en
1951. |
Carrière stoppée
par la guerre, brisée par l’idéologie
La guerre, et la
chute de Shanghai aux mains des Japonais, stoppent net la
production cinématographique des studios de Shanghai ; les
cinéastes se replient sur Wuhan, puis Chongqing. Sun Yu fait
de même et tourne deux films de guerre à Chongqing, en 1940.
A la fin de la
guerre, gravement malade, il part se soigner aux Etats-Unis
où il reste deux ans. Ce n’est donc qu’en 1947 qu’il rentre
en Chine. Il commence immédiatement à travailler sur un
projet dont il a esquissé le scénario pendant son séjour
américain et qui débouche sur un film dont le tournage
débute en 1949 :
« La
vie de Wu Xun » (《武训传》),
qui rencontre un immense succès à sa sortie, en février
1951.
Mais le sujet
provoque la colère du président Mao qui y voit un
dénigrement des valeurs fondamentales à la base de sa propre
doctrine. Il attaque violemment le film dans un éditorial
désormais célèbre du Quotidien du Peuple du 20 mai 1951,
appelant à le critiquer sévèrement. Ce qui ne tarde pas.
|
|
La vie de Wu Xun,
affiche |
La vie de Wu Xun,
photo |
|
La
campagne dure près d’un an : Sun Yu est brisé. Il
réalise encore quatre films dans les années 1950. Le
dernier, en 1960, est une adaptation d’opéra :
« Qin
Niangmei » (《秦娘美》),
mais ce n’est pas le plus réussi. Son dernier chef
d’œuvre est en fait le film précédent :
« La
légende de Lu Ban » (《鲁班的传说》),
réalisé au début du Grand Bond en avant, en 1958.
|
Sun Yu est encore
violemment pris à parti pendant la Révolution culturelle,
tandis que les restes de Wu Xun sont déterrés de sa tombe
par des Gardes rouges, aspergés d’essence et brûlés. Envoyé
dans une « école de cadres », il tombe malade, ce qui lui
vaut de pouvoir renter chez lui, mais les persécutions ne
cessent pas pour autant.
Après la fin de la
Révolution culturelle, Sun Yu s’est réfugié dans la poésie,
se consacrant à la traduction en anglais des poèmes de son
cher Li Bai ainsi qu’à la rédaction de ses |
|
Qin Niangmei |
mémoires, publiées
en 1987 : « Un cinéaste à la dérive – souvenirs de ma vie »
(《银海泛舟——回忆我的一生》).
Les mémoires de Sun yu |
|
Il est mort le 11
juillet 1990 sans avoir jamais retouché à une caméra.
En 1981 a été
publié un recueil de ses scénarios (《孙瑜电影剧本选集》),
puis, en 1982,
un discret hommage lui a été rendu à Shanghai. Mais, malgré
la reconnaissance tardive par Hu Qiaomu (胡乔木),
en 1985, que les critiques portées contre le film en 1951
avaient été « partiales, excessives et grossières », le film
est resté banni des écrans chinois. En dépit des efforts de
son fils, Sun Dongguang (孙栋光),
seules quelques rares projections ont eu lieu, dont une fois
en Chine, en 2005,
pour le 90ème
anniversaire de la naissance de Zhao Dan, principal acteur
du film.
Pourtant, la
diffusion de « La vie de Wu Xun » était le vœu le plus cher
de Sun Yu. On ne peut que se réjouir de la sortie du film en
DVD en 2012, même si c’est, encore, pour des raisons
idéologiques.
|
Notes
(1) L’histoire est
celle des deux filles de l’empereur Yao (尧),
E Huang (娥皇)
et Nü Ying (女英),
mariées par leur père à celui qu’il avait choisi comme
successeur, l’empereur Shun (舜) ;
celui-ci mourut lors d’un voyage dans la région de la
rivière Xiang ; affligées par sa mort, ses deux épouses
auraient tâché les feuilles de bambou de leurs larmes avant
de se jeter dans la rivière.
(2) Voir :
« La
révolution de 1911 ».
(3) L’image fut
relayée par la presse, en particulier la revue illustrée de
la Lianhua, le Lianhua Huabao (联华画报),
qui,
dans son numéro de novembre 1935, campa l’actrice en maillot
de bain (d’époque) en photo de couverture, prise lors du
tournage de « Retour à la nature ». Voir le catalogue de
l’exposition
« Ecrans de papier, le cinéma chinois et ses magazines (1921-1951) »,
Paul Fonoroff/Anne Kerlan, novembre-décembre 2011, p. 54,
fig. 19.
Filmographie
essentielle
1928 Strange Knight
《渔叉怪侠》
1930 Rêve de
printemps dans l’antique capitale
《故都春梦》
1930 Herbes folles
et fleurs sauvages
《野草闲花》
1932 Du sang sur le
volcan 《火山情血》
1932 Ensemble à la
guerre
《共赴国难》
(coréalisé avec
Cai Chusheng, Shi Dongshan et Wang Cilong)
1932
La rose
sauvage
《野玫瑰》
1933
L’aube 《天明》
1933 Le petit
jouet
《小玩意》
1934 La reine du
sport
《体育皇后》
1934 La route
《大路》
1936 Retour à la
nature
《到自然去》
1937 Symphonie de
Lianhua
《联华交响曲》
(7ème court métrage
: Rhapsodie d’un fou)
1937 Le printemps
parmi les hommes
《春到人间》
1940 Le baptême du
feu
《火的洗礼》
1940 Le ciel
immense
《长空万里》
1950
La vie de Wu
Xun
《武训传》
1955 Song Jingshi
《宋景诗》
1957 Avec le vent
en poupe
《乘风破浪》
1958
La légende de
Luban
《鲁班的传说》
1960
Qin
Niangmei
《秦娘美》
A lire en
complément
L’hommage rendu à
Sun Yu par son fils Sun Dongguang et Elizabeth Cazer à
l’occasion de la rétrospective de ses œuvres organisée par
la Cinémathèque de Paris en 2003, dans le cadre des années
croisées :
http://www.cdccparis.com/2008/05/sun-yu-1900-1990.html
|
|