« Assembly » : un œil sur Spielberg, mais signé Feng
Xiaogang
par Brigitte
Duzan, 17 décembre 2008,
actualisé 13 mai 2016
« Assembly » (《集结号》),
film de
Feng Xiaogang (冯小刚)
sorti en Chine en décembre 2007, est un film de
guerre à gros budget fait pour attirer les foules,
glaner les prix dans les festivals et battre les
records au box office, tant en Chine qu’à
l’étranger. Dès le départ, l’objectif était clair :
concurrencer les grosses productions américaines, et
coréennes, d’ailleurs, puisque Feng Xiaogang est
allé chercher là les spécialistes chargés des scènes
de combat. Mais, au-delà du blockbuster sud-coréen
“Taegukgi” (« Frères de sang ») (1), le modèle
ouvertement affiché est Steven Spielberg.
Première partie : la guerre
Cela saute
aux yeux dès les premières images. Le film commence
en effet par un déluge de mitraille assourdissant :
nous sommes dans le nord-est de la Chine pendant
l’hiver 1948, les Communistes de l’Armée de
Libération sont confrontés aux Nationalistes
du Guomingdang, dans une petite ville en ruines et
enneigée ;
Affiche
du film
« Assembly » (《集结号》)
Au
milieu : Tout sacrifice mérite d’être immortalisé
le capitaine Gu
Zidi (谷子地)
et sa 9ème compagnie se distinguent dans un
combat de rue hallucinant qui se termine par la mort de pas
mal de soldats, et en particulier celle de l’ « officier
politique », celui qui sert de secrétaire à ces soldats pour
la plupart illettrés. Gu Zidi est rendu tellement furieux
par cette mort qu’il tue quasiment à bout portant un soldat
du Guomingdang alors que ces hommes se sont rendus.
Affiche stylisée pour
le 12ème festival de Pusan (film d’ouverture)
Cette
séquence rappelle instantanément les vingt quatre
premières minutes du film de Spielberg « Saving
private Ryan » (1998) qui dépeint le débarquement en
Normandie de juin 1944. Ce sont ces minutes-là qui
ont rendu le film célèbre, et à juste titre car il
marquait là une manière encore inédite de tourner
des scènes de guerre : comme si on y était. Le film
est devenu une référence obligée dans le genre.
Feng Xiaogang a
repris le modèle et, comme il ne pouvait guère faire
mieux qualitativement, il en a rajouté : cette
première partie du film dure une heure, le temps de
nous faire vivre, avec un luxe de détails, l’agonie
de la compagnie de Gu auquel est assignée une
mission impossible.
Il
s’agissait en effet de tenir un poste avancé sur la
rivière Wen, pendant la fameuse bataille de Huaihai
(淮海战役),
l’une des plus sanglantes de la guerre civile
chinoise (2). Gu Zidi a la charge de contenir le
plus longtemps possible l’avance destroupes du
Guomingdang pour couvrir l’armée derrière
lui. Ses ordres sont clairs : il ne doit se replier que
lorsqu’il entendra le signal donné par le clairon, d’où le
titre chinois :
集结号 jiéjíhào,
le signal du rassemblement. Les 46 hommes de la compagnie
meurent dans ce combat désespéré contre un ennemi supérieur
en nombre et beaucoup mieux armé. Reste Gu Zidi, désormais
rongé par la question lancinante : n’aurait-il pas manqué
d’entendre l’appel du clairon, que certains lui ont dit
avoir entendu ? Il faut dire qu’il sort du combat à moitié
sourd.
Deuxième
partie : la lutte pour « immortaliser le sacrifice »
Fort
heureusement, en effet,
Feng Xiaogang
s’intéresse surtout à l’aspect humain de la guerre
et à ses conséquences, comme la nouvelle dont le
scénario est tiré (3). C’est cette réflexion qui
alimente la deuxième partie du film, et lui donne
tout son sens. La première partie sert à bien
montrer l’héroïsme de soldats anonymes dont même
l’armée n’arrive pas à retrouver la trace dans le
chaos de la fin de la guerre, et même après. Gu Zidi
est le seul
Projet d’affiche avec
Zhang Hanyu
survivant
de sa compagnie, et donc le seul à pouvoir témoigner. Il va
passer le reste du film (et une bonne partie de sa vie)
d’abord à tenter de comprendre ce qui s’est exactement
passé, si le clairon a effectivement retenti ou non, c’est
sa quête personnelle, quête d’une assurance pour calmer sa
conscience ; et ensuite à lutter sans relâche pour que ses
compagnons morts au combat soient dûment reconnus
comme des héros de guerre, et non comme de simples disparus.
Taegukgi
On peut
reprocher à
Feng Xiaogang de ne
pas avoir mieux individualisé et défini ces soldats
envoyés se faire massacrer ; seul émerge le nouvel
« officier politique » que s’est choisi Gu Zidi
avant de partir dans sa dernière mission : un
intellectuel qui a été accusé de lâcheté
précédemment, et auquel il insuffle un courage que
le malheureux a du mal à assumer. C’est le seul qui
a une « histoire », peut-être parce que c’est le
seul qui sait écrire, et qu’il écrit de longues
lettres à sa fiancée restée au village, ce qui
permet d’ailleurs ensuite à Gu Zidi de la retrouver.
C’est l’unique personnage féminin du film, mais elle
n’est traitée que comme une autre mémoire du passé
et, comme une ombre, soutient Gu dans sa quête.
Dans ces
conditions, toute l’attention – des spectateurs
comme du réalisateur – est concentrée sur Gu Zidi,
superbement interprété par
Zhang Hanyu
(张涵予)qui a
reçu un Golden
Horse award au festival de Taiwan en décembre 2008 pour son
rôle dans le film. C’est lui le seul personnage dont le
caractère est approfondi, et c’est lui qui porte l’idéal
humain qui est le thème principal du film : il faut savoir
rendre hommage aux sacrifices des milliers de soldats morts
pour la patrie. D’ailleurs c’est le sous-titre du film :
« Tout sacrifice mérite d’être immortalisé ». En ce sens,
« Assembly » rejoint les nombreux films chinois qui rendent
hommage aux sacrifices anonymes consentis par toute une
population.
Un très bon film,
racheté par ses dernières séquences
Le film
est donc plus profond qu’il ne paraît au premier
abord, et il faut savoir gré au réalisateur d’avoir
résisté à la tentation du politiquement et
patriotiquement correct, contrairement à tant de
réalisations chinoises sur des sujets semblables
(4). « Assembly » est volontairement apolitique ;
son objet porte sur l’humain dans la guerre, et
au-delà.
Gu Zidi (Zhang Hanyu)
pendant le combat
Cependant, il
n’offre qu’un thème consensuel, apte à émouvoir le grand
public. Il ne soulève, en particulier, aucun problème de
nature à susciter une réflexion conflictuelle sur certains
aspects de la guerre. Il n’y a pas de responsables,
seulement une sorte de vaste responsabilité collective qui
dilue et relativise les erreurs et les lâchetés, et même les
faibles deviennent héroïques sous le feu des combats, il
suffit de crier très fort pour masquer sa peur. A la fin, la
ténacité l’emporte et les morts ont leur stèle. Là où
Spielberg invitait à se poser des questions, en particulier
sur la valeur du sacrifice personnel, Feng Xiaogang ne le
met jamais en doute, il demande seulement qu’il soit
« immortalisé » pour la postérité.
Soldats sous le feu
ennemi
Il n’y a
qu’une très courte séquence dans le film pour
replacer l’idéalisme de Gu Zidi dans un cadre plus
général et donner une image plus réaliste des
circonstances de l’après-guerre ; mais cela reste
une allusion rapide qui sert surtout à souligner le
caractère hors normes de la quête de Gu Zidi et
faire de lui un héros à part entière, alors que la
plupart des gens affectés par la disparition d’un
proche ne se battent que pour obtenir un maximum de
compensations financières.
Le plus beau, dans
le film, est finalement dans les dernières séquences qui
montrent le déchirement d’un personnage torturé par le
sentiment de sa responsabilité, sinon de sa culpabilité,
dans la mort de ses camarades, sentiment qui est in fine le
moteur de sa quête insensée pour retrouver jusqu’aux corps
des disparus.
« Assembly » reste un très bon film commercial dont
le nombre d’entrées mesure le succès. On peut dire
en ce sens que
Feng Xiaogang a
atteint son objectif. Cependant, les quelques lignes
qu’il a rajoutées juste avant le générique de fin
apportent a posteriori une profondeur humaine
poignante au caractère principal : Gu Zidi a
vraiment existé, il est mort en 1987 à l’âge de 71
ans ; il avait été abandonné à l’âge de trois mois
par ses parents qui n’avaient pas de quoi
Combat de tranchée
le nourrir et
recueilli par un commerçant illettré… Le Feng Xiaogang qu’on
aime est dans cet art de l’ellipse.
Notes
(1) « Taegukgi » (« Brotherhood
of War), du coréen Kang Je-Gyu, raconte la première
année de la guerre de Corée vue à travers les déboires de
deux frères envoyés au front afin de défendre le drapeau
sud-coréen après l'invasion nord-coréenne. Ce fut un énorme
succès en Corée (du Sud) en 2004. Le film, déjà, copiait
ouvertement le film de Spielberg « Saving private Ryan », en
adoptant les nouvelles références visuelles et techniques
que ce film avait posées dans le domaine du film de guerre.
Mais l’accent est mis là aussi sur l’aspect humain,
c’est-à-dire sur les motivations du personnage principal qui
lutte en fait non point pour la patrie, mais pour sauver son
frère…
(2) La bataille a
duré du 6 novembre 1948 au 10 janvier 1949, bataille
cruciale qui fit perdre aux Nationalistes le contrôle du
Nord du Yangtze. Chang Kai-chek avait concentré là ses
meilleures troupes, entraînées et armées par les Américains.
Le président Truman perdit la confiance qu’il avait dans les
Nationalistes, et le retrait de son soutien contribua à leur
chute.
(3) Le film est
l’adaptation par le scénariste
Liu Heng (刘恒)
de deux nouvelles : une de l’écrivain Yang Jinyuan(杨金远)
intitulée « Le procès » ou “Guansi”
《官司》
et initialement publiée en avril 2002 dans la revue
littéraire Littérature du Fujian (《福建文学》),
complétée par une autre intitulée « Le dernier soldat » (《最后一个士兵》)
de Shi Zhongshan (石钟山) publiée
en 2005 dans une sorte de Reader’s digest chinois (《新华文摘》).
Mais la nouvelle de Yang Jinyuan est la seule créditée.
Sur cet écrivain et “Guansi”,
voir :
www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Yang_Jinyuan.htm
En fait, la
nouvelle de
Yang Jinyuan est relativement
courte, et a un tout autre fil narratif : Gu Zidi passe
quarante ans de sa vie, après la guerre, à chercher, pour
lui demander des comptes, le chef du bataillon qui devait
donner l’ordre de sonner le clairon et ne l’a pas fait, pour
protéger la retraite du bataillon ; mais quand il le
retrouve, l’autre est déjà mort. Toute sa recherche prend un
aspect de quête métaphysique.
(4) Citons « Taihang
Shanshang » (dans les montagnes de Taihang)
《太行上山》(2005),
qui raconte trois années de combats dans les montagnes de
Taihang entre 1937 et 1940, jusqu’à ce que l'armée chinoise
finisse par vaincre l’envahisseur japonais. Le film comporte
d’impressionnantes reconstitutions de scènes de bataille,
mais, pour le reste, s’élève à peine au-dessus d’une série
télévisée. Réalisé pour le 60ème anniversaire de la fin de
la guerre sino-japonaise, il reste d’un manichéisme
primaire. Il n’y a dans ce film aucun personnage qui
ressort, si ce n’est le général Zhu De, en père du peuple
pré-formaté ; le personnage central est en fait la marée
humaine chinoise qui, déferlant sur l’envahisseur, finit par
en venir à bout. Leçon n° 1: c’est le collectif qui fait la
force. Leçon n° 2 : la hiérarchie chinoise est à l’écoute de
la douleur du peuple et a le sens du sacrifice ; les
Japonais, en face, sont des bêtes sanguinaires. Au total, la
guerre se traduit par une succession de défaites japonaises
ne laissant aucun doute sur le résultat final. En un sens,
ce film peut être considéré comme une œuvre de transition
dans le domaine du film de guerre chinois, par l’achèvement
du rendu des batailles contrastant avec la pauvreté du
contenu.
Extraits : Séquence de la guerre de Corée
Le film est
aussi sorti en DVD. Le plus intéressant est le « making
off » donné en supplément, non pour les commentaires des
scénariste, réalisateur et acteurs, d’une affligeante
banalité, mais pour l’éclairage sur les conditions du
tournage des séquences de combat du début, réalisé en
extérieur, par des températures glaciales… la guerre
vraiment comme si vous y étiez.
Un mot sur la
musiqueet
la photo :
Le directeur de la
photographie est Lu Yue (吕乐),
qui a commencé sa carrière avec le film de Tian
Zhuangzhuang
« On the Hunting Ground » en 1985, a ensuite tourné avec
Zhang Yimou, et a également signé la photo des films
ultérieurs de Feng Xiaogang.
Le thème musical
est un arrangement d’un morceau intitulé « Epicon » d’Immediate
Music, un groupe spécialisé dans les musiques de films,
et en particulier pour les bandes annonces : de la musique
efficace.
Note
bibliographique
American and
Chinese-Language Cinemas: Examining Cultural Flows, Lisa
Funnell/ Man-Fung Yip, Routledge 2015.
p. 109 :
Le scénario porte surtout la griffe de Liu Heng. Le trait le
plus frappant est la forte ressemblance entre Gu Zidi et Qiu
Ju dans le film de Zhang Yimou. La deuxième partie de
l’histoire rappelle par bien des points la quête de justice
sociale de Qiu Ju à travers les méandres de la bureaucratie.
Comme elle, Gu Zidi se bat pour la justice et l’honneur.
Finalement les erreurs passées sont rectifiées et l’honneur
est rendu à ceux qui le méritent. Dans les deux films, la
quête de justice peut avoir la priorité sur les impératifs
de la construction nationale et de la modernisation. Gu Zidi
remplit les attentes d’un héros de guerre, mais la seconde
moitié du film souligne son caractère bien chinois de paysan
classique, pragmatique et tenace.
L’unité se fait grâce au motif visuel du clairon et de l’étoile rouge
dont l’image ouvre et clôt le film.
Il a une
sensibilité semblable à celle des premiers films de la 5ème
génération.