« La
vallée de la rivière rouge » de Feng Xiaoning : un film
commémoratif
par Brigitte
Duzan, 21 décembre 2008,
révisé 27 octobre 2011
« Red
River Valley » (《红河谷》) est un film de
Feng Xiaoning
(冯小宁) de 1997, adapté d’un livre de Peter Fleming
(1) publié en 1961 : « Bayonets to Lhasa : The First
Full Account of the British Invasion of Tibet in
1904 ».
Cette invasion du Tibet par le Royaume uni est le
contexte du film, vue du côté chinois.
Le contexte historique
Les
Britanniques tentaient depuis le
dix-neuvième siècle
d’obtenir des droits de commerce et d’exploration au
Tibet en traitant directement avec les Chinois. Au
tout début du vingtième siècle, c’est la peur d’une
expansion russe dans la région de l’Hindu Kush
doublée d’une présence au Tibet qui, en 1902, incita
le vice-roi des Indes, Lord Curzon, à envoyer le
major Younghusband en mission au Tibet pour tenter
d’y établir une légation. Celui-ci se lança
cependant en 1903 dans une expédition militaire pour
tenter
La vallée de la
rivière rouge, les deux héros
d’imposer
l’hégémonie britannique sur le Tibet, expédition qui se
termina par l’occupation de Lhassa
La vallée de la rivière rouge,
l’autre affiche
le 2 août
1904, forçant le 13ème
dalaï-lama à fuir ; suivit un accord imposé au
gouvernement local qui conférait au Royaume uni des
avantages commerciaux exclusifs.
Il ne
fut pas ratifié par le représentant à Lhassa du
gouvernement
mandchou, et resta donc lettre morte. Cette campagne avortée
eut cependant des conséquences importantes pour la suite des
relations sino-anglo-tibétaines. En 1904, la position
officielle du gouvernement britannique était très claire :
le chef de la diplomatie de l’époque, Lord Lansdowne, dans
une instruction officielle, avait désigné le Tibet comme
« une province de l’Empire chinois ». L’échec de la campagne
de Younghusband et de l’accord de Lhassa modifia la donne :
le gouvernement britannique chercha dès lors à affaiblir la
Chine en soutenant les tendances séparatistes au Tibet.
« La vallée de la rivière rouge »
Rien de
cette complexité géopolitique ne transparaît dans le
film de
Feng Xiaoning. Le film est centré sur
l’histoire d’une jeune Chinoise qui, au début du
siècle, sur le point d’être sacrifiée au dieu du
fleuve pour faire revenir la pluie après une longue
sécheresse, est sauvée par son frère ; mais ils
doivent se précipiter dans le fleuve pour échapper à
leurs poursuivants. Recueillie par une vieille
paysanne tibétaine, Ying Zhen tombe amoureuse de son
fils, Gesong. Ils sauvent un jour un explorateur
britannique et son interprète qui ont été emportés
par une avalanche. Malgré cela, l’explorateur
reviendra avec une armée et exterminera les
Tibétains mal armés.
Le film
dure deux heures, et il faut dire qu’il y a des
images splendides de la montagne tibétaine,
rappelant que Feng Xiaoning a d’abord eu une
formation de photographe. Pour le
Feng Xiaoning
Bayonets to Lhasa
reste,
nous avons un scénario qui donne une image
caricaturale aussi bien des Tibétains que des
Britanniques, doublée d’une histoire
romanesque de rivalité entre la jeune « étrangère » et la
fille du seigneur local qui se disputent le cœur de Gesong.
Une
légende tibétaine tient lieu de fil conducteur, mais
est réduite à un leitmotiv qui perd de sa force à
être trop répété.
Feng Xiaoning a traité les
coutumes tibétaines comme on le faisait autrefois
dans le cinéma chinois : comme un faire-valoir
exotique dénué de toute authenticité. On a du mal
aujourd’hui, entre autres choses, à voir des chefs
coutumiers tibétains s’entretenant avec leur
entourage dans un putonghua châtié. La
population tibétaine apparaît du coup comme des
figurants d’opérette, malgré des interprètes
superbes.
Mais ils sont
malgré tout plus véridiques que les Britanniques qui battent
tous les records dans la caricature : le major
déclare à
longueur de séquences vouloir diffuser la civilisation
britannique, et l’interprète au grand cœur est horrifié de
voir ce programme se traduire en carnage.
La conclusion finale, dans la
bouche de l’interprète britannique, est caractéristique du
style général : il restera toujours des Tibétains, derrière
eux il y a tout l’Orient, et jamais l’empire britannique ne
pourra en venir à bout.
Le film
et sa signification
Les Tibétains
sont montrés dans le film comme luttant pour se défendre
contre l’envahisseur britannique. L’expédition de
L’héroïne tibétaine
Younghusband
fut sanglante : après avoir franchi la passe de Jelap, ses
troupes bien armés tombèrent
La forteresse de
Gyantse qui tomba aux mains des Britanniques en 1904
(photo AFP)
sur un
campement de quelque 700 Tibétains mal équipés et les
exterminèrent ; 200 autres furent tués dans une attaque dans
un étroit défilé peu après. Début juillet, des soldats
britanniques et indiens prirent d’assaut la forteresse de
Gyatse en grimpant sur la façade rocheuse àpic. La chute de la forteresse eut
un effet dévastateur sur le moral des Tibétains, car, selon
une croyance locale, elle signifiait que le destin était
scellé et que toute résistance était désormais inutile.
Produit par le très officiel studio de Shanghai, le
film de
Feng Xiaoning a été réalisé au moment de la
rétrocession par les Britanniques de Hong Kong à la
Chine et prend là toute sa signification. Il est une
illustration de ce qui reste ressenti par la Chine
comme une blessure infligée par l’histoire, et par
l’impérialisme occidental ; il est présenté dans les
manuels scolaires comme un chapitre du traumatisme
subi par la nation chinoise : les « cent ans
d’humiliation ».
(1) Peter Fleming
(1907-1971) est un aventurier et écrivain britannique,
auteur de récits de voyages ; il est le frère de Ian
Fleming,, qui, dit-on, s’inspira de son frère pour créer le
personnage de James Bond. Dans les années 1930, il fut
correspondant pour le Times. Entre autres voyages, il
entreprit en février 1935, avec la journaliste suisse Ella
Maillart, une équipée de sept mois en Chine, parcourant
quelque 6 000 km de Pékin au Cachemire en passant par les
déserts d’Asie centrale. Il faisait partie du service de
renseignement militaire britannique, et son objectif était
de faire le point sur la situation au Turkestan chinois (le
Xinjiang) pendant la guerre civile. A la suite de ce voyage,
en 1936, Fleming publia News from Tartary, qui reste
son ouvrage le plus célèbre
C’est en 1961
qu’il publia « Bayonets to Lhasa : the first full account of
the British invasion of Tibet in 1904 ».
Pour écrire le
livre, P Fleming consulta les archives officielles du
British Foreign Office ainsi que les notes personnelles de
Sir Francis Younghusband, et rencontra nombre d’officiers
survivants de la campagne. C’est un ouvrage sérieusement
documenté.