« Cow »
de Guan Hu : une vache hollandaise en pleine guerre
sino-japonaise
par Brigitte
Duzan, 6 février 2010,
révisé 2 mai 2012
« Cow » (《斗牛》)
est une histoire incongrue : celle d’une vache
hollandaise et d’un simple d’esprit dans un village
perdu dans le nord-est de la Chine, pendant la
guerre sino-japonaise. C’est un film à la fois
tragique et loufoque, où la guerre, vue côté paysan,
apparaît essentiellement comme une tuerie absurde.
Mais la guerre n’est qu’un cadre pour une histoire
originale filmée avec brio.
Une
histoire complexe de vache et d’idiot sur fond de
guerre
L’histoire
se passe pendant l’hiver 1940, c’est-à-dire à un
tournant de la guerre, quand les forces du
Guomingdang, après leurs victoires contre l’armée
japonaise dans le Guangxi et à Changsha, au début de
1939, lancent une offensive de grande ampleur qui
échoue, ce qui entraîne une multiplication des
représailles japonaises contre la population
chinoise.
La vache
Cow
La séquence
introductive, qui précède et accompagne le générique, donne
le ton au film, en quelques images tournées à un rythme
haletant, et faisant, à la fin, brusquement place à
l’absurde, ou ce qui apparaît comme tel dans le contexte.
Un paysan hirsute
et hagard arrive dans un village ravagé par l’ennemi, où les
ruines fument encore. Il n’y a plus âme qui vive, personne
ne répond à ses appels, et, sur ce qui fut une place,
maintenant transformée en charnier, les corps des villageois
ont été abandonnés, entassés les uns sur les autres. Le choc
est évidemment terrible, et le malheureux erre en hurlant
dans les décombres, jusqu’à s’arrêter, intrigué devant le
mur d’une maison d’où parviennent des bruits étouffés, comme
si quelqu’un, à l’intérieur, était encore vivant. Effrayé,
il se réfugie derrière un arbre et voit alors le mur
s’effondrer à moitié et apparaître, dans le trou béant … la
tête d’une vache, comme un médaillon rappelant les anciennes
images publicitaires des fromages Bel…
Le film procède
ensuite par flash-backs successifs pour expliquer les
événements ayant conduit à la situation actuelle. Le récit
n’est pas linéaire : il procède par touches allusives qui
font par moments remonter les souvenirs du passé dans la
pensée du personnage principal.
Niu’er
Guan Hu et Huang Bo
Le
personnage principal, c’est Niu’er (牛二),
celui présenté dans la séquence introductive. Mais
la vache est tout aussi importante : ils constituent
un tandem inséparable, comme le furent en leur temps
« La vache et le prisonnier ». Cette vache
hollandaise, incongrue dans ce village reculé du
Shandong, fut un cadeau, offert au village par « un
pays ami » (traduisez l’Union soviétique, qui était
alors aux côtés de la Chine dans la guerre) pour
aider à la résistance en
fournissant des
quantités de lait que les petites vaches locales étaient
bien incapables de produire.
Elle devient alors
un enjeu fondamental de la résistance. Et comme c’est
Niu’er, l’idiot du village, en quelque sorte, qui a été
chargé de veiller sur cette nouvelle idole des villageois
aux pouvoirs quasi magiques, il devient par là même
l’anti-héros d’une histoire qui le dépasse, chargé d’une
mission impossible pour laquelle il déploie des trésors
d’inventivité. Jusqu’à ce que la vache remplisse sa propre
mission salvatrice.
La guerre,
finalement, passe ainsi au second plan : elle ne
fournit qu’un cadre qui dramatise les relations de
la vache et de Niu’er, fragments dérisoires
d’humanité qui prennent justement, dans le contexte,
un aspect d’autant plus emblématique. C’est une
sorte d’allégorie sur la survie obstinée de l’homme
dans les circonstances les plus difficiles, celles
de la guerre, dépeinte comme le summum de l’absurde.
Niu Er et la vache
Un chef d’œuvre de
Guan Hu à mi chemin entre drame et humour
Cinquième long
métrage de Guan Hu (管虎),
« Cow » (《斗牛》)
a contribué à le faire connaître. Mais il a mis longtemps
avant d’arriver à le faire : cinq ans.
Il en avait l’idée
depuis longtemps, pourtant. Elle lui serait venue alors
qu’il était en train de tourner une série télévisée dans un
village du Shandong, dans la région de Yimengshan (沂蒙山).
C’est une région de riche tradition orale, dont certains
récits datent de la plus haute antiquité. Guan Hu a écrit un
article dans lequel il dit avoir gardé en mémoire une simple
phrase d’un de ces récits qu’il aurait entendu alors et sur
lequel il aurait brodé son scénario :
当年一个牛人拉着一个异形的大牛,为了完成一件扯淡的承诺,居然在几次战争中活了下来。如此而已!
Cette année-là,
afin de tenir une promesse absurde, un bouvier s’en fut
tirant derrière lui une énorme vache d’origine étrangère,
et, le plus étonnant, c’est qu’ils réussirent à survivre en
pleine guerre.
La vache et les
villageois
L’écrivain
Zhao Dongling (赵冬苓)
a déclenché toute une controverse en prétendant que
le film est une adaptation d’une de ses nouvelles
qui traite du même sujet, une nouvelle publiée en
2002 et intitulée « L’histoire de la vache de la
Huitième Armée de route » (《八路牛的故事》).
Le film est bien présenté sur les affiches et la
publicité comme « adapté d’une nouvelle de Zhao
Dongling », mais c’est l’ article de Guan Hu
n’attribuant son inspiration qu’à la seule petite
phrase
entendue par hasard
lors du tournage de son film télévisé qui a provoqué la
fureur de l’écrivain.
Quoi qu’il en soit,
le scénario qui en est résulté n’est ni linéaire ni
ordinaire, procédant par flash-backs, alternant séquences en
couleurs et en noir et blanc (procédé déjà utilisé par Guan
Hu dans son troisième film), et mêlant intimement l’humour
au drame, dans une histoire centrée sur un animal
imprévisible accompagné d’un simple d’esprit disputant sa
bête aux pillards, aux Japonais et aux affamés.
Niu’er fait corps
avec sa vache, rien que son nom semble le prédestiner à sa
« mission » (牛二
signifie ‘bœuf le
second’, paraphrasant la manière traditionnelle de nommer le
deuxième fils d’une famille en Chine). Et, lorsqu’il en
hérite, de par la force des choses, puisqu’il se retrouve
seul avec elle dans un village dont les habitants ont été
exterminés, il lui donne le nom de son épouse, morte avec
les autres, Jiu’er (九儿),
reportant désormais sur l’animal l’affection qu’il avait
pour elle. Le film est alors porté par ce tandem
improbable : Niu’er et Jiu’er.
Niu’er et Jiu’er,
le bouvier, sa femme et la vache : un formidable trio
d’acteurs
Jiu’er,
l’épouse, est interprétée par l’actrice Yan Ni (闫妮),
actrice connue pour ses rôles comiques qui est
particulièrement drôle ici dans un rôle de paysanne
peu conventionnelle.
C’est cependant sur l’acteur principal,
Huang Bo
(黄渤)
que repose l’essentiel du succès du film. Guan Hu le
connaissait depuis longtemps, en fait depuis 2001 et
le tournage du film télévisé « Montez et allons-y »
(《上车,走吧》)
qui
Yan Ni/Jiu Er
marqua les débuts
de l’acteur. A l’époque, Guan Hu cherchait un acteur parlant
le dialecte du Shandong, mais Huang Bo s’est illustré aussi
par ses qualités d’acteur ; il est ensuite apparu dans les
films télévisés de Guan Hu, mais, en 2006, il est devenu
célèbre pour son rôle dans le film de
Ning Hao (宁浩)
« Crazy Stone » (《疯狂的石头》),
suivi, en 2009, par « Crazy Racer » (《疯狂的赛车》).
Guan Hu a donc tout de suite pensé à lui pour interpréter
Niu’er. Et il est excellent.
Yan Ni et Huang Bo
Interrogé
sur ses impressions du tournage, il avoue cependant
que le plus difficile fut de jouer… avec la vache.
Car c’est le troisième acteur incontournable dans
l’histoire, et un acteur « qui n’a pas lu le
scénario ». En fait, il y en eut quatre au total
(sept au départ, dont trois furent ensuite
éliminées). Mais on imagine les problèmes lorsqu’on
regarde ne serait-ce que la séquence introductive.
Allez faire bouger une vache qui a décidé de rester
impavide ! Certaines scènes ont nécessité jusqu’à
cent prises…
Cyclo d’or (ex
aequo) au festival de Vesoul en février 2010, le film s’est
vu aussi vu décerner le Golden Horse du meilleur scénario
lors du festival de Taipei, tandis que
Huang Bo recevait
celui du meilleur acteur.