|
« La
lampe au beurre de yak » : la vie tibétaine aujourd’hui en
dix tableaux et quinze minutes
par Brigitte
Duzan, 15 décembre 2013, actualisé 15 janvier 2018
Second
court métrage de fiction de
Hu Wei (胡伟),
« La
lampe au beurre de yak » (《酥油灯》)
a été, en mai 2013, l’une des révélations de la
52ème
Semaine de la critique du festival de Cannes. En
novembre, il a été couronné du prix du meilleur
court métrage au festival du Golden Horse à Taipei.
En six mois, il a conquis le public aussi bien que
les critiques. Et les récompenses se sont ensuite
multipliées, dont : grand prix du Festival du court
métrage de Clermont-Ferrand en 2014, puis Firebird
Award du Festival de cinéma international de Hong
Kong, grand prix du public du Festival Premiers
Plans d’Angers, meilleur court métrage du Festival
du Golden Horse à Taipei…
Longue
genèse
Hu Wei
voulait faire un court métrage – non documentaire –
sortant des sentiers battus et débats idéologiques
pour évoquer au quotidien les dilemmes d’une société
traditionnelle
|
|
La
lampe au beurre de yak |
comme la
société tibétaine, confrontée aux défis d’un monde
en mutation rapide.
Idée
originale
L’idée de
la forme lui est venue en voyant une photo de
l’Américain
Michael
Nash intitulée « Varsovie 1946 », où le photographe
met en scène une séance de photographie, avec une
femme posant
devant une toile de fond représentant un paysage estival
verdoyant cachant les ruines enneigées de la ville en plein
hiver : une illusion de bonheur tranquille au milieu des
vestiges de la guerre.
Hu Wei recevant le
prix du Golden Horse |
|
Or il y a
encore, en Chine, des photographes qui parcourent
les campagnes pour faire des portraits, souvent de
familles entières, devant les toiles de fond les
plus surprenantes, voire exotiques, représentant un
désir de promotion sociale par la représentation
d’un cadre de vie moderniste, parfaitement
illusoire ; les photos sont ensuite conservées
pieusement, en souvenir.
Hu Wei a
donc écrit un scénario construit comme une suite de
séances de ce genre, différentes familles tibétaines
se succédant devant l’objectif du photographe, et
posant devant des toiles exprimant leurs rêves plus
que la réalité de leur vie quotidienne.
Il l’a
écrit en 2004 et l’a alors montré à
Pema Tseden
qui l’a trouvé intéressant et a encouragé Hu Wei à
continuer. C’est là que les difficultés ont
commencé. |
Réalisation
difficile
Une bonne
partie du financement a été assurée par un préachat
d’ARTE et une aide du CNC. Le problème a consisté à
trouver un endroit où tourner. C’était en 2010 : le
Tibet était interdit aux étrangers sans autorisation
spéciale, et une partie de l’équipe, en particulier
les deux chefs opérateurs, était française. Il
fallait donc tourner dans les zones tibétaines des
provinces chinoises de l’intérieur.
Le choix
s’est d’abord porté sur le district de Garzê (ou
Ganzi), dans la préfecture tibétaine autonome du
même nom, dans le nord-ouest du Sichuan (甘孜藏族自治州).
Normalement, il n’y a pas besoin d’autorisation de
tournage pour les courts métrages en Chine, mais
toute la région était sous surveillance renforcée
depuis mars 2008, et en particulier
Garzê :
l’autorisation fut refusée, et le tournage suspendu.
Hu Wei revint à Paris reprendre ses cours. |
|
Michael Nash, Warsaw
1946 |
Un an plus tard,
en 2011, il obtint l’autorisation de tourner à Litang
(理塘县),
autre district de la même préfecture autonome, plus au sud.
Les difficultés, là, ne vinrent pas des autorités, mais de
la population. D’abord, il avait été promis 50 yuans à
chaque figurant ; ils vinrent en foule, avec des enfants et
des bébés dans les bras ; il fallut négocier : deux bébés
pour le prix d’un adulte… Mais l’inattendu survint lorsque
fut déroulée la première toile de fond, une vue de la porte
Tian’anmen : cela déclencha une émeute, preuve de la tension
qui régnait dans la région. Les toiles furent déchirées, les
caméras et l’équipement détruits. Fin de la deuxième
tentative de tournage.
Le décor de salon
chinois |
|
La
troisième fut la bonne. Hu Wei s’était assuré le
soutien d’un producteur chinois, Goya
Entertainement, société de la productrice Zhou
Yangxu (1). Le tournage dura quatre jours et demi,
après une semaine de préparation, essentiellement
pour faire répéter leur texte aux acteurs, tous
amateurs, recrutés dans la population locale, à part
le photographe. Le résultat est un petit chef
d’œuvre pondéré et subtil après cette genèse
turbulente. |
Un court métrage
superbement maîtrisé
Dix tableaux
Le film se
présente comme une série de tableaux, filmés avec
une caméra fixe, comme autant de photos de familles
prises par un photographe utilisant quelques toiles
de fond de paysages et sites connus : dix au total,
de Hong Kong à la Grande Muraille, d’un salon
chinois traditionnel à une maison moderne
occidentale, du Potala au Stade olympique, qui
servent de décor incongru à dix petites scènes très
vivantes, représentant un pan de vie tibétaine, dans
un village de la région. |
|
Le décor de Hong Kong |
La première scène
est déjà symbolique : la caméra s’attarde d’abord sur une
vue de la porte Tian’anmen ; puis arrive toute une famille
qui vient s’installer devant, la dernière étant la
grand-mère que l’on assoit en position centrale, au milieu
des autres debout ; elle tient devant elle le portrait d’un
enfant. On pense à une photo commémorative, à la mémoire
d’un enfant mort.
La grand-mère avec la
photo du panchen lama |
|
Or, cet
enfant est le 11ème panchen lama, celui qui a
disparu en 1995, enlevé avec ses parents trois jours
après avoir été déclaré réincarnation du panchen
lama précédent. Il avait alors six ans, et on ne l’a
jamais revu. La photo que tient la grand-mère est la
seule qui reste de lui. On a ainsi, en une très
courte séquence, un emblème discret de la foi
tibétaine, sans la provocation qu’aurait été une
photo du dalaï lama, mais d’autant plus ironique
qu’il est représenté avec pour toile de fond le
symbole du pouvoir chinois |
qui justement
réprime cette foi (ce qui avait valu l’émeute initiale).
Les autres
séquences sont conçues de manière similaire, en
maniant avec la même subtilité le symbole et
l’humour, pour aboutir à un pan de comédie humaine
en terre tibétaine, le désir de modernité affiché
par les jeunes étant confronté à la foi très
profonde des anciens, une modernité clinquante
occidentale, voire hollywoodienne, contrastant avec
la tradition.
Et puis,
dernière toile : celle d’un paysage de montagnes où
se profilent les piles d’une route en construction,
qui va faire débarquer une autre modernité dans le
coin. Alors, comme |
|
Famille avec enfant et
petit buffle, devant la Grande Muraille |
dans le dernier
acte d’une pièce de théâtre, on entend le bruit d’un moteur,
on imagine la voiture du photographe qui repart, emportant
avec lui à Lhassa l’offrande de ‘beurre de yak’ qu’un jeune
garçon d’un tableau précédent lui a confiée.
Art du scénario et
de la mise en scène
Chaque scène est
d’un parfait naturel, d’un jeu tellement spontané qu’on a
presque l’impression d’une scène prise sur le vif. Or il
n’en est rien : le scénario a été respecté à la lettre, et
les figurants ont appris leur texte. Pour certaines
séquences, cependant, Hu Wei et son équipe ont respecté la
réalité des interprètes et leurs sentiments : c’est le cas
de la vieille femme qui a été aidée dans ses prosternations,
et qu’il a été impossible de détourner de la vision, pour
elle sacrée, du Potala.
On a ainsi une
construction subtile qui rappelle les Portraits de La
Bruyère, et un film qui oscille entre documentaire et
fiction, sans que l’on sache exactement où commence l’un et
où finit l’autre. Le hiératisme des positions demandées par
la photo est contrebalancé par l’inventivité des dialogues,
l’intrusion de personnages secondaires et l’incidence de
petits événements venant rompre l’immobilité apparente.
Ces quinze minutes
sont du grand art.
Note
(1) Le film
est produit par AMA productions, société de Julien Féret,
que Hu Wei a rencontré à la Femis, pendant la session d’été
à laquelle ils participaient tous les deux, en 2008.
Extrait :
Photo des trois
enfants sur fond de stade olympique
http://movie.douban.com/trailer/143807/#content
|
|