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« Gaokao 77 » : hommage aux premiers candidats après la
Révolution culturelle
par Brigitte
Duzan, 11 juin 2019
Sorti le 3 avril 2009 en Chine, « Gaokao 77 » (《高考1977》)
aurait engrangé près de 5 millions de yuans pendant
les seuls quatre premiers jours de son exploitation
en salle et a continué ensuite d’attirer les foules,
en grande partie attirées par le bouche-à-oreille.
Le film de
Jiang Haiyang (江海洋)
a suscité une intense émotion : il touche en effet
un épisode particulièrement sensible de la période
aussitôt après la fin de la Révolution culturelle.
Les raisons de l’émotion suscitée
par le film
Le
gaokao (高考)
est le nom de l’examen d’entrée à l’université qui
se tient tous les ans au mois de juin et décide du
sort de millions de jeunes dont le rêve est
d’accéder à l’enseignement supérieur. Or cet examen,
qui peut apparaître, en un sens, comme un successeur
des examens impériaux, avait été supprimé pendant la
Révolution culturelle, les |
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Gaokao 77, affiche
pour la sortie du film |
« jeunes instruits » étant envoyés à la campagne parfaire
sainement leur éducation auprès des paysans. L’annonce de
son rétablissement en 1977 a fait l’effet d’un coup de
tonnerre dans toute la Chine.
Les
universités avaient bien recommencé à ouvrir partiellement
leurs portes au début des années 1970, mais le recrutement
était réservé aux classes « rouges », les « ouvriers,
paysans et soldats » (工农兵),
les critères de sélection étant fondés sur de solides
références familiales et révolutionnaires. Huit mois après
la mort de Mao, le 24 mai 1977, s’adressant à la première
Conférence scientifique nationale en sa qualité de
vice-premier ministre chargé de l’éducation et de la
technologie, Deng Xiaoping lançait le slogan qui marquait un
tournant dans le domaine éducatif et scientifique, et plus
généralement amorçait l’ouverture des esprits qui préludait
à la politique de réforme et d’ouverture : « respecter le
savoir, respecter les talents ».
L’annonce
officielle de la restauration du gaokao a été
diffusée à la radio à l’automne suivant, le 21
octobre 1977. La nouvelle se répandit comme une
véritable onde de choc dans le pays : une brutale vague
d’espoir. L’examen eut lieu en décembre : 5,7
millions de candidats se présentèrent ; comme on avait
supprimé les limites d’âge (elles ne furent rétablies qu’en
2001), le plus âgé avait trente six ans, le plus jeune
quinze. 220 000 seulement furent admis, mais le mouvement
était lancé.
Comme l’a dit
un bloggeur sur le site sina.com, c’est une histoire
de printemps qui s’est pourtant passée pendant l’automne et
l’hiver de l’année 1977 (一个发生在1977年秋冬季的
“春天的故事”).
Cette date a marqué un nouveau point de départ dans la vie
de millions de Chinois, mais aussi dans celle du pays tout
entier.
Un film
qui remue bien des souvenirs
Le film, qui commence par l’annonce du
rétablissement de l’examen, a été tourné dans le
nord du Heilongjiang. Au départ, le réalisateur
Jiang Haiyang (江海洋)
avait prévu de tourner dans le Guangxi, les
repérages avaient même été réalisés ; mais, quand il
est rentré à Shanghai où le film a été produit,
plusieurs personnes ont critiqué ce choix, lui
disant que c’était tout à fait caractéristique des
Shanghaïens de choisir des lieux de tournage dans le
sud, pour les paysages exotiques de la région. C’est
un ami qui lui a alors suggéré le Heilongjiang, dans
le nord-est de la Chine, et il a effectivement
trouvé là, dans les environs de la petite ville de
Yichun (伊春),
le cadre idéal qu’il recherchait, y compris une
vieille gare et son train à vapeur, et des vieux
bâtiments portant encore les slogans de l’époque.
Ce
qu’il n’avait pas prévu, c’est le froid. Le tournage
a pourtant commencé en septembre 2008. Jiang Haiyang
pensait profiter des |
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Gaokao 77, affiche
avec les quatre interprètes |
superbes
couleurs de l’automne, mais le vent a brusquement tourné
quand ils sont arrivés, et il s’est mis à faire un froid
glacial qui a nécessité des trésors d’imagination pour faire
fonctionner le matériel et éviter les accidents. Le tournage
s’est passé par des températures d’une vingtaine de degrés
en-dessous de zéro ; la neige s’est même mise à tomber, si
bien qu’il a fallu organiser des équipes de déneigement…
Le chef du comité
révolutionnaire
du village, Sun
Haiying |
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Ces
conditions extrêmes ajoutent certainement à
l’intensité du film. Le scénario retrace les
tensions créées dans un village qui hébergeait tout
un groupe de ces jeunes envoyés à la campagne que
les paysans appelaient affectueusement les « jeunes
instruits » (知青
zhīqīng).
La perspective de pouvoir passer l’examen dans un
délai si court, deux mois seulement, déclenche une
réaction de quasi panique : ces jeunes, qui n’ont pu
étudier qu’en cachette et sur des livres de fortune
pendant les dix années de la Révolution culturelle,
se lancent dans une frénésie de révision et de
travail forcé, de nuit comme de jour, pour tenter de
combler leurs lacunes. Le père d’une étudiante du
groupe, un « contre-révolutionnaire » qui s’était
fâché avec sa fille, fait même tout le voyage depuis
la capitale pour lui apporter des livres. D’autres
tentent d’en voler
.
Le
film restera dans les annales pour la scène
fantastique qui |
en est le
point culminant : le jour du départ pour aller passer
l’examen, le chef du village emmène les jeunes gens à la
gare sur son tracteur, mais celui-ci tombe en panne dans la
neige ; on voit alors tous ces jeunes partir en courant, les
uns trébuchant et tombant, criant aux autres de continuer et
surtout de bien « plancher » («一定要好好考»),
puis les premiers arrivés à la gare urgeant le chef de gare
d’attendre les retardataires : « attendez un peu, attendez
un peu, cela fait dix ans qu’il n’y en avait pas eu
d’examen !… « 再等等,再等等,爹啊,十年就这么一回啊 »
…
On
comprend l’émoi qu’a suscité le film, surtout chez
les Chinois qui ont eux-même vécu l’événement, et
qui étaient là pour le raconter. Les témoignages se
sont multipliés sur internet, le film venant
brusquement raviver des souvenirs enfouis au fond
des mémoires : c’était le premier sur le sujet. Il
aura fallu trente ans pour raconter cette histoire,
l’émotion était d’autant plus vive. |
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Sun Haiying et Wang
Xuebing |
Un
témoignage personnel
L’actrice Zhou Xianxin |
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On dit que le film est un témoignage de l’expérience
personnelle du réalisateur, ce n’est pas tout à fait
exact.
Jiang Haiyang (江海洋)
fait, il est vrai,
partie de la première promotion de l’Institut du
cinéma de Pékin après la Révolution culturelle,
entrée en 1978 et sortie en 1982, celle de ladite
« cinquième génération ». Cependant, s’il est donc
de la même promotion que Zhang Yimou, par exemple,
il n’a pas, lui, travaillé à la campagne pendant la
Révolution culturelle. En 1972, à la fin de ses
études secondaires, |
alors que ses
deux sœurs étaient, elles, envoyées à la campagne, il a pu
intégrer une école technique à Shanghai et, deux ans plus
tard, entrer dans le laboratoire de recherche en mécanique
d’un complexe métallurgique.
Il n’a
pas passé l’examen en 1977 ; il a attendu 1978 pour
postuler à l’Institut de cinéma de Pékin où il a été
admis, selon ses propres déclarations, en raison de
ses connaissances théoriques sur le cinéma. Son
expérience est donc légèrement différente de celle
des jeunes qu’il décrit dans son film. Il a
cependant vécu l’effervescence de l’époque et s’est
outre |
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Le
contre-révolutionnaire Fude (un article peut
bouleverser une vie,
c’est trop absurde) |
entouré de
toute une équipe de vétérans qui ont, eux, vécu
personnellement la « fièvre de 77 » et ont participé à
l’élaboration du scénario.
On peut donc
bien dire qu’il s’agit d’un témoignage direct, d’autant plus
que bien des détails viennent des souvenirs de jeunesse du
réalisateur lui-même. Par sa vérité, le film suscite
d’autant plus l’émotion qu’il permet à tous ceux qui ont
vécu cet épisode dramatique de s’identifier aux acteurs,
volontairement choisis en dehors des grandes stars du cinéma
à l’époque. Ils en sont devenus par la suite.
Des
acteurs alors peu connus, et d’autant plus vrais
Souvenir de 1977 |
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Le
film comporte quatre interprètes principaux, dont
trois masculins qui étaient relativement populaires
auprès du grand public chinois pour avoir joué dans
des séries télévisées.
Wang Xuebing (王学兵)
était surtout connu, à l’époque, pour ses rôles de
flic à la télévision. Il interprète le rôle de Pan
Zhiyou (潘志友),
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celui des
étudiants qui s’est le mieux intégré dans son nouvel
environnement : il est même considéré comme le dauphin du
chef du village. Zhao Youliang (赵有亮),
lui, était surtout un grand acteur de théâtre et d’opéra,
mais avait aussi fait des apparitions à la télévision ; il
est remarquable dans le rôle du père
« contre-révolutionnaire » Chen Fude (陈甫德).
Celui qui est formidable, c’est
Sun
Haiying (孙海英),
qui interprète le chef du comité révolutionnaire du
village, Lao Chi (老迟).
Bien qu’ayant joué au cinéma, dans des films de
Zhang Yang (张扬)
et de
Peng Xiaolian (彭小莲),
lui aussi avait surtout acquis sa notoriété à la
télévision, dans des séries populaires comme
« Legend of the Condor Heroes » (《射鵰英雄傳》)
ou l’histoire de l’empereur Wudi des Han (《大汉天子》).
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Le départ en tracteur |
Dans « Gaokao
77 », il interprète à la perfection le vieux vétéran de la
révolution, droit et inflexible, voire légèrement borné, qui
va jusqu’à passer sous silence, au début, l’annonce du
rétablissement de l’examen, par peur de voir tous les jeunes
de sa commune, sur lesquels il compte pour travailler dans
le village et assurer sa relève, partir comme un seul homme
à la ville. Il comprend ensuite toute la portée de la
décision de Deng Xiaoping, et fait alors preuve d’humanité
et de bienveillance envers ces étudiants frustrés par la
Révolution culturelle.
Le 28 août
2010, il a remporté, pour son rôle dans le film, le ‘cerf
d’or’ du meilleur acteur dans un rôle secondaire au 10ème
festival de cinéma de Changchun.
Un film réalisé pour le 60ème anniversaire de la
République populaire
La course pour
attraper le train |
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« Gaokao
77 » est le premier des films réalisés pour la
commémoration du 60ème anniversaire de la
fondation de la République populaire, en octobre
2009. C’est aussi un hommage à Deng Xiaoping et à la
politique de réforme et d’ouverture qu’il a mise en
route trente ans auparavant. |
On mesure, en
voyant l’immense enthousiasme suscité par la seule annonce
de la reprise des examens d’entrée à l’université, la portée
symbolique de la décision. Elle annonçait tout le
bouleversement que serait la réforme économique, et qui ne
pouvait réussir que si les esprits, d’abord, étaient formés
pour la réaliser. En pendant au chemin parcouru, on comprend
mieux l’ampleur radicale des progrès réalisés en aussi peu
de temps : ils furent portés le désir effréné de rattraper
autant de temps perdu.
Et l’on comprend
aussi que le gouvernement veuille profiter de l’occasion
qu’offre la célébration de cet anniversaire de la République
populaire pour tenter d’insuffler une nouvelle dose de cette
ferveur initiale à des jeunes confrontés aujourd’hui aux
difficultés croissantes de trouver un emploi après avoir
terminé leurs études…
Le film, avec
pour commencer des images d’archives, en noir et blanc, avec
le générique :
https://v.qq.com/x/cover/73sij5nc0uje2tt/a0020i1zunq.html
[Film vu au
Centre culturel de Chine en avril 2009]
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