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« L’histoire de Su San » : le premier King Hu !
par Brigitte Duzan, 25 février
2012
Sorti en
1964, « L’histoire de Su San » (《玉堂春》)
est le premier film confié à
King Hu (胡金铨) par les Shaw Brothers.
Adaptation d’un récit datant des Ming, mais sous une
forme opératique, il représente une première étape
d’autant plus intéressante dans l’œuvre du
réalisateur qu’il montre bien l’importance de
l’esthétique de l’opéra traditionnel dans sa
formation et ses débuts.
L’autre
influence qui transparaît dans le film est celle de
son mentor,
Li Han-hsiang (李翰祥).
La date de réalisation est soumise à caution, mais
septembre 1964 est attesté comme date de sortie, et
Li Hanxiang le plus souvent cité comme
co-réalisateur. Le plus probable est que le film a
été tourné en 1963 par King Hu, comme « récompense »
du travail qu’il venait de réaliser sur « Love
Eterne » (《梁山伯与祝英台》)
comme assistant réalisateur de Li Hanxiang, et que
celui-ci a assisté à son tour son jeune
collaborateur avant de partir à Taiwan.
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The Story of Sue San,
le film |
Quoi qu’il en soit,
il est fascinant de se plonger dans un film peu connu, mais
qui éclaire l’œuvre qui va suivre.
Une histoire datant
des Ming
« L’histoire de Su San » est tirée d’un récit
intitulé « Les malheurs de Yu Tangchun rencontrant
son mari » (《玉堂春落难逢夫》),
soit le vingt-quatrième des « Récits pour mettre en
garde le monde » ou Jingshi Tongyan (《警世通言》) de Feng Menglong (冯梦龙),
écrivain des Ming mort en 1646 (1).
Su San ou
Yu Tangchun ?
Su San ne
s’appelait en fait ni Su San comme dans la
traduction du titre du film, ni Yu Tangchun (玉堂春)
comme dans son titre chinois. Elle s’appelait en
fait Zhou Yujié (周玉洁),
c’est-à-dire pure comme le jade, et était originaire
de Zhoujiazhuang, près de Datong, dans le Shanxi.
Ayant perdu
ses parents à l’âge de cinq ans, elle fut vendue
à
une maison close à Pékin, la maison Su Huai (苏淮妓院). |
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Feng Menglong |
Comme elle était la
troisième acquisition de la patronne, on la surnomma « la
troisième de la maison Su », soit Su San (苏三). Elle fut formée à tous
les arts de la courtisane de luxe, dont la musique et le
chant, et, une fois devenue professionnelle, reçut le nom
« de fleur » (花名)
de Yu Tangchun, c’est-à-dire ‘le printemps du hall de jade’.
L’histoire de Su
San
Su San sous escorte,
l’opéra |
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Quand
commence le film, Su San est devenue une courtisane
célèbre et recherchée. De passage à Pékin, le lettré
Wang Jinglong (王景隆), fils de haut
fonctionnaire impérial retraité, la remarque un jour
au milieu de la foule et ressent une attirance
instinctive pour elle. Comme il s’enquiert de son
nom, on lui explique qu’elle vient de la maison
close la plus réputée de Pékin, sur quoi il s’y
précipite.
La
maquerelle le fait attendre en faisant passer
d’autres clients avant lui, ce qui ne fait
qu’exciter encore plus son amour naissant… et nous
vaut un superbe numéro du seul personnage comique du
film. Ils finissent cependant par se voir et tombent
amoureux, au grand dam de la maquerelle
qui craint de
perdre son capital. Wang Jinglong renonce à
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rentrer à chez
lui, à Nankin, et se met alors à jeter l’argent par les
fenêtres pour garder San Su, mais son père lui coupe les
vivres en apprenant ses frasques. Bientôt sans le sou, Wang
Jinglong est obligé de se réfugier dans un monastère en
abandonnant Su San à son sort.
Refusant de
recevoir les « hôtes » de la maison, elle est alors
vendue comme concubine à un riche marchand du
Shanxi, dont l’épouse voit d’un très mauvais œil
l’arrivée de l’intruse. Su San ayant été témoin par
hasard de la liaison exrtra conjugale entretenue par
l’épouse, celle-ci tente de la supprimer en
l’empoisonnant. Mais c’est le mari qui mange les
nouilles empoisonnées. L’épouse accuse alors Su San
de l’homicide.
Heureusement, Wang
Jinglong a été reçu |
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Betty Loh Ti dans le
rôle de Su San |
premier aux examens impériaux, et se
retrouve en mission spéciale d’inspection au tribunal.
Reconnaissant Su San, il n’a aucune peine à faire avouer à
la petite servante d’où provenaient les nouilles et à qui
elles étaient destinées. Tout finit bien.
Double adaptation
Le récit a d’abord
fait l’objet d’une adaptation à l’opéra, avant que King Hu
s’en empare.
L’opéra
Su San et Wang
Jinglong |
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L’opéra de
Pékin adapté de cette histoire s’intitule « Su San
conduite au tribunal » (《苏三起解》ou
« La femme conduite au tribunal » (《女起解》)
(2).
Il met en
scène le personnage de Su San en route vers le
tribunal pour y être jugée, une cangue au cou,
escortée par deux gardes qui sont des rôles de
chou (丑),
celui de Su San étant un rôle de dan (旦角).
La seconde partie de l’opéra est celle du procès
lui-même. Les malheurs de Su San sont révélés
par monologue
chanté ou par le biais du
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procès. C’est une œuvre austère,
toute entière conçue autour du drame intérieur de Su San,
sans les intermèdes de divertissement habituels dans l’opéra
de Pékin.
L’opéra
Le film
King Hu,
cependant, revient aux sources : à l’histoire de
Feng Menglong. Il en tisse un récit linéaire, dont
le procès n’occupe que la toute fin.
Surtout, il
le filme à la manière de Li Hanxiang, c’est-à-dire
plus proche de l’opéra huangmei (黄梅戏),
l’opéra de l’Anhui, vif, coloré et populaire, dont
le style fait tout le charme de « Love Eterne » (《梁山伯与祝英台》),
film pour lequel
King Hu venait d’être l’assistant
de Li Hanxiang. Le lien avec ce réalisateur se
retrouve |
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Une jeune chanteuse
lors d’un dîner |
jusque dans le choix des acteurs
(3).
On retrouve le même
style dans « L’histoire de Su San », dans les décors, les
costumes et jusque dans les scènes de rue. La musique aussi
est légère et enjouée ; elle n’intervient que sous la forme
d’intermèdes, comme dans une comédie musicale, mais c’est
elle, en fait, qui détermine le rythme de tout le film.
Il y a là un
travail sur la forme qui ne sera pas perdu pour
King Hu, car
on retrouve ce sens du rythme dans toute son œuvre, c’en est
peut-être l’une des caractéristiques principales.
Le film
Réflexion
Il est intéressant,
enfin, de mettre en regard de « L’histoire de Su San » une
autre adaptation d’opéra, pingju celle-ci, également
réalisée en 1963, mais en Chine continentale :
« La
rose de Wouke » (《花为媒》)
réalisée par Fang Ying (方荧)
sur un scénario de
Wu
Zuguang
(吴祖光).
L’histoire peut
sembler montrer le fossé qui existait entre Hong Kong et
Pékin à l’époque, au niveau de l’argument, mais les deux
œuvres ne sont finalement pas si différentes dans le style…
un courant commun semble les unir par-delà les frontières.
Notes
(1) Il s’agit du
second recueil de récits compilé par Feng Menglong, après le
premier, « Récits pour éclairer le monde » ou Yushi
Mingyan (《喻世明言》),
publié en 1620, et avant le troisième, « Récits pour
éveiller le monde » ou Xingshi Hengyan (《醒世恒言》),
publié en 1627 – les trois recueils étant regroupés en une
trilogie désignée globalement par le titre Sanyan (《三言》),
que l’on pourrait traduire par « Les trois dits ».
(2)
起解
qǐjiè
signifie littéralement ‘se mettre en route vers le tribunal
sous escorte (pour être jugé)’.
Il y a aussi des
adaptations en yueju et dans d’autres opéras
régionaux.
(3)
Note sur les
acteurs :
Les deux acteurs
principaux de « L’histoire de Su San » étaient des fidèles
de Li Hanxiang : Zhao Lei (赵雷),
dans le rôle de
Wang Jinglong, et
Betty Loh Ti (乐蒂)
dans celui
de Su San.
Zhao Lei, né en 1928, est entré en 1953 chez |
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Zhao Lei dans ses
rôles les plus classiques |
Betty Loh Ti, la
“beauté orientale classique” |
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les Shaw Brothers. Spécialisé dans les rôles de jeunes premiers dans les
films dits « en costumes », il a ensuite suivi Li Hanxiang à
Taiwan après le film de King Hu.
Née à Shanghai en
1937, orpheline de bonne heure, Betty Loh Ti a été
élevée par sa grand-mère. En 1949, elle a quitté Shanghai
avec le reste de la famille pour s’installer à Hong Kong.
Elle a commencé sa carrière en 1952, et a tourné plus de
quarante films jusqu’à sa mort, en 1968, travaillant avec
les Shaw Brothers de 1958 à 1964. Elle a en particulier
tourné dans deux célèbres films de Li Hanxiang : « The
Enchanting Shadow » (倩女幽魂),
présenté au festival de Cannes en 1960, puis
« Love Eterne », rôle qui lui a valu un Golden Horse award à
Taiwan en 1963.
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