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« Zhang Yu fait bouillir la mer »:
un projet de film d’animation de King Hu malheureusement
inabouti
par Brigitte Duzan, 06 avril 2014
Parmi les aspects méconnus de sa personnalité,
King Hu avait un
remarquable talent de dessinateur, peintre et
calligraphe qui a contribué à enrichir une vision
esthétique nourrie de littérature, d’opéra et de
culture chinoise traditionnelle.
Un maître du pinceau
King Hu est né dans une famille de lettrés qui lui
ont inculqué dès son plus jeune âge l’amour des
lettres, de la poésie et de l’opéra. Sa mère, quant
à elle, était peintre, spécialisée dans la peinture
de paysage et de "fleurs et oiseaux" (花鸟画).
C’est avec elle que King Hu a appris très jeune
l’art de la calligraphie et des arts dérivés, dessin
et peinture.
L’art du pinceau au service du cinéma
Après son arrivée à Hong Kong, à l’âge de dix-sept
ans, il a pu |
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King Hu en train de
dessiner |
Dessin préparatoire
pour Swordsman《笑傲江湖》 |
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mettre ces talents au service de divers emplois,
d’abord comme correcteur dans une imprimerie, puis
comme dessinateur publicitaire, et enfin comme
décorateur dans un studio de cinéma. C’est ainsi
qu’il est ensuite devenu acteur, puis scénariste
avant de passer derrière la caméra. Mais il n’a pas
cessé pour autant de manier le pinceau.
Semblable en cela à Kurosawa, Eisenstein ou Fellini,
King Hu dessinait lui-même les esquisses des
costumes, des décors et des accessoires de ses
films, et, de manière générale, de tous les détails
de la réalisation. Outre une profusion de notes et
manuscrits divers, il nous reste ainsi de nombreux
sketches, dessins et aquarelles réalisés lors de la
préparation de ses
films (1).
Ils sont souvent accompagnés sur un côté, comme dans
tout tableau classique, d’inscriptions
calligraphiées qui sont précieuses pour mieux
comprendre l’esthétique raffinée qui a |
influé sur la
conception de ses oeuvres (2). Il était en effet
aussi un calligraphe réputé et il a réalisé
lui-même
les calligraphies apparaissant dans certaines scènes
de ses films, mais aussi celles des affiches, des
titres et jusqu’aux génériques.
Cet art du pinceau n’était pas seulement décoratif,
il traduisait une sensibilité artistique
particulièrement vive qui a été notée par nombre de
ses proches et influait sur sa vision de cinéaste.
Il étudiait des heures durant le passage des nuages
dans le ciel pour tenter de capter le moment le plus
favorable à telle scène d’un film en préparation,
ou, comme l’a rapporté son épouse Zhong Ling (钟玲),
pouvait s’arrêter devant le spectacle d’un arbre
émergeant de l’eau en y voyant l’image d’un spectre
comme dans un conte fantastique (3). |
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Dessins pour Dragon
Gate Inn |
De la poésie à la caricature
Dessins pour Dragon
Gate Inn |
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Cette vision esthétique, poétique et raffinée, a
évolué vers la fin de sa vie vers une satire amère
du monde autour de lui. Il a alors dessiné des
caricatures qu’il a publiées dans des journaux à
Hong Kong et à Taiwan. Ce sont des satires de la vie
sociale, et des caricatures de personnages
politiques, de la reine d’Angleterre à Deng
Xiaoping. Le trait est fin, mais l’humour est
souvent acerbe.
On y sent percer le désenchantement d’un artiste
obligé d’abandonner plusieurs de ses |
projets les plus chers. L’un d’eux est le documentaire « Igo
Ono » sur les immigrants chinois ayant participé à la
construction du chemin de fer transcontinental aux
Etats-Unis (the Pacific Railroad), sur lequel il était
encore en train de travailler quand il est mort.
L’autre est son projet de film d’animation, « Zhang
Yu fait bouillir la mer » (《张生煮海》),
qui aurait été la meilleure preuve de l’étendue de
son talent artistique, mais qu’il dut abandonner
faute de financement.
Zhang Yu fait bouillir la mer
De façon typique chez King Hu, l’idée initiale est
inspirée d’une vieille légende, dont l’une des plus
anciennes versions est un drame zaju du début
de l’époque yuan qui a ensuite inspiré de
nombreux opéras et adaptations.
La légende et la pièce
La pièce est du poète et dramaturge
Li Haogu (李好古),
actif au début du 13ème siècle,
qui aurait écrit trois pièces, dont seule
« Zhang Yufait bouillir la mer » (《张生煮海》)
nous est parvenue. L’histoire a été reprise de
nombreuses fois par la suite, avec des variations,
mais la trame générale du récit |
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Peinture pour Raining
in the Mountain |
reste la même : la légende des amours contrariées du lettré
Zhang Yu (张羽)
et de
Qionglian (琼莲),
troisième fille du roi des dragons (4).
Page du carnet de
dessins de King Hu |
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Un jour que Zhang Yu était allé étudier au temple du
Bouddha de pierre (石佛寺),
près de la mer de l’Est, et qu’il se détendait en
jouant du qin,
Qionglian qui passait par là s’arrêta l’écouter,
fascinée par sa musique. Ils tombèrent amoureux et
se promirent de devenir mari et femme. Mais le roi
des dragons n’était pas d’accord. Alors,
aidé par une divinité, Zhang Yu fit bouillir la mer,
sur quoi le roi des dragons sortit des fonds
sous-marins et accepta de lui donner sa fille.
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Le projet de King Hu
King Hu a entrepris son projet alors qu’il était à
Taipei, et a réalisé une série d’aquarelles de
créatures marines de 1983 jusqu’au printemps de
1984. Pour cela, il avait acheté des centaines de
livres de référence, et constitué tout un catalogue
qui tenait dans plusieurs tiroirs. C’était un projet
qui l’enthousiasmait et sur lequel il passa des
nuits et des jours dans la chaleur suffocante de
l’été taïwanais.
Le film devait être coproduit par Wang Film
Production (ou Hong Guang
宏廣)
et son Cuckoo Nest Studio, l’un des plus anciens
studios d’animation de Taiwan, et l’un des plus
prolifiques aussi. King Hu termina la conception
artistique, les aquarelles des principales créatures
et même les dialogues. Mais, au bout de six ans
d’efforts, il dut abandonner faute de financement. |
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Illustration de la
pièce de Li Haogu
(dans l’île de Shamen le lettré Zhang
fait bouillir la mer
《沙门岛张生煮海》) |
L'une des peintures
originales de King Hu
pour son projet
d'animation |
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Il se concentra alors sur son projet de documentaire
« Igo Ono » pour lequel il réussit à réunir le
financement en 1996 grâce à l’aide de
John Woo. Mais il
mourut au cours d’une intervention chirurgicale en
janvier 1997 avant d’avoir pu le tourner, et en
laissant à Taipei, dormant dans des cartons, les
dessins de son projet d’animation inabouti.
Quand on voit la beauté des aquarelles qui nous en
restent, on ne peut que regretter l’abandon d’un
projet qui prenait ses racines au plus profond de la
culture populaire |
chinoise (5), tout comme le wuxia, et qui aurait
certainement été l’un des sommets de la filmographie de King
Hu.
Dessins originaux de King Hu pour son projet « Zhang
Yu fait bouillir la mer »
http://baike.baidu.com/albums/126314/126314/
1/5449808.html#5449808$
Notes
(1) Ces œuvres sont conservées dans diverses
collections, entre autres à la Fondation King Hu aux
Etats-Unis et aux Archives du cinéma à Taipei. Elles
ont été réunies dans une importante exposition, à
Hong Kong et à Taiwan, pour le 80ème
anniversaire de sa naissance, en 2012. Voir la
newsletter n°62 |
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L'une des peintures
originales de King Hu
pour son projet
d'animation |
(novembre 2012) du Hong Kong Film Archive, soit au Centre de
documentation sur le cinéma chinois
http://books.google.fr/books?id=pMjbAgAAQBAJ&pg=PA387&lpg=PA387&dq=zhang+yu+boils+the
+sea&source=bl&ots=pPdN1IXlQz&sig=rugcMdWPCiFbxG9O81oa-oUurz4&hl=fr&sa=X&ei=zrc_U8D1
J4HO0AXs6IG4Cw&ved
(5) Dans « Le
voyage du ballon rouge »,
son film de 2007 tourné à Paris,
Hou Hsiao-Hsien (侯孝贤)
montre un vieux maître chinois de marionnettes
faisant une démonstration de son art devant un groupe
d’élèves français, et la pièce qu’il a choisie pour ce faire
est justement…
« Zhang Yufait bouillir la mer ». Qui plus
est,le personnage principal de Suzanne est en train de
traduire la pièce en français pour qu’elle soit adaptée…
C’est certainement un témoignage de l’importance symbolique
de la pièce dans la culture traditionnelle chinoise.
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