« Hooly Bible
II » de Li Hongqi : de la fiction au documentaire, même
univers
par Brigitte
Duzan, 15 janvier 2018
« Hooly Bible II » (《神经二》) est un documentaire de
Li
Hongqi (李红旗)
qui fait partie d’une série initiée immédiatement après le
succès de
« Winter
Vacation » (《寒假》),
dans le but de fournir des tableaux de la société chinoise
actuelle sous divers aspects. Il apparaît comme un volet
documentaire de
« Winter
Vacation »,
dans la même esthétique minimaliste, mais avec une recherche
encore plus poussée sur la forme.
Il
a été présenté en première mondiale au festival de
Singapour, fin 2016, dans la section Asian Vision. Il y
côtoyait les derniers films du Coréen Lee Sang-woo, du
Thaïlandais
Kongkiat Khumesiri
et du réalisateur de la nouvelle vague malaisienne Amir
Muhammad, ce qui souligne la proximité esthétique de ces
différents cinéastes, formant comme une avant-garde du
cinéma asiatique.
La Chine au quotidien
Quotidien essentiellement monotone
« Hooly Bible II » donne dès les premières séquences
une vision un peu surréaliste de la vie au quotidien
d’une petite ville anonyme, dans un saison
imprécise ; tout ce que l’on peut dire, c’est que ce
n’est pas l’hiver. Pourquoi surréaliste ? La caméra
filme des gens faisant leur gymnastique matinale, et
en l’occurrence, de la marche … à reculons.
Un groupe d’habitués
dans une rue
Mais le film se déroule ensuite en séquence successives
alternant des scènes de la vie quotidienne au bord d’un
square où sont assises quelques personnes : des retraités,
un ressemeleur de chaussures, une couturière qui travaille
sur sa machine à coudre en public, un balayeur de rue ;
passent les inévitables ménagères qui viennent de faire
leurs courses et commentent leurs achats. Ils discutent de
tout et de rien, surtout de rien, et le groupe revient
régulièrement, comme en leitmotiv, sans que la discussion
dépasse jamais les menus potins.
Un petit incident vient animer la monotonie ambiante : un
petit chien s’est perdu, il aboie un moment, tout le monde
se demande d’où il vient, puis il repart. Sa propriétaire
apparaît alors, le cherchant, en vain. Par moments, aussi,
comme pour tromper l’ennui, la caméra se pose sur un
spectacle d’opéra joué par des amateurs à l’autre bout du
square, ou des groupes de femmes occupées à danser ; mais
leurs mouvements répétitifs ne parviennent pas vraiment à
rompre la monotonie.
Alternant avec ces scènes sont des visions urbaines : images
panoramiques d’une ville anonyme vue de haut, comme assoupie
dans sa brume ; ou image récurrente d’une grande avenue au
bord de laquelle se dresse un bâtiment dont la principale
caractéristique est d’afficher un immense écran LED sur sa
façade, comme dans toutes les villes chinoises, avec des
images de réunions officielles et de dirigeants prononçant
des discours.
Indifférence au monde extérieur
L’impression générale que laisse le film, finalement, est
une profonde indifférence de tous ces gens filmés dans leurs
activités quotidiennes : indifférence à tout ce qui ne les
concerne pas directement, et ne menace pas la paisible
perpétuation de leur vie ordinaire.
Autre scène de rue
Ce sentiment est suscité dès les premières images,
qui montrent l’écran d’une caméra de surveillance,
dans une rue. L’image n’est pas très claire au
départ, on voit des voitures passer au ralenti en
faisant un détour pour éviter quelque chose par
terre… La même caméra apparaît dans la séquence
finale, avec la même image, mais plus nette : en
fait, c’est un homme
qui vient de se faire renverser par une camionnette ; étendu
par terre, il est laissé sans soins, tout le monde l’évitant
comme la peste, voire l’ignorant au point de lui rouler
dessus. Image désormais classique d’une mentalité qui
préfère laisser un homme mourir plutôt que de courir des
risques en lui portant secours.
Cette double séquence, de début et de fin, forme ainsi comme
un cycle dans lequel s’inscrit le documentaire, en posant
dès le départ la thématique de l’indifférence. Elle est
soulignée ensuite par les scènes où apparaît le LED sur
lequel défilent les images de Xi Jinping et de Hu Jintao en
train de parler : les images passent en continu, comme les
écrans de télévision toujours allumés dans les intérieurs
chinois, sans que personne n’y prête la moindre attention.
Le thème est aussi ironiquement marqué par les articles de
journaux dont les copies sont insérées au milieu des
séquences dans le square, rapportant des échos de la
politique internationale, opposés à l’indifférence générale
au monde extérieur révélée par les propos des personnages
assis au bord du square : hormis leurs petits tracas
quotidiens, rien ne les intéresse, et la politique moins que
tout. Sauf la lutte du président contre la corruption, car
cela a une incidence directe sur la vie locale, et la leur,
et leur donne un sentiment de justice immanente.
Les subtilités formelles du film
Image et son
Outre le recours, initial et final, aux images de la
caméra de surveillance, qui rappelle d’ailleurs
instantanément le film de
Xu Bing (徐冰)
« Dragonfly
Eyes » (《蜻蜓之眼》)
fait avec des images de ce genre, le documentaire
déploie une grande subtilité dans le montage des
images : il fait alterner scènes de groupe et images
de la ville, et insère au milieu des coupures de
journaux comme des photos d’archives.
Qigong public
En outre, le travail sur le son est important aussi pour
créer le sens du lieu, qui est en fait unique. Quand les
gens parlent, assis au bord du square, on entend vaguement
une musique d’opéra. A la séquence suivante, la caméra est
posée à l’autre bout du square, et filme la représentation
d’opéra amateur qui s’y déroule. De même, à un autre moment,
c’est la musique des danses de square qui parvient étouffée
aux oreilles ; par une ouverture sur le côté, dans la haie
derrière les personnes assises, comme l’ouverture sur un
paysage dans un tableau de la Renaissance, on aperçoit au
loin quelques figures féminines en train de danser en
groupe.
Li Hongqi donne ainsi une impression de scène de théâtre
avec quelques changements de décors mais une unité de lieu.
Titre
Le titre lui-même est ironique et à double sens. Le titre
anglais « Ho(o)ly Bible » n’est pas la traduction du titre
chinois et induit en erreur sur ce que l’on doit attendre et
comprendre du film.
Bible, ou livre saint, serait shèngjīng
圣经.
Mais le titre est en fait
shénjīng
神经,
c’est-à-dire "désordres mentaux, folie". Il ramène au titre
du premier documentaire réalisé après
« Winter
Vacation » :
« Are We so Far From the Madhouse ? » (《我们离疯人院有多远》).
Panorama urbain
L’ambiance de vie calme, sans heurts, perdue dans
l’indifférence au monde, est superficielle. Sous
cette apparence, suggère Li Hongqi avec son titre,
couve un malaise, qui n’apparaît pas dans les
conversations, et qui est caché, voire
temporairement oublié, sous le vernis d’activités
normées, les danses de square par exemple.
« Hooly Bible » est un portrait urbain qui ressort de
l’univers hermétique de Li Hongqi et qui est finalement plus
dérangeant qu’il n’y paraît au premier abord. En fait, sous
la surface n’est pas tellement l’indifférence qu’une sorte
de folie, une folie collective….
Poème final
Dernier élément à décoder : les deux vers du poème final,
cités avant le générique.
Ce sont les deux
premiers vers d’un poème de Philip Larkin
[1] :
Il s’agit du poème The Trees, un de ses poèmes de
printemps, qui part d’une douce mélancolie, pour se terminer
par une note pleine d’espoir. Mais, en ne gardant que les
deux premiers vers, Li Hongqi garde la notion de non-dit, ou
plutôt de presque dit. C’est ainsi que se lit son film : à
travers les allusions sous les apparences.
“The trees are coming into leaf Les arbres ouvrent
un peu leurs feuilles
Like something almost being said… comme quelque chose de
presque dit …
Philip Larkin a dit par ailleurs :
« Un romancier a besoin de nouveaux décors, de nouveaux
personnages, de nouveaux thèmes ; Graham Greene, Somerset
Maugham et autres ont besoin de voyager. Je ne pense pas que
ce soit nécessaire pour les poètes. Le poète est réellement
occupé à recréer le familier… »
Recréer le familier : n’est-ce pas là, justement, ce que
fait Li Hongqi ?
Trailer (8 min)
[1]
Poète, romancier et critique de jazz anglais
(1922-1985), considéré comme l’un des plus grands
poètes anglais de la seconde moitié du 20e
siècle.