par Brigitte
Duzan, 14 février 2013, actualisé 3 janvier 2020
« Perpetual
Motion » (《无穷动》)
est sorti en première mondiale à la Biennale de
Venise en juillet 2005, puis en première
nord-américaine au festival de Toronto, en
septembre.
Ning Ying a
expliqué à la sortie du film qu’elle l’avait fait
parce qu’elle n'aimait pas l'image de la femme
orientale, ni dans le cinéma chinois, ni dans le
cinéma international. Mais, en retour, son image de
la femme chinoise n’a pas été du goût de la majorité
des critiques ni du public. Le film en a souffert,
et c’est bien dommage. Il serait temps de le
(re)découvrir.
Quatre
femmes plus une : le gratin pékinois
L’idée de
départ est simple : réunir quatre femmes au domicile
de l’une d’elles et les laisser parler - mais pas
n’importe quelles femmes : de brillantes
représentantes de la
Perpetual Motion
réussite sociale
de l’urbs pékinoise, réussite financière autant
qu’intellectuelle et médiatique ; c’est ce
Hung Huang dans
Perpetual Motion
qu’on
appelle en chinois
jīngyīng (精英),
‘l’élite’, c’est-à-dire des talents remarquables,
des personnages éminents, terme réservé surtout
jusqu’ici à la gent masculine.
Chacune
interprète son propre rôle dans le film, sous un nom
d’emprunt car c’est une fiction et non un
documentaire, mais les identités sont transparentes.
1.
Niuniu (妞妞) est
Hung Huang (洪晃),
c’est celle qui reçoit ses amies chez elle, dans son
superbe siheyuan.
Née en
1961, dans une famille prestigieuse, Hung Huang a
fait partie du premier contingent d’élèves envoyé
par la Chine maoïste
étudier aux Etats-Unis. Son beau-père
était l’ancien ministre des Affaires étrangères Qiao
Guanhua (乔冠华) ; sa mère, Zhang Hanzhi (章含之),
était l’une des interprètes personnelles du
président Mao, pour l’anglais. Elle est également
présente dans le film, dans le rôle de Zhang Mama (张妈妈),
la servante de Niuniu. Ce nom est d’ailleurs celui
dont elle désigne sa fille dans son autobiographie :
« Qiao Guanhua et moi » (《我与乔冠华》).
Hung Huang
est en elle-même un symbole, symbole de réussite,
mais aussi symbole d’une génération de femmes qui
Zhang Hanzhi
ont brisé bien des
tabous. Star des médias en Chine et PDG d’un important
groupe de presse, elle publie
Li Qinqin
trois
magazines : « LE Time Out », «Youth
International Seventeen » et « I Look ». Mais sa vie
privée a contribué à sa notoriété. Elle a eu
plusieurs maris, dont Chen Kaige qu’elle a épousé à
New York en 1989, et a publié une autobiographie qui
a fait la une de la presse à scandales et dont on
pourrait traduire le titre par « Ma vie hors
normes » (《我的非正常生活》).
2. Qinqin (琴琴)
est
Li Qinqin (李勤勤),
actrice de cinéma.
Elle a commencé à
jouer en 1984, mais la référence ici est plutôt son rôle, en
2003, aux côtés de Ge You (葛优)
dans « Cala my Dog ! » (《卡拉是条狗》)
de
Lu Xuechang (路学长),
une comédie coproduite par
Feng Xiaogang (冯小刚)
qui joue aussi dans le film.
3. Lala
(拉拉) est Liu Sola (刘索拉), artiste inclassable venue elle aussi d’une famille de la nomenklatura
chinoise, romancière, scénariste, musicienne, aussi
brillante dans le domaine littéraire que musical,
écrivant comme elle compose (1).
Elle a son
propre ensemble musical depuis une dizaine d’années
et représente une figure en vue de la musique
contemporaine chinoise. C’est
Liu Sola avec Hung
Huang
elle qui a signé la
musique de « Perpetual Motion » et qui en chante les parties
vocales.
4. Madame Ye
(夜太太)
est Ping Yanni (平燕妮),
fille d’un ancien premier ministre et consultante d’un
Ping Yanni
groupe
international. C’est la moins médiatique, mais elle
a, dans le film, des expressions d’un comique
naturel incontrôlable.
Voilà donc
cinq personnages qui sont à la fois des femmes
[apparemment] libérées, mais qui viennent toutes
(sauf Li Qinqin, mais c’est une actrice) de familles
notoirement « rouges ». En ce sens, le film est
d’autant plus satirique et subversif.
Un scénario
astucieusement ficelé
Le point de départ
du scénario imaginé par Ning Ying, et peaufiné avec Liu Sola
et Hung Huang, contient en germes tous les ressorts d’une
histoire plus complexe et profonde qu’il n’y paraît.
Une histoire qui
commence sur le mode humoristique…
Niuniu se
rend compte en se réveillant, un matin, que son mari
n’est pas rentré. Un message sur son répondeur, dans
son bureau, lui faisant soupçonner une infidélité,
et avec l’une de ses amies, elle décide d’inviter
les trois qu’elle juge les plus susceptibles de
l’avoir trompée. Et, comme on est à quelques jours
de la nouvelle année, l’invitation est pour la
soirée du Nouvel An (chinois).
Le reste du
film, jusqu’à la séquence finale,
Petit matin
est un huis clos
dans le superbe siheyuan pékinois qui est
celui de Hung Huang, huis clos agrémenté de grignotages
arrosés, d’images du spectacle de fin d’année à la
télévision et de parties de mahjong, mais surtout de
bavardages, souvent salaces, amorcés par une Niuniu qui
tente de découvrir l’amie fautive. La soirée devient pour
ces femmes l’occasion de parler en toute franchise de ce qui
ne déborde pas habituellement du cadre intime, et en
particulier de considérations pleines d’humour sur leurs
relations avec les hommes et leur vie sexuelle. Les
réparties fusent et font mouche.
C’est ce qui a le
plus choqué. Le ton est d’un humour féroce, et les propos
d’un total mépris pour une espèce masculine considérée comme
objet à jeter après s’en être servi, comme l’orange de
Voltaire. Ces femmes au sommet de leur réussite sociale
apparaissent comme parfaitement maîtresses de leur corps
comme de leur vie.
… mais se poursuit
sur un ton plus grave
Peu à peu
cependant, les souvenirs affleurent, souvenirs nostalgiques
de l’enfance, souvenirs douloureux aussi, et le film trouve
là toute sa profondeur. Ces femmes si sures d’elles mêmes
laissent soudain apercevoir les failles dans l’armure, et,
de monstres sacrés, deviennent terriblement humaines.
Séquence finale
Le rythme,
cependant, faiblit peu à peu au fil de la nuit, et
le petit matin les trouve somnolant chacune de leur
côté, jusqu’à ce qu’un coup de téléphone les
réveille. Ce coup de téléphone amène le dénouement
final, totalement inattendu, qui renverse la
situation, et finit de détruire la perception
initiale que nous avions eue de ces femmes : elles
apparaissent brusquement bien plus fragiles, bien
moins maîtresses d’elles-mêmes, que leur discours
arrogant le faisait penser – une fragilité affective
et
émotionnelle
risquant de déborder sur une pathologie hystérique, comme
aux bons temps de Charcot … peut-être, justement, à cause
des tensions provoquées par les tentatives de s’en libérer.
Finalement, la
libération de la femme – chinoise ou autre - semble encore
loin, comme semble le suggérer la dernière image – reflétant
le titre - des trois amies restantes, en vadrouille au petit
matin dans une avenue déserte… sur la très belle musique de
Liu Sola.
Un cadre pour un
récit personnel
Comme l’a expliqué
Ning Ying lors de la discussion qui a suivi la projection de
son film au Forum des Images le 15 février 2013, l’idée est
née d’une discussion à trois entre elle, Hung Huang et Liu
Sola. Elles ont ainsi élaboré un cadre définissant les
principales lignes à développer ensuite par chacune. Le film
y gagne une spontanéité et une vérité qu’il n’aurait pas eue
autrement.
« Perpetual
Motion » est vraiment un film à (re)voir, et jusqu’à la fin,
pour la beauté des images et de la musique, et la subtilité
de l’argument et de la réalisation.