Nous sommes
passés de l’ère du vélo à celui de la voiture, dans
une ville où le taxi est devenu lieu de rencontre et
vitrine sociale, mais aussi lieu privilégié
d’observation. « Ronde de flics à Pékin » se passait
en hiver, « Un taxi à Pékin » se passe en été : le
titre, Xiàrì nuǎnyàngyàng, qui signifie
« chaudes journées d’été », suggère une vie animée
dans la chaleur estivale, une capitale foisonnante,
en plein développement.
Un flâneur
dans la ville
L’histoire est
celle d’un jeune chauffeur de taxi d’une vingtaine d’années,
Dezi(德子), sorte de flâneur
impénitent dans la capitale, mais aussi Casanova à la
chinoise.
Dezi, le chauffeur
Une
séquence initiale le montre dans un studio de
photographie, posant pour une photographie de
mariage, et présentant sa fiancée, originaire du
Henan, au photographe. L’image suivante le montre en
train de divorcer, d’une autre femme, tandis que
l’officier d’état civil, hors écran, lui pose des
questions sur lui et son couple.
Le film le
suit ensuite dans ses pérégrinations quotidiennes.
Autant qu’un
flâneur, cependant,
il est en fait un romantique impénitent, perdu dans une
jungle urbaine où le romantisme n’est plus de mise. Ce
flâneur est aussi un observateur de la réalité urbaine, son
rétroviseur, en particulier, lui permettant une vision
spécifique des représentants du corps social qu’il véhicule,
et qui apparaissent sur fond d’immeubles, finis ou en
construction.
Dans ce
film, la caméra de Ning Ying se disperse, passe d’un
quartier à un autre, d’une femme à une autre, comme
d’une idée à une autre, au gré des divagations du
chauffeur. C’est l’émiettement même de la vie
moderne qui est ainsi représentée et illustrée, son
incohérence, son désordre, sa futilité. La musique
elle-même, aux sonorités occidentales, accentue
l’impression de perte de repères culturels dans une
ville où chantiers et grues constituent les
principaux marqueurs du paysage urbain.
Mariage
La narration est
construite par rencontres successives de Dezi avec quatre
femmes. Pourtant, il apparaît comme un individu isolé, dans
une ville qui a perdu son identité, et où lui-même ne semble
pas vouloir lutter pour tenter d’en conquérir une, se
contentant de femmes en matière de conquête et cherchant un
amour idéal. Il est l’image du citadin sans prise sur la
réalité, pas même un consommateur, un flâneur passif, au
service de ses clients, outre un pion que semble manipuler
la réalisatrice.
Style réaliste
Le taxi
Ning Ying a
accentué le réalisme documentaire qui était déjà
caractéristique de ses deux films précédents. Cet a
priori réaliste est accentué par la photo du chef
opérateur Gao Fei (高飞)
qui rappelle le travail de Chantal Ackerman sur la
ville, mais aussi par une volonté affirmée de la
réalisatrice dans certaines séquences.
L’une
d’elles, en particulier, filmée dans le night club
« Maxim’s », a été sciemment
improvisée. Ning
Ying a envoyé des invitations à un grand nombre de membres
de la jeunesse branchée pékinoise, sans préciser que c’était
dans le but de tourner un film. Le résultat est donc
parfaitement naturel (1).
Regard masculin
Ce qui
frappe, cependant, dans cette dernière partie de la
trilogie, c’est que la ville est vue par un regard
masculin, et que les femmes font partie du paysage,
ce qui n’était pas le cas dans les deux films
précédents. Elles sont absentes dans « Jouer pour le
plaisir » et marginales dans « Ronde de flics à
Pékin ».
Dans ce
second film, le message est clair. La femme d’un
policier apparaît
La circulation à Pékin
au début du millénaire
trois fois. La
première fois, un dimanche, la famille est
réunie et la mère raconte à son fils une histoire qu’elle a
inventée, où le père est le vieux tigre et le fils le petit
tigre, et où le premier est critiqué pour ne pas s’occuper
de la maison. La seconde fois, le policier rentre chez lui à
une heure très matinale, et sa femme se plaint de son sort,
sur quoi elle est brutalement priée de se taire. La
troisième fois, le mari raccroche pour prendre un autre
appel alors qu’elle vient de l’appeler au commissariat. Elle
n’a finalement pas voix au chapitre.
Scène du night-club,
avec Cui Zi’en jouant son propre rôle
« Un taxi à
Pékin » poursuit le même discours. Aucune des quatre
femmes ne peut espérer se faire une place dans la
capitale. L’épouse est confinée au foyer, c’est une
propriété comme une autre dans un monde où dominent
les rapports de commercialisation. Finalement, le
divorce est sa révolte contre sa domestication.
Deux autres
femmes sont des travailleurs migrants : elles n’ont
échappé à la campagne et à la pauvreté que pour se
retrouver, en
ville, confinées dans des petits boulots de restauration.
Serveuse dans un restaurant, la
petite amie
de Dezi finit par se suicider. Quant à la fiancée du
Henan, elle cherche une identité urbaine grâce au
mariage, alors que le chauffeur de taxi, lui, semble
chercher une sécurité dans ce lien avec la ruralité,
mais la conclusion ouverte du film laisse irrésolu
le résultat de cette double négociation.
La seule
qui semble émancipée et sure de son statut est une
bibliothécaire de l’université que Dezi traque dans
sa voiture, et dont l’émancipation se traduit en
termes de liberté sexuelle. Mais leur brève
rencontre reste sans lendemain.
Finalement,
ces quatre femmes représentent une vision tronquée,
marginale, de la réalité féminine. Cet aspect de la
réalité urbaine n’est pas exploré à fond. L’univers
de Ning Ying est jusqu’ici un univers masculin.
Femme libérée ?
Elle le complètera
par une vision purement féminine dans un autre film, quatre
ans plus tard…
Note
(1) Le seul
problème de cette séquence est qu’elle s’est révélée trop
longue ; après la première au festival de Rotterdam, des
critiques ayant souligné l’effet désastreux d’une scène de
plus de vingt minutes qui rompait le rythme du film, NING
Ying l’a coupée et le film a été réduit à 79 minutes, contre
99 auparavant, pour sa présentation au festival de Berlin.