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L’univers de Tsai Ming-liang en huit longs métrages
6. « Goodbye, Dragon Inn » : hommage au cinéma de son
enfance
par Brigitte Duzan,
révisé 13 juin
2012
Lors
des repérages pour « Et là-bas quelle heure
est-il ? » (《你那边几点》),
Tsai Ming-liang (蔡明亮)
avait découvert à Taipei un vieux cinéma décrépit
construit au début des années 1950, sur le point de
fermer avant d’être démoli.
L’imaginant projetant une dernière fois un grand
classique de
King Hu (胡金铨)
surgi de ses souvenirs d’enfance, il en a fait en
2002 le personnage principal de son film « Goodbye,
Dragon Inn » (《不散》).
C’est
l’hommage émouvant d’un cinéaste qui constate
tristement le passage du temps et lance un double
adieu, à la salle et au film comme témoins d’une
époque ; mais c’est un adieu qui n’est ni total ni
définitif parce que perdurent les images, et l’art
du réalisateur.
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Goodbye, Dragon Inn |
Adieu d’abord à la vieille salle de cinéma
L’entrée du cinéma |
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Les
premières séquences s’attardent longuement sur
l’entrée du vieux cinéma, avec son enseigne bancale
aux caractères de guingois -
福和大影院
fúhé dàyǐngyuàn (1) - et ses machines à sous
devant la caisse. Evidemment, il tombe des trombes
d’eau, on est chez Tsai Ming-liang, et le vieux
cinéma, malgré son air miteux, offre un abri
providentiel. Une fois à l’intérieur, on se sent
comme dans un autre monde, une sorte de caverne
matricielle, faite, outre la salle elle-même,
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de dédales de
couloirs interminables où les pas résonnent à l’infini.
Si le
cinéma est décrépit, la caissière est infirme,
affligée d’un pied bot qui la fait terriblement
boiter : on a l’impression que chaque pas est une
souffrance. En tout cas, il impose une marche au
ralenti que la caméra suit, interminablement. C’est
comme le parallèle de la lente agonie du cinéma.
Pour
ce dernier soir avant la fermeture définitive, elle
voudrait partager avec le projectionniste un drôle
de petit gâteau |
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Dragon Gate Inn sur
l’écran |
en forme de cœur qu’elle a
fait cuire. Mais celui-ci n’est pas là quand elle vient le
lui apporter, il est sorti
Lee Kang-sheng |
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fumer
une de ses sempiternelles cigarettes dans un des
couloirs déserts ; il est finalement aussi
fantomatique que le bâtiment lui-même. La caissière
n’arrivera pas à le rencontrer (2)
Les
spectateurs se comptent sur les doigts de la main,
dont un Japonais loufoque qui semble chercher un
partenaire dans le noir, et change constamment de
place pour ne pas être gêné par ses voisins, en
particulier une femme (3) qui a étalé ses jambes sur
le fauteuil devant elle |
et grignote
des graines de quelque chose qui craque sous la dent : cela
fait un bruit sec, magnifié à plaisir comme s’il
accompagnait la bande-son du film projeté.
Outre
ses propres acteurs,
Tsai Ming-liang a convoqué deux
des acteurs fétiches de King Hu, que l’on voit en
même temps sur l’écran, tous deux formant un lien
formel et affectif entre les deux réalisateurs,
entre le passé et le présent, qui sera bientôt aussi
du passé : Miao Tian (苗天),
fantôme surgi autant de l’univers de King Hu que de
celui de Tsai Ming-liang puisqu’il interprète le
rôle du père dans son premier film « Les rebelles du
dieu néon » (《青少年哪吒》),
en 1992 ; |
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Yang Kui-mei croquant
ses graines |
et Shih
Chun (Shi Jun
石隽),
en larmes, que le Japonais, dans la salle, dévisage avec
stupéfaction. Les yeux fixés sur l’écran, tous deux
semblent, plongés dans leurs souvenirs, revivre leur passé.
Une pénombre peuplée
de fantômes |
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La caméra reste fixée bien plus sur les visages que
sur l’écran, en de longs plans séquences accompagnés
de la bande son du film projeté, quand elle ne se
promène pas dans les couloirs déserts en suivant
l’un des personnages dans ses errances. Car le
cinéma semble hanté, comme le dit le Japonais :
c’est la première des phrases prononcées dans ce
film par ailleurs quasiment muet, au bout de près de
trois quarts d’heures. Il dit : habité par les
esprits, exactement, et son
鬼
guǐ (esprit) |
n’en finit pas
de résonner, de flotter dans l’air…
Adieu aux grands classiques du cinéma de Taiwan
Le
film projeté pour cette ultime séance, et qui semble
se refléter sur les visages, est le grand classique
de
King Hu (胡金铨),
sorti en 1967,
« Dragon Gate Inn » (《龙门客栈》
Lóngmén kèzhàn). C’est un des grands classiques
du wuxia pian, une référence en la matière. Le choix
n’est pas anodin.
Le
film fait suite au grand succès de
King Hu :
« L’hirondelle d’or » (《大醉俠》
dà zùi xiā) qui a renouvelé les règles du
genre et fait découvrir la grande actrice Cheng
Pei-pei ; mais, malgré ce succès,
King Hu dut quitter
Hong Kong et la Shaw Brothers, qui était exaspérée
par son perfectionnisme et son esthétique de la
lenteur : il partit tourner à Taiwan. « Good bye,
Dragon Inn » est donc, plus qu’un hommage
nostalgique à la grande époque révolue du cinéma de
Hong Kong, un retour sur le cinéma qui a bercé
l’enfance de Tsai Ming-liang, et un hommage au
cinéma taiwanais qui a précédé le sien.
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Miao Tian |
Shih Chun |
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S’il
s’attache tant à filmer les gens dans la salle,
c’est que ce cinéma, pour lui, faisait partie de la
vie : on ne peut oublier cette superbe séquence où
les images du film de
King Hu se
reflètent matériellement sur le visage de la jeune
caissière, et dans ses yeux fascinés, comme si elle
avait réellement intégré l’écran. Quant aux
acteurs, devenus aujourd’hui des ombres du passé,
ils sont bien plus que des idoles désincarnées.
« Goodbye, Dragon Inn » est un chef d’œuvre de
lenteur qui impose son rythme. Si « Cinema
Paradisio » est le témoignage nostalgique d’une
passion de jeunesse, si « La rose pourpre du Caire »
illustre concrètement la magie exercée par le
cinéma, « Good bye, Dragon Inn » est une œuvre de
maturité, une œuvre de réflexion onirique sur un
monde non point disparu, mais préservé dans la
mémoire. |
Après une
dernière image montrant la caissière s’éloignant en
boitillant, toujours sous la pluie, du cinéma désormais
fermé, la chanson qui accompagne le générique final reste
longtemps gravée dans la tête, comme les images du film
lui-même ; c’est d’ailleurs le sens du titre chinois,《不散》búsàn ..
les ombres ne se dispersent pas et continuent de planer… Il
suffit juste d’entretenir un peu le souvenir.
Le film
Notes
(1)
C’est-à-dire « le grand cinéma de [la rue] Fuhe », district
de Yonghe, New Taipei City.
(2) Il est
interprété par Lee Kang-sheng, l’acteur fétiche de Tsai
Ming-liang : fantôme errant dans le film, comme un autre
témoin.
(3)
Interprétée par Yang Kuei-mei (杨贵媚),
autre revenante du cinéma de Tsai Ming-liang, apparue dès
son deuxième film, « Vive l’amour » (《爱情万岁》),
en 1994.
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