|
L’univers de Tsai Ming-liang en huit longs métrages
8. « I don’t want to sleep alone »
《黑眼圈》
par Brigitte
Duzan, 13 juin 2012
Huitième
long métrage de
Tsai Ming-liang (蔡明亮),
« I don’t want to sleep alone » marque son retour
en Malaisie, pays de son enfance, et, en même temps,
un changement de style
Après la sécheresse de
« La
saveur de la pastèque » (《天边一朵云》),
l’eau est revenue, et avec elle une chaleur humaine
qui avait disparu du film précédent. Les sentiments
sont cependant toujours aussi complexes, aussi
ambigus, aussi difficiles à exprimer que dans
l’univers habituel de Tsai Ming-liang. Car si l’eau
est revenue, une fumée dense recouvre la ville et
suffoque les corps… L’atmosphère est toujours aussi
irrespirable.
Descente dans les bas-fonds de Kuala Lumpur sur les
traces d’un matelas…
Immigré de fraîche date à Kuala Lumpur, Hsiao Kang
se fait arnaquer au coin d’une rue par un
|
|

I don’t want to sleep
alone |
bonimenteur qui vend des
numéros gagnants, image satirique des illusions du boom
économique et des escrocs qui prospèrent dans son ombre. Ne
pouvant payer, il se fait tabasser par le gang qui le laisse
pour mort sur le trottoir.
Il est ramassé par une bande de travailleurs immigrés du
Bangladesh qui le ramènent, enroulé dans un vieux matelas
crasseux trouvé près de poubelles, dans l’immeuble miteux où
ils vivent, ou plutôt survivent. Nous sommes à la fin des
années 1990, en pleine crise économique asiatique ; à Kuala
Lumpur, comme ailleurs, les immigrés en sont les premières
victimes. Le matelas, lavé à grande eau, entouré d’une
moustiquaire comme si cela pouvait protéger des miasmes de
la ville, devient un abri providentiel pour Hsiao Kang,
soigné avec dévotion par l’un des immigrés qui le ramène peu
à peu à la vie (1).
Hsiao Kang devient alors objet
de désir, convoité à la fois par son sauveur et par la
propriétaire chinoise de l’immeuble, mais aussi par la jeune
fille qui sert de servante à celle-ci, et d’aide-soignante
pour s’occuper de son comateux de fils ; celui-ci, qui
ressemble comme un jumeau à Hsiao Kang, était apparu dans la
toute première séquence du film, dans une scène irréelle où
il gisait sur un lit immaculé d’hôpital, accompagné par la
musique immatérielle d’une aria de la Flûte enchantée de
Mozart (2).

La propriétaire et son
aide soignante |
|
Le
décor est ainsi magistralement dressé pour une
histoire de doubles, de jeux de miroirs et de
symboles ambigus, comme un conte des mille et une
nuits qui aurait viré au cauchemar. La ville de
Kuala Lumpur est envahie par la fumée venue
d’incendies de forêts de l’Indonésie proche (un fait
d’actualité au moment du tournage du film). Les
habitants, transformés en zombies obligés de porter
des masques, suffoquent dans ce brouillard jaunâtre
qui semble diluer les corps et les sentiments. |
S’opposant à l’atmosphère aseptisée du début, le film se
déroule dans un immeuble sordide dont les immigrés occupent
des combles qui ressemblent à des trous de rats, et dont une
partie, qui n’a, semble-t-il, pas été finie de construire,
est envahie par des eaux mystérieuses qui stagnent en
sous-sol, formant un réservoir à la surface faussement
limpide, mais d’un calme bienvenu, invitant à la méditation.
Comme si l’on pouvait se ressourcer auprès d’une eau même
aussi impure et inquiétante, lorsqu’on fait partie des
damnés de la terre.
Une composition virtuose sur le thème de l’eau, de la fumée
et du désir refoulé
Le film est construit autour
d’un trio improbable : Hsiao Kang, Rawang, celui qui l’a
recueilli et tombe peu à peu amoureux de lui, et la jeune
aide-soignante (interprétée par l’habituelle Chen
Shiang-chyi) qui lui en dispute les faveurs. La composition
en miroir est très subtile, chaque personnage renvoyant à un
autre, et chaque image ou presque en appelant une autre,
suscitant un sentiment d’ambiguïté qui empêche toute clarté
d’interprétation, comme si le sens était lui aussi noyé dans
la fumée ambiante.
Le
double le plus évident est celui formé par Hsiao
Kang et le comateux, qu’il observe par une fente du
plancher rappelant le trou dans l’appartement de
« The Hole » (《洞》).
Aux soins mécaniques prodigués par la jeune fille
s’oppose cependant l’attention pleine d’une douce
sollicitude de Rawang qui transforme le matelas
pourri en domaine de rêve protégé du monde extérieur
par ce mince voile tendu au-dessus, comme un décor
d’opéra. |
|

Rawang observant Hsiao
Kang endormi |
On saura gré à la censure malaise d’avoir empêché toute
scène sexuelle entre les deux hommes, comme l’avait prévu
Tsai Ming-liang au départ. Au lieu de cela, la relation se
développe sur un mode aussi ambigu que le reste du film,
suggérant un désir latent, trahi par le regard, qui reste
inassouvi. De même, lorsque Hsiao Kang réussit à entraîner
la jeune aide-soignante sur ce même matelas, les deux jeunes
gens sont vite à moitié asphyxiés par la fumée, et ne
peuvent aller au bout de leur désir.
Cette tension érotique se dénoue, de manière inattendue, par
une crise de larmes muettes qui secoue Rawang lorsqu’il
découvre les deux autres enlacés, endormis sur le matelas.
C’est l’eau également qui dénoue la scène de jalousie de la
propriétaire qui représente, elle, comme le double plus âgé,
de sa servante, et, semble-t-il, hors possibilité de
rédemption, son sort étant réduit à veiller un comateux :
partie à la recherche des deux jeunes gens, elle tombe dans
l’eau du sous-sol qui a envahi le bas de l’escalier… L’eau
est à la fois signe de malaise intérieur et élément
salvateur. Cela fait plus de quinze ans que Tsai Ming-liang
ne cesse de nous le répéter.
Un
message d’espoir comme un rêve éveillé
Ce monde opaque, traversé de
brusques fulgurances, souvent simples reflets de néons dans
la nuit, est un monde muet mais animé d’une musique
vibrante, celle de la rue de Kuala Lumpur, de la radio ou
des juke box, quand ce n’est pas celle chantée par un couple
solitaire sur un bord de trottoir désert. C’est une musique
vivante, qui rompt la solitude, peuple la nuit et véhicule
la chaleur humaine, contrairement à celle de Grace Chang (3)
qu’écoute la propriétaire dans le silence de son
appartement, près du lit de son fils inconscient, mais
toujours les yeux ouverts. La musique est ici non plus
intermède à part et facteur de distanciation, comme dans
« The hole » (《洞》) ou
« La saveur de la pastèque » (《天边一朵云》),
mais partie intégrante du film et élément signifiant,
au-delà de la parole.

Séquence du réservoir |
|
Car ce
monde est peut-être obscur, il est plein de
couleurs autant que de sons : il n’est pas
désespéré. Les damnés du sous-développement
conservent une fortune, la richesse de leurs
relations humaines, et la chaleur de leurs
sentiments, même réprimés. S’ils sont laissés pour
compte dans la vie, ils leur reste l’espoir d’un
avenir solidaire, dont Tsai Ming-liang a trouvé
l’image onirique la plus belle que l’on puisse
imaginer pour conclure le film : |
perdu dans la contemplation
des eaux du réservoir, Hsiao Kang sent un papillon se poser
sur son épaule, papillon qui n’est peut-être que le regard
matérialisé de Rawang qui, venu le rejoindre, l’observe sans
bouger puis vient s’accroupir auprès de lui, dans la même
contemplation muette.
La caméra se fixe alors sur la surface de cette eau qu’ils
sont en train de contempler, et se maintient ainsi, sans
bouger, un long moment qui n’en finit pas, comme pour tenter
de capter leurs pensées ; en haut de l’écran apparaît alors
une minuscule forme indistincte, qui plane au-dessus de
l’eau, sans que l’on sache ce dont il s’agit. Le temps
passe, interminable, avec cette petite chose qui peu à peu
descend et prend forme : on voit alors apparaître les corps
de la jeune servante et de Rawang, étendus autour de Hsiao
Kang sur le matelas qui semble flotter sur une élément bien
plus immatériel que l’eau, la matière même des songes…
Tsai Ming-liang a signé là
un poème fantastique qui semble avoir dépassé les obsessions
qui étaient jusqu’ici les siennes et promettre un nouveau
départ dans sa recherche cinématographique. Il semblait
jusqu’ici avoir tenté de résister au formalisme et à
l’esthétisme auquel ont succombé bien des réalisateurs
autour de lui par une radicalisation toujours plus poussée.
On le voit avec plaisir et curiosité opter maintenant pour
un onirisme poétique empreint de toutes les promesses.
Notes
(1) Le matelas est
doublement symbolique de déchéance : d’abord parce qu’il est
crasseux, mais aussi parce que c’est une allusion à un
scandale politique malais. En 1999, le vice-premier
ministre Anwar avait été condamné à la prison pour
corruption et sodomie ; pendant son procès, un matelas avait
été présenté comme pièce à conviction.
Le titre original
chinois de « La saveur de la pastèque » est aussi une
allusion à cet événement :
《黑眼圈》hēiyǎnquān
signifie « les yeux cerclés de noir », ou « les yeux
cernés » ; le ministre était en effet apparu les yeux pochés
lors de son procès, par suite des violences policières qu’il
avait subies. Tsai Ming-liang en fait une image de la
condition misérable de son sous-prolétariat d’immigrés,
victimes de la société et de l’économie modernes.
(2) Le film a été
financé dans le cadre du projet « New Crowned Hope », lancé
par la ville de Vienne pour le 250ème
anniversaire de la naissance de Mozart. La référence à
Mozart ne s’arrête pas là : la propriétaire de l’immeuble
est illustrée, comme un leitmotiv wagnérien, par l’air de la
Reine de la Nuit, également de la Flûte enchantée, comme
pour souligner le caractère non point tant maléfique que
terriblement pathétique d’un personnage qui utilise les
charmes de sa jeune servante pour tenter de réveiller son
fils de son coma.
(3) Grace Chang
est une figure symbolique récurrente dans l’œuvre de Tsai
Ming-liang. Voir en particulier
« The hole »
(《洞》)
et
« La
saveur de la pastèque » (《天边一朵云》).
|
|