L’univers de Tsai Ming-liang en huit longs métrages
7. « La saveur de la pastèque » 《天边一朵云》
par Brigitte
Duzan, 13 juin 2012
« Cascade
de mélanges improbables » :
l’expression est de Jacques Mandelbaum (1) et elle
exprime parfaitement ce qu’est ce septième long
métrage de
Tsai Ming-liang :
un mélange indescriptible de genres qui n’ont rien à
voir entre eux, un alliage détonnant de mélancolie
et de burlesque, de pornographie et de comédie
musicale, de parodie et d’esthétisme, d’allégorie
poétique et de réalisme brutal, tout cela sorti de
l’imaginaire d’un réalisateur plus irréductible et
inclassable que jamais.
Chen
Shiang-chyi est revenue de Paris, elle cherche le vendeur
qui lui avait vendu sa montre avant qu’elle parte, mais la
passerelle n’est plus là et lui a disparu. Elle le retrouve
par hasard dans un parc : il joue maintenant dans des films
porno (dans « The skywalk is gone » il passait une audition
pour obtenir un rôle), mais se garde bien de le lui avouer.
Ils se revoient ensuite et tombent amoureux, continuant des
existences parallèles à un étage de distance, le studio où
tourne Lee étant juste au-dessus de l’appartement de Chen,
les parallèles finissant par se rejoindre dans un final tout
aussi improbable.
Taipei souffre
alors d’une terrible sécheresse. On se souvient que, dans
« The skywalk is gone », la ville manquait déjà d’eau, les
restaurants ne servaient plus de café. Depuis la situation a
empiré, l’eau est rationnée, et coupée une bonne partie de
la journée. Chacun se débrouille comme il peut. Lee
Khang-sheng va se baigner dans les réservoirs au sommet des
immeubles, et Chen Shiang-chyi récupère des bouteilles en
plastique vides pour aller voler de l’eau dans les toilettes
publiques. Le gouvernement incite la population à remplacer
l’eau par du jus de pastèque.
Le décor est
ainsi posé. Le manque d’eau semble correspondre à la
sécheresse des cœurs, et à la dégradation des relations
humaines qui se traduit par la dévaluation de l’amour, la
marchandisation des corps et la promotion de la
pornographie. Le ton est ici plus caustique que jamais dans
l’œuvre de Tsai Ming-liang, en dépit des apparences, qui
sont celles d’une comédie musicale déjantée.
Une
comédie musicale aussi, mais noire
La saveur de la
pastèque
Le film est parsemé d’intermèdes musicaux rappelant
ceux qui apparaissaient déjà dans
« The
Hole » (《洞》),
comme dans les bonnes vieilles comédies musicales
d’antan, celles du cinéma de Hong Kong, et pas
n’importe lequel : celles du studio Cathay. La
référence ici est tout particulièrement le film de
1960 de Wong Tin Lam (ou Wang Tianlin
王天林)
intitulé « La rose sauvage », ou « Wild, Wild Rose »
(《野玫瑰之恋》),
c’est-à-dire le premier film où Grace Chang
interprétait le rôle d’une femme « de mauvaise
vie ». (2)
Cependant, si, dans « La saveur de la pastèque », la
référence est Grace Chang, le style des intermèdes
musicaux n’a rien à voir avec les mélodies
légèrement surannées du studio Cathay : il est
violemment parodique et burlesque, et en totale
opposition avec le reste du film. Et ce pour une
raison profonde.
Le couple Lee
Khang-sheng/ Chen Shiang-chyi contient tout ce qu’il faut de
romantisme pour que les spectateurs puissent s’identifier à
eux, mais c’est justement ce que le réalisateur veut éviter,
après y avoir poussé. Les morceaux musicaux arrivent chaque
fois à point nommé pour détourner les sentiments vers le
grotesque, et forcer en même temps à la réflexion, une fois
la distanciation réalisée.
Les
spectateurs sont donc toujours repoussés vers la vision
négative qu’offrent par ailleurs les scènes ouvertement
pornographiques du film. Tsai Ming-liang semble vouloir dire
que le romantisme est dépassé, qu’il n’y a pas d’alternative
dans le monde qui est le nôtre.
On est loin du
divertissement, plus près du réel que jamais : celui des
boutiques de location de matériel pornographique, des films
porno à la télévision qui sont devenus un produit de
consommation comme un autre, mais sur lequel plane un
silence total comme sur tout ce qui concerne la sexualité.
Cela reste un tabou contre lequel, justement, s’insurge le
réalisateur.
Un
dénouement qui laisse perplexe
Les
vingt dernières minutes du film sont
particulièrement éprouvantes.
Tsai Ming-liang
voulait aller au-delà des conformismes, filmer la
cruauté qui existe à l’état brut dans le monde
d’aujourd’hui. On sent une colère rentrée qui doit
s’épancher. Il a dit que, lorsqu’il crée un film, il
engage une conversation avec lui -même, et qu’il
ressent la nécessité absolue que l’image ait un
impact ; il ne se soucie pas alors de ce que la
société, ses parents ou ses proches vont penser,
Tsai Ming-liang et la
pastèque
ni de savoir
s’il va les offenser, ou offenser leur religion. Il lui faut
abolir toute barrière à la création pour exprimer vraiment
ce qu’il veut dire. C’est ce qu’il a fait dans « La saveur
de la pastèque ». Jamais, sans doute, il n’a aussi bien
maîtrisé la forme.
A la fin du
film, Chen Shiang-chyi sort brisée de sa confrontation
involontaire avec l’univers impitoyable du porno, plus
blessée que l’actrice qu’elle a trouvée inconsciente dans
l’ascenseur et qui continue d’être utilisée malgré tout dans
le film qui est en train d’être tourné, sous ses yeux
désormais. La scène finale est digne des jeux de miroirs de
Hitchcock, dont on sait que Tsai Ming-liang est un grand
admirateur. L’image de l’actrice porno dans le coma renvoie
à celle de Chen sidérée derrière la vitre d’où elle assiste
à toute la scène, et d’où elle répond au regard que lui
lance Lee Kang-sheng en gémissant à la place de l’actrice
inconsciente, de plus en plus fort, jusqu’au cri final qui
la laisse effondrée, bras ballants, comme un pantin sans
ressort.
C’est du grand
art, mais un art qui laisse suffoqué : est-ce vraiment là le
message que veut faire passer Tsai Ming-liang, cette vision
totalement négative des rapports sexuels réduits à des
gestes mécaniques d’où est banni tout sentiment, dans un
monde où les corps ne sont plus que des marchandises ? Le
titre chinois,
《天边一朵云》tiānbiān
yi duǒ yún,
qui signifie « un petit nuage au bord du ciel » (3),
apparaît dès lors comme une triste plaisanterie, en ligne
avec le faux divertissement musical.
Mais le film
suivant montre amplement qu’il ne s’agissait que d’un
mouvement de colère. Une fois cet épisode dépassé,
l’humanisme de Tsai Ming-liang a pu produire son plus beau
chef-d’œuvre, dans une atmosphère aquatique retrouvée.
Extraits
Séquence musicale
1
Séquence musicale
2
Séquence
musicale : Les prémices de l’amour (爱的开始)
Séquence
musicale : Demie clarté de lune (半个月亮)
Notes
(1) Elle est tirée
de sa critique du film parue dans Le Monde au moment
de sa sortie en France, en novembre 2005.
(2) Le studio
Cathay avait été créé en réaction au style, très axé sur le
patrimoine chinois, du studio des Shaw Brothers, pour créer
des films intégrant des idées occidentales et mêlant les
deux cultures. Dans la « La rose sauvage », Grace Chang
interprète une chanteuse de cabaret, dans le quartier
Wanchai de Hong Kong, dont le répertoire est constitué
d’airs, chantés en chinois, des grands opéras de Bizet (La
habanera de Carmen), Verdi (La donna e mobile de Rigoletto )
ou Puccini (Madame Butterfly
蝴蝶夫人)