« La prise de
la montagne du tigre » : un Tsui Hark à voir pour la
dernière séquence
par Brigitte Duzan,
1er juillet
2015, actualisé 18 juin 2024
Adapté de
l’un des grands classiques de la littérature
chinoise des années 1950, « La prise de la montagne
du tigre » (《智取威虎山3D》)
pèche par l’accent mis sur les combats dans un
scénario qui a supprimé tout ce qui fait l’intérêt
du roman. Sorti en décembre 2014, il a eu un succès
confortable auprès du grand public en Chine, mais
les critiques ont été plus réservés, et il n’a même
pas été primé dans les grands festivals nationaux.
Tout le poids de la production porte sur les effets
spéciaux, qui ne sont pas suffisants pour soutenir
l’intérêt.
Les
références
Grand
classique littéraire d’abord, puisqu’il s’agit d’une
adaptation du roman de Qu Bo (曲波),
paru à la veille du Grand Bond en avant, en 1957 :
« Patrouilles dans la forêt enneigée » (《林海雪原》)
[1].
C’est l’un des grands romans des années 1950, qui
emprunte largement aux grands classiques comme
« Au
bord de l’eau » (《水浒传》)
et « Les Trois Royaumes » (《三国演义》).
Affiche reprenant la
dernière séquence
Grand classique
théâtral et cinématographique ensuite, puisqu’il s’agit du
premier « opéra
modèle » (样板戏)
mis au point selon les critères très stricts élaborés sous
la férule de Jiang Qing (江青),
avec une première version du livret publiée en 1969, le jour
de la Fête nationale, dans le cadre des commémorations du 20ème
anniversaire de la fondation de la République populaire.
« La prise de la montagne du tigre par stratégie » (《智取威虎山》)
est le modèle des opéras modèles.
Zhang Hanyu en Yang
Zirong
L’adaptation cinématographique, sortie dès l’année
suivante, en 1970, a été réalisée par
Xie Tieli (谢铁骊),
selon des critères non moins stricts et sous la
férule nom moins sévère de Jiang Qing. Le film reste
le grand classique des débuts des années 1970, et
une référence dont les scènes et les airs font
partie de la mémoire collective des Chinois.
L’adaptation de
Tsui Hark
C’est du souvenir
durable du film de 1970 qu’est parti
Tsui
Hark : il le cite dans son introduction, un peu
tirée par les cheveux mais significative.
Un scénario axé
sur les combats
Malheureusement, son scénario met l’accent sur les
combats, qui ne sont pas le plus intéressant du
roman, et y sont même parfois réduits à peu de
choses : ce qui est important, pour Qu Bo, et qui
est repris dans l’opéra, c’est de montrer que les
victoires des soldats de l’ALP sur un ennemi bien
armé et supérieur en nombre sont dues à l’astuce de
ces soldats, à leur témérité et à leur parfaite
symbiose avec les paysans ; même le fameux combat
pour prendre la Montagne du tigre est réduit à une
escarmouche : Yang Zirong a si bien
Les soldats de l’ALP :
Chen Xiao
enivré les
brigands qu’ils sont pris et se rendent sans quasiment
verser de sang…
Chaque
personnage, dans le roman, fait l’objet d’un
portrait développé parfois sur tout un chapitre pour
bien expliquer leurs relations entre eux, avec des
descriptions savoureuses, comme celle de l’un des
deux personnages féminins importants du roman,
celui, haut en couleur, de la « brigande » Hudie
Mi (蝴蝶迷),
la "racoleuse des papillons" : brigande et fille de
brigand, opiomane à l’âge de quatorze ans, avec des
dents noircies par l’opium couronnées d’or, et un
visage comme un épi de maïs racorni – long, fin et
jaune….[2]
Tong Liya dans le rôle
de la Petite colombe
Face aux
brigands, tous plus infâmes les uns que les autres,
et organisés en bandes rivales qui mettent les
villages à feu et à sang, les soldats de l’ALP sont
des héros pleins d’audace qui défendent les
villageois, mais aussi leur apprennent à se défendre
et savent utiliser leurs talents, en particulier
leur connaissance ancestrale du terrain. C’est ainsi
qu’ils parviennent à investir des places fortes
jugées imprenables, comme le premier repaire des
brigands, le « nid des tigres et des loups » (虎狼窝),
pris par surprise en « volant au-dessus du ravin »
(跨谷飞涧)
[3].
Tsui Hark a repris ce passage, mais l’a intégré dans
l’assaut de la Montagne du tigre, où il perd tout son
intérêt et son sens car il manque la préparation minutieuse
de l’attaque ; dans son film, cela paraît juste
rocambolesque, et même à peine crédible car le petit
commando à skis qui a franchi le ravin sur une corde se
retrouve quelques instants plus tard muni de tout un
armement lourd et d’explosifs…
Il manque
au film la subtilité des personnages sur laquelle
est basée l’intrigue du roman, en particulier le
personnage du faux prêtre taoïste tapi dans son
monastère d’où il manipule et les bandits et le
trafic de l’opium. Par contre, Tsui Hark a fait du
chef des bandits de la Montagne du tigre une sorte
de démiurge sinistre et redouté, et de ses sbires de
dangereux névropathes, avec la mise en scène et le
décor de l’intérieur de la place forte rappelant les
excès baroques de
« The
Bride with White Hair » (《白发魔女传》)
Yu Nan dans le rôle de
Qinglian
tout en restant dans la norme des deux films précédents de
Tsui
Hark : une esthétique superficielle de
l’esbrouffe.
Les combats
finissent par lasser, et le film semble très long.
De très bons
acteurs, mais mal mis en valeur
Tony Leung ka-fai dans
le rôle du chef des brigands
On ne peut même pas dire, comme souvent dans les films
chinois récents, que les défauts du scénario sont compensés
par le jeu des acteurs.
Zhang Hanyu (张涵予)
en Yang Zirong / Hu Biao a toute la folle témérité du
personnage réel, et la vivacité d’esprit nécessaire pour se
sortir des pièges qui lui sont tendus, et Tony Leung Ka-fai
(梁家辉)
est superbe en névropathe en chef dont on ne voit longtemps
que le dos.
Mais les acteurs ne peuvent surmonter la
simplification des
personnages qu’ils doivent interpréter, en particulier côté
ALP.
Lin Gengxin
林更新
Shao Jianbo少剑波,
le chef de la brigade
Tong Liya
佟丽娅 Bai Ru 白茹,
surnommée Petite colombe
绰号“小白鸽”
Chen Xiao陈晓 Gao
高波,警卫员
Les bandits
威虎山
Tony Leung Ka-fai
梁家辉
Cui Sanyé
崔三爷
(le « vautour »)
Yu Nan余男 Qinglian 马青莲
Le personnage du présent 当代人
Han Geng韩庚 Jimmy
姜磊
Gros moyens pour peu de chose, dommage
Les huit grands
brigands de la Montagne du tigre (八大金刚群)
Impressionnante coproduction d’une dizaine de studios, dont
le groupe Bona, China Film (producteur
Huang Jianxin) et le
studio du 1er Août, « La prise de la montagne du
tigre » a été tourné en plein hiver dans le Dongbei, et
s’efforce au plus grand réalisme.
Les huit brigands
Certaines séquences sont très réussies, mais l’ensemble
reste incompréhensible pour qui n’a pas lu le roman ; le
film se résume alors à une série de combats qui, pour
époustouflants qu’ils soient, n’en sont pas moins
insuffisants pour retenir l’attention pendant près de deux
heures et demie. Pour reprendre une expression de Derek
Elley, c’est de l’ « action popcorn », des séquences
d’action que l’on regarde en mangeant du popcorn pour
tromper son ennui.
C’est la dernière séquence la plus réussie, celle où l’on
retrouve l’imagination débridée du Tsui Hark de ses débuts.
Elle pétille d’humour et a enfin toute l’astuce qui aurait
fait du film un petit chef-d’œuvre si Tsui Hark avait laissé
tomber la grosse artillerie de la 3D pour se concentrer sur
son scénario, abandonner le réalisme à tout crin et nous
livrer un film frisant l’absurde et la démesure avec
l’ironie souhaitée pour revisiter ce grand classique. Et il
aurait pu car ses brigands sont des personnages de comédie.
Bande annonce
À lire en
complément
L’article de Cassandra Xin Guan originellement publié sur le
site de The Association for Chinese Animation Studies
(05.05.2024) où l’auteur souligne l’utilisation des dessins
du carnet, qui apparaît quatre fois dans le film, comme lien
entre passé et présent.