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The Bride with White Hair », de Ronny Yu :
l’adaptation la plus connue du roman de Liang Yusheng
par Brigitte Duzan, 06 août
2014, actualisé 28 mars 2015
Sorti en 1993, « The
Bride with White Hair » (《白发魔女传》)
est un sommet dans la filmographie de
Ronny Yu (于仁泰),
et l’une des meilleures adaptations du célèbre roman
éponyme de Liang Yusheng (梁羽生),
écrivain moins connu que Jin Yong (金庸),
mais pourtant, comme lui, à l’origine de la
« Nouvelle Ecole » du roman de wuxia à Hong
Kong dans les années 1950 (1).
Avec
deux acteurs éblouissants, une photographie et une
direction artistique très soignées, c’est une
nouvelle approche du film de wuxia, qui
revisite la tradition en donnant vie, chair et
sensualité au personnage féminin. Le film pêche
cependant par son scénario, ses défauts étant
accentués par une imagerie baroque excessive. Il
reste malgré tout un classique du cinéma de Hong
Kong du début des années 1990 dont les défauts même,
considérés avec le recul du temps, sont révélateurs
et précurseurs.
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The Bride with White
Hair |
Du roman au scénario
Au début des années 1990, Ronny Yu eut l’idée
d’adapter le roman de Liang Yusheng, mais il en trouva
l’histoire compliquée, nécessitant des modifications
substantielles pour en faire un scénario acceptable. Il fit
alors tout le voyage jusqu’en Australie pour rencontrer
l’écrivain qui y vivait dans une semi-retraite, et lui
demander son autorisation de procéder aux changements qu’il
voulait faire. Liang Yusheng le laissa libre de procéder
comme bon lui semblait, mais lui demanda surtout de ne pas
rater son film, « pour ne pas l’embarrasser ».
S’il y a une chose, pourtant, qui pêche dans le film, c’est
bien, d’abord, le scénario.
Le roman : une histoire de nüxia à la personnalité
ambiguë sur fond de faits historiques
1. Le roman de Liang Yusheng est un portrait de
nüxia très original, qui joue sur le
caractère ambigu du personnage (1). C’est d’abord
une jeune femme qui frappe par sa beauté dès qu’on
la voit : c’est ce qui ressort de la première
description faite d’elle, alors qu’elle est endormie
et que l’autre héros de l’histoire, le jeune Zhuo
Yihang (卓一航),
qui la contemple ne sait pas de qui il s’agit. Mais
c’est aussi, et peut-être surtout, une combattante
redoutable, qui, orpheline, a été recueillie par des
loups et élevée à la dure par une maîtresse d’arts
martiaux. |
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Brigitte Lin |
Cette double personnalité, comme schizophrénique, est
d’ailleurs désignée par deux noms différents : Lian Nichang
(练霓裳),
son patronyme et le prénom que lui a donné Zhuo Yihang,
poétique et romantique ; mais elle est aussi couramment
connue sous le pseudonyme de Yu Luocha (玉罗刹)
ou
"Rakshasa
de jade", nom qui sème l’effroi dès qu’il est prononcé.
C’est cette ambiguïté fondamentale du personnage qui en fait
l’intérêt. Elle est soulignée dans l’introduction du premier
chapitre :
是魔非魔?非魔是魔?Est-ce
un démon ou n’est-ce pas un démon ?
Déçue dans son amour, elle n’est pas prête à pardonner. Zhuo
Yihang, lui, est pusillanime à l’extrême face à elle. Le
couple rappelle ceux du type nüxia/lettré dans les romances
militaires du dix-neuvième siècle, où le lettré est un
personnage faible et malléable.
2. Par ailleurs, c’est un roman dont une large part de
l’intrigue est bâtie sur une double trame de faits
historiques, avant et après la mort de l’empereur Wanli,
aux alentours de l’année 1620, c’est-à-dire à l’apogée de la
dynastie des Ming :
- d’une part, du vivant de l’empereur, une conspiration
visant à éliminer le prince héritier permet d’introduire le
personnage de Zhuo Yihang, membre de la secte Wudang, dont
le père a été faussement impliqué dans cette affaire et
qu’il cherche donc à blanchir en faisant éclater la vérité
et châtier les vrais coupables. C’est dans ce contexte qu’il
rencontre Yu Luocha.
- d’autre part,
après la mort de l’empereur, et celle de son successeur
l’empereur Taichang (泰昌),
décédé brusquement après un règne d’un mois, une autre
conspiration accompagne la montée sur le trône du jeune
empereur Tianqi (天启) :
l’eunuque Wei Zhongxian (魏忠贤)
et la nourrice de l’empereur Madame Ke (客氏)
en profitant pour usurper le pouvoir, former une clique, et
persécuter les opposants, Lian Nichang,
Zhuo Yihang et Yue Mingke s’allient pour ruiner leurs plans,
ce qui relance l’action.
Leslie Cheung |
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Le contexte historique est amplement nourri de
personnages secondaires gravitant autour de la cour.
On a ainsi une structure narrative complexe, mêlant,
comme souvent dans les romans de wuxia du
vingtième siècle, une histoire d’amour contrarié et
tragique et une histoire de hauts faits d’armes. Le
nœud du récit est construit autour de la secte
Wudang
(2)
et de la succession au sommet de la
hiérarchie : c’est autour de cette trame fictive
qu’est construit l’événement menant au (non)
dénouement final. |
Le scénario de Ronny Yu est différent du roman sur bien des
points.
Le scénario : l’histoire tragique d’une femme sur fond de
rivalité entre sectes
1. Les grandes lignes du scénario
Le film est raconté en flashback. Membre éminent de
la secte Wudang (2), Zhuo Yihang (卓一航)
est désigné pour prendre la tête d’une coalition de
huit grandes sectes dont le but est d’empêcher qu’un
culte maléfique s’introduise en Chine et s’y
développe. Pendant une bataille contre cette secte,
il rencontre une jeune femme nommée Lian Nichang et
tombe amoureux d’elle. Orpheline élevée par des
loups, elle a été recrutée par les jumeaux qui en
sont les chefs. Poussée par son amour,
Lian Nichang décide de les quitter, mais n’y
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Scène du bain |
parvient qu’après mille tortures qui la laissent à demi
morte ; elle est ramenée à la vie et soignée par Zhuo
Yihang.
Le bonheur |
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Mais, lorsque celui-cirevient à Wudang (2), il trouve
ses compagnons assassinés. Les membres des autres
sectes de la coalition pensent que c’est l’œuvre de
Lian Nichang et l’attaquent quand elle arrive pour
rejoindre Zhuo Yihang ; il est alors forcé de se
retourner contre elle, dont les cheveux deviennent
alors instantanément blancs sous le choc (ce qui est
aussi le blanc de la mort). Désespérée par cette
trahison, elle devient folle de rage et tue tous les
membres des autres sectes présents.
Sur ces entrefaites, apparaissent les jumeaux qui
révèlent que ce sont eux qui ont tué les disciples
de Wudang (2). Zhuo Yihang et Lian Nichang s’allient
alors pour les vaincre, et les tuent. Mais, après
cette victoire, la jeune femme fait le vœu de ne
jamais pardonner sa trahison à Zhuo Yihang et part
sans se retourner. Zhuo Yihang, depuis lors, veille
dans une |
lointaine
montagne sur la fleur miraculeuse dont il espère la
floraison qui pourrait rendre à Lian Nichang la couleur
d’origine de ses cheveux.
2. Les principales modifications
Comme beaucoup, Ronny Yu a lu dans le roman de Liang
Yusheng une histoire rappelant celle de Roméo et Juliette :
des amants contrariés par leurs appartenances respectives à
des sectes rivales. Mais, surtout, il a voulu moderniser le
scénario en enlevant les références historiques aux
conspirations de la cour impériale, et en remplaçant cette
trame narrative par une fiction qui est malheureusement
artificielle.
Ronny Yu et ses trois coscénaristes ont ajouté un
double personnage de jumeaux siamois, maîtres
d’une secte occulte, dangereuse et maléfique. Ces
personnages doubles ne sont pas rares dans la
littérature et le cinéma de wuxia ; on en
trouve dans les romans de Gu Long ; on en trouve
aussi un très bel exemple dans les deux Murong du
film de
Wong Kar-wai (王家卫)
« Les
cendres du temps » (《东邪西毒》),
qui date d’ailleurs de l’année suivante.
Mais, chez Gu Long comme chez
Wong Kar-wai, il y a
un jeu sur le flou de l’identité sexuelle de ces
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Beauté en blanc |
personnages qui rend leur image très subtile. Chez Ronny Yu
en revanche, ce sont un frère et une sœur, même s’ils sont
siamois, interprétés par un acteur et une actrice, et ce
sont les méchants avérés de l’histoire. En outre, dans le
scénario, ils sont les esprits damnés, maîtres de Lian
Nichang, ce qui est beaucoup moins subtil que dans le roman,
où elle avait eu pour maître une femme experte en arts
martiaux qui avait inventé une technique spéciale pour
vaincre son mari....
La photographie de
Peter Pau |
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L’autre grand changement, enfin, tient au
caractère de
Zhuo Yihang.
Dans le roman, il est un peu velléitaire, réservé
dans ses premiers rapports avec Lian Nichang, soumis
aux ordres qui lui sont donnés, et influençable.
Dans le film, en revanche, il est beaucoup plus
« héroïque » et bien plus romantique. Ronny Yu
lui-même a expliqué : « Le personnage de
Zhuo Yihang est très
différent de celui du livre où il est indécis,
presque faible ; nous en avons fait quelqu’un de
bien plus rebelle, dans le film, un type bien plus
du genre James Dean. » |
Ronny Yu a renforcé le côté romanesque de l’intrigue, pour
faire porter l’accent, dans le film, sur les rapports
tragiques entre ses deux personnages.
Et du scénario au film
C’est ce côté romanesque et tragique qui est
admirablement rendu par les deux interprètes
principaux, qui se coulent à merveille dans leurs
rôles :
Brigitte Lin et
Leslie Cheung. Ce
sont eux qui concourent finalement à la beauté
tragique de l’histoire, au-delà des imperfections du
scénario, et épaulés par les personnages
secondaires.
Jamais encore un film
de wuxia n’avait comporté d’aussi belles
séquences érotiques, dont celle du bain de Lian
Nichang. On est d’emblée fasciné par la beauté
sensuelle des |
|
Aux limites du baroque |
images qui justifient
les libertés prises à cet égard avec le récit de
Liang Yusheng et les conventions liées au personnage
de la nüxia. Malheureusement, le parti-pris
de représentation baroque de la secte accentue les
déficiences du scénario et l’imagerie grotesque du
double personnage des jumeaux siamois tire le film
vers la caricature. Il donne finalement l’impression
d’être conçu selon une double esthétique : une
vision romantique et une vision infernale, sans
liens entre les deux.
Légende d’une femme |
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Les aspects techniques
sont soignés, en particulier la photographie, venant
souligner la beauté des costumes et des décors. La
direction artistique, d’Eddie Ma, a
d’ailleurs été primée aux Hong Kong Film Awards, en
1994, ainsi que la photographie, oscillant entre la
pureté et l’extravagance du baroque ; elle est
signée
Peter Pau, qui va devenir un
collaborateur fidèle de Ronny Yu (2).
Finalement, le film pourrait se résumer à la mise en
scène d’une légende, celle d’une femme dont ne reste
que le souvenir, préservé dans la mémoire d’un homme
qui ne désespère pas de la retrouver… En ce sens,
Ronny Yu a réussi son objectif de faire du récit de
Liang Yusheng une histoire universelle. Mais il est
dommage que les défauts de son scénario l’empêchent
d’atteindre le niveau épuré d’une tragédie
classique. |
Bande annonce
Notes
(1) Sur Liang Yusheng et son roman (résume et analyse), voir
:
www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Liang_Yusheng.htm
(2)
Peter Pau est le frère
d’une actrice célèbre, Paw Hee-ching (鲍起静), mariée avec un
acteur. Tous deux ont interprété les rôles principaux dans
une autre adaptation du roman de Liang Yusheng, un film
cantonais de 1980 : « White Hair Devil Lady » (《白发魔女传》). La
sœur de Peter Pau, en particulier, est restée célèbre pour
son interprétation de Lian Nichang. L’iconographie du rôle
dans le film de Ronny Yu reprend d’ailleurs en grande partie
celle du film de 1980.
Il est frappant de voir que,
même dans un film qui se veut iconoclaste, les traditions
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Paw Hee-ching dans le
rôle de Lian Nichang en 1980 |
perdurent, en particulier dans la représentation de la nüxia
qui gagne cependant un charme féminin séducteur au passage -
il n'est plus besoin de magie pour ensorceler :
Paw Hee-ching en 1980 |
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Brigitte Lin en 1993 |
Note complémentaire
Une séquelle intitulée tout simplement « The
Bride with White Hair 2 » (《白发魔女传2》)
est sortie la même année, également avec
Brigitte Lin et
Leslie Cheung, mais réalisée par David Wu. Il reprend là où
l’histoire en était restée, avec les deux héros séparés, et
Zhuo Yihang espérant retrouver l’amour de Lian Nichang. Ils
se retrouvent bien, vers la fin, pour une conclusion
bancale, après une heure et demie où l’on attend vainement
le moment béni où opèrera à nouveau la magie de leur face à
face à l’écran. Cette séquelle a pour seul intérêt de
souligner encore la beauté du premier film.
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