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« Argent
amer » : une comédie humaine des migrants intérieurs
chinois, par Wang Bing
par Brigitte Duzan, 21 novembre 2017
Dixième long métrage de
Wang Bing (王兵)
en treize ans, « Argent amer » (《苦钱》)
a obtenu en 2016 le
prix du meilleur scénario à la Biennale de Venise,
dans la section Orizzonti. Il a ensuite, la même
année, été en compétition au festival des
3-Continents à Nantes, et a été projeté en 2017 au
festival de La Rochelle.
Il était présenté en avant-première le 20 novembre
2017 au Centre Georges Pompidou à Paris ; il sort en
salles en France le 22 novembre.
Genèse
Il fait partie, en fait, des films de Wang Bing qui
sont nés de son travail au Yunnan, pour la
préparation et le tournage des « Trois sœurs » (《三姊妹》)
en 2012. On sait que c’est à cette occasion-là qu’il
a rencontré le médecin qui lui a permis de filmer
dans l’asile psychiatrique où il travaillait, ce qui
lui a permis de tourner
« A
la folie » (《疯爱》)
en 2013. |
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Argent amer |
En train vers Huzhou |
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De même, c’est alors qu’il tournait « Les Trois
sœurs » qu’il a rencontré des jeunes qui
revenaientde Huzhou (湖州),
au nord du Zhejiang, non loin de Shanghai, et en
parlaient comme d’un eldorado. Il a donc eu envie
d’aller voir quelle réalité économique se cachait
derrière ce récit en trompe-l’œil. C’est ainsi qu’il
est parti à Huzhou avec une équipe de sept
opérateurs pendant deux ans, et a accumulé 3 000
heures de rushes.
Mais, selon la démarche adoptée en tournant « Les
Trois sœurs », il a écrit le film en |
même temps qu’il était tourné, visionnant chaque soir ce
qu’ils avaient filmé dans la journée, en choisissant, en
particulier, parmi les nouvelles personnes rencontrées,
cellesqu’il allait continuer à suivre, et celles
qu’il allait éliminer de l’histoire qu’il créait ainsi au
fil du tournage.
Une ville-atelier
Huzhou est un centre de production textile
regroupant des milliers de petits ateliers non
réglementés
,
18 000 dit-on, occupant une main-d’œuvre précaire de
quelque 300 000 personnes qui font des journées de
seize heures ou plus, payées dans les 150 yuans -
soit une vingtaine d’euros ; le pouvoir d’achat, il
est vrai, n’est pas le même, donc la comparaison est
faussée, mais il n’en reste pas moins que c’est
vraiment très peu. Surtout quand on considère en
plus les conditions d’hébergement, dans des |
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Empaquetage |
logements souvent insalubres, collectifs et surpeuplés.
Les travailleurs qui vivent là forment un sous-prolétariat
de migrants venus de la campagne et coupés de leur famille,
le sentiment de déracinement venant s’ajouter à l’épuisement
pour créer des conditions dépressives favorisant
l’alcoolisme et les violences de tous ordres. Certains ne
résistent pas et rentrent chez eux ou vont ailleurs, mais
d’autres restent en tentant de matérialiser vaille que
vaille leurs rêves de sortir de la misère.
Sous l’œil de la caméra
Violence conjugale |
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Le film est construit selon une trame narrative qui
suit les nouveaux arrivants, en passant de l’un à
l’autre. Il commence dans le Yunnan, alors qu’une
jeune fille dont le passeport affiche 15 ans, mais
qui dit en avoir 17, annonce qu’elle va partir
travailler dans un atelier de confection à Huzhou,
avec une cousine du même âge. On les retrouve en
bus, puis en train. Et dans une grande chambre
quelque temps plus tard, une fois arrivées.
L’une est préposée à l’empaquetage des vêtements
terminés, et a pour mentor une jeune femme de 25 ans
qui a été jetée dehors par son |
mari ; elle explique sa violence par le stress que lui cause
la boutique qu’il vient d’acheter. Elle fait intervenir la
famille, puis un ami pour tenter de revenir vivre avec lui,
ou au moins d’obtenir un peu d’argent pour rentrer chez
elle. En vain. Mais c’est l’occasion pour Wang Bing de
suivre un autre personnage : celui avec qui cet ami partage
sa chambre.
Il est ivre, mais explique qu’il veut rentrer chez lui, bien
que regrettant de ne pouvoir emmener avec lui une collègue
de l’atelier où il travaille. Il demande au patron de lui
payer ce qu’il lui doit, le patron tergiverse et, sans plus
attendre, il part le lendemain.
L’ouvrier suivant que suit la caméra est un autre cas : il
est trop lent, or son patron vient de recevoir une commande
importante, il lui faut donc des ouvriers qui travaillent
très vite. Il renvoie donc les plus lents…
Un tableau sombre se dégage ainsi peu à peu de tous
ces portraits esquissés : les ateliers marchent six
jours et demi par semaine, de 7 heures du matin à
minuit, mais cela ne suffit pas pour assurer du
travail à tout le monde ; entassés dans leurs
chambres ou leurs dortoirs, ouvriers et ouvrières
n’ont finalement parfois que quelques heures de
travail par jour, et ils ne sont payés que pour les
heures effectuées. Une ouvrière le dit bien : elle
n’a pas pu économiser un centime depuis qu’elle est
arrivée. Et il leur faut négocier avec le patron
jusqu’au prix des robes qu’elles ont cousues,
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Epuisement |
les ouvrières, si elles veulent en acheter une pour rentrer
chez elles.
Et pourtant, les jeunes continuent d’affluer. Le mythe
perdure. Mythe de promesse d’avenir.
Pas d’émotion, pas de sentiment
Wang Bing a conçu son film en évitant de le centrer sur un
ou deux personnages. C’est une galerie de portraits, mais
quasiment anonymes, on ne connaît que des prénoms, et ils
sont terriblement courants. Mais c’est aussi parfaitement
adapté au sujet traité : qui sont-ils, tous ces jeunes qui
font un travail abrutissant pour un salaire de misère ? Des
rouages anonymes, presque sans âme, d’une machine qui les
utilise tant qu’ils tiennent le coup, et passe à d’autres
quand ils craquent et repartent. Et les patrons sont
eux-mêmes en situation précaire, dépendants des commandes.
C’est un monde fragile derrière les apparences.
Cependant, le film n’ayant pas de personnage central,
privilégié, auquel on pourrait s’attacher, mais passant au
contraire d’un personnage à l’autre au gré des rencontres et
des circonstances, on ne ressent aucune émotion, qui
pourrait sourdre d’une certaine pitié. On les regarde avec
l’intérêt distancié avec lequel on regardait « l'homme sans
nom » (无名者)
:
ils sont de la même espèce, ou du moins ils sont traités
avec le même recul, volontaire, par Wang Bing. Ses
documentaires ne sont pas des mélos. Ni des tragédies.
C’est la vie, telle qu’elle est. Mais on croirait presque une
fiction.
A lire en complément
Un article et un entretien parus dans Libération, le 21
novembre 2017 :
- article de Luc Chessel :
http://next.liberation.fr/cinema/2017/11/21/argent-amer-vies-sur-le-fil_1611594
- interview de Julien Gester :
http://next.liberation.fr/cinema/2017/11/21/wang-bi
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