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« 11
Flowers » comme onze printemps : Wang Xiaoshuai au sommet de
son art
par Brigitte
Duzan, 20 septembre
2011
« 11
Flowers » ? Le plus beau film de
Wang Xiaoshuai
à cette heure, son plus personnel aussi.
Ayant dit
cela, j’ai l’impression du jeune freluquet de
Rostand assénant à Cyrano : vous avez un nez,
monsieur, un nez… très long. Autrement dit, il
s’agit d’une évidence qu’il faut maintenant
expliquer, illustrer et corroborer. Commençons par
le second terme de l’évidence.
Le film le
plus personnel de Wang Xiaoshuai
Un film à
la première personne
Le film
annonce la couleur tout de suite. Dès la première
séquence
Wang Xiaoshuai
explique lui-même en voix off (1) : cette année-là,
j’avais onze ans… Ce qu’indique exactement
le titre chinois :
wǒ shíyī
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Affiche du film « 11
Flowers » |
(《我11》).
On sait dès le départ que c’est une partie de son enfance
qu’il évoque ainsi. On fait mentalement l’addition : le film
se passe à la fin de 1975 ou au début de 1976. D’ailleurs la
période est très exactement précisée à la fin, par le même
procédé de voix off qui explique : quelques temps plus tard,
Zhou Enlai puis Mao moururent…
Nous sommes donc à
la toute fin de la Révolution culturelle. Mais il ne s’agit
pas d’un film sur la Révolution culturelle ; de la même
manière que dans
« Shanghai
Dreams », l’histoire
ne fournit qu’une toile de fond au scénario. « 11
Flowers » est d’ailleurs le pendant de ce dernier film, une
autre partie des souvenirs d’enfance du réalisateur, celle
qui précède, mais toujours selon le même schéma de base :
l’histoire d’une famille shanghaienne qui, comme ce fut le
cas de la sienne, se retrouve à Guiyang, dans le Guizhou,
après avoir répondu à l’appel en faveur de « la troisième
ligne de défense » (2).
« Shanghai
Dreams » est un film
sur des adolescents confrontés à un monde et une société en
profonde mutation où leurs repères sont menacés ; « 11
Flowers » est un film sur un enfant qui observe le monde des
adultes par les interstices du réel, et se trouve confronté
au problème du mal et à la perte de l’innocence. Ce sont
tous les deux la peinture d’un parcours initiatique
douloureux, comme l’était déjà
« Beijing
Bicycle ».
Wang Xiaoshuai remonte le
temps pour réécrire son histoire personnelle, réfléchir sur
son expérience vécue, et nous la faire partager.
La réalité apparaît
ainsi dans les interstices du récit, par touches
impressionnistes à peine esquissées : quelques paroles
échangées captées par l’enfant qui n’y comprend pas grand
chose, quelques indices tout au plus d’une histoire qui le
dépasse et forme un univers légèrement inquiétant où se
devinent un cadavre et un meurtrier qui s’est échappé... Et
tout cela est très précisément recréé à partir des souvenirs
du réalisateur.
« Je raconte ma vie
comme on fait les rêves au réveil », dit Aragon qui ne
croyait pas dans le souvenir, mais dans sa reconstruction.
L’histoire d’un
enfant comme fut Wang Xiaoshuai
Le
personnage principal est un enfant qui s’appelle
Wang Han, comme le réalisateur quand il était petit.
Il est écolier et passe son temps avec une bande de
trois garnements avec lesquels il vit totalement
coupé du monde extérieur. Son père travaille à
l’usine |
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Wang Han en chef de
file |
locale, mais c’est
un artiste qui apprend à son fils à porter un regard de
peintre sur les choses autour de lui ; l’une des premières
leçons est l’étude d’un bouquet de fleurs qu’il arrange dans
un vase, façon nature morte impressionniste. Ou plutôt non :
ce n’est pas une nature morte, dit-il, les fleurs sont comme
les hommes, toutes différentes. Première leçon
d’individualisme dans un pays où le collectif était de
rigueur.
On sent les
souvenirs personnels de
Wang Xiaoshuai affleurer
ici, lui qui a commencé par des études de peinture avant de
les abandonner pour le cinéma. D’ailleurs le titre
international du film fait allusion à ces fleurs, comme au
printemps (春)
qu’elles symbolisent, et que l’on retrouve dans le terme
chinois pour dire la jeunesse : quingchun
青春.Les
onze fleurs du titre, ce sont les onze printemps de
l’enfant, ceux qu’a Wang Xiaoshuai dans son souvenir.
Mère et fils |
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Wang Han
est remarqué à l’école pour son don du rythme, et
sélectionné comme chef de file pour donner la
cadence à ses camarades pendant les séances
collectives de gymnastique. Mais pour cela il lui
faut une chemise neuve. Sa mère finit par céder et
dépenser une année de coupons pour obtenir le tissu
nécessaire. Wang Han part fier comme
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Artaban, jusqu’au
jour où, lors d’une baignade improvisée au bord de la
rivière locale, la précieuse chemise est emportée par le
courant. Il la récupère mais, alors qu’il l’a mise à sécher
sur un buisson, elle est volée au passage par un délinquant
soupçonné de crime qui passe en courant, poursuivi par la
police.
C’est alors que
bascule l’univers jusqu’ici tranquille de l’enfant. Il
rattrape le voleur de sa chemise, mais découvre qu’il est le
frère d’une camarade de classe un peu plus âgée dont le
comportement l’a fortement intrigué. Des bruits ont couru,
qu’il a glanés de ci de là, sans arriver à en reconstituer
le fil exact. En fait, la jeune Juehong a été violée par un
nouveau directeur de l’usine, que son frère a assassiné pour
la venger. Wang Han se retrouve prisonnier d’un secret qui
le dépasse et qu’il confie à ses amis. L’un d’eux dénonce
alors Jueqiang qui est finalement pris et condamné à mort.
Wang Xiaoshuai a dit avoir
lui-même rencontré un meurtrier quand il était enfant et
assisté à son exécution. C’est quelque chose que l’on oublie
difficilement. Dans le film, d’ailleurs, Wang Han s’arrête
sur le chemin de l’exécution et revient chez lui au lieu d’y
assister…
Un film tout en
finesse
Wang Xiaoshuai a su
parfaitement reconstituer l’atmosphère de l’époque, vue par
les yeux d’un enfant, avec ses zones d’ombre et de mystère,
sa violence permanente et latente, les discussions à la fin
des dîners, le soir, et les chants d’opéra qu’il faut taire
parce que cela peut attirer des ennuis.
Wang Xiaoshuai
semble insinuer qu’elle n’était pas si terrible que
ça, cette époque, à condition de se conformer, de se
faire oublier. Les seuls, finalement, qui sont
frappés par le malheur sont ceux qui n’acceptent pas
leur situation : le père de |
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Père et fils (séance
de peinture en plein air) |
Juehong et son
frère. Son père parce qu’il se sent brimé en tant
qu’intellectuel, son frère parce qu’il prend en main
personnellement la vengeance de sa sœur, stupidement,
remarque un policier, parce que de toute façon le violeur
aurait été puni par la loi ; au lieu de quoi c’est lui qui
est condamné et exécuté.
Wang Xiaoshuai tisse
progressivement sa trame avec quelques fils d’une intrigue
qui se dévoile peu à peu. On devine très vite que la chemise
en sera l’élément déterminant, mais il faut du temps pour
l’image de Mao à
l’entrée du village |
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comprendre
comment. Et pendant ce temps il enrichit son récit
de thèmes secondaires qui finissent d’esquisser le
tableau de l’époque, tableau impressionniste comme
le tableau de Monet que son père montre un soir en
cachette à Wang Han, à la lumière d’une bougie, et
qu’il lui apprend à regarder et à analyser.
L’époque
était ainsi, semble-t-il dire, il se passait
beaucoup de choses qu’on ne comprenait pas, et au
bout du compte il en reste ces images qu’il faut
aussi apprendre à déchiffrer sur l’écran. C’est
tellement fascinant qu’on reste rivé sur son siège,
en oubliant (presque) le temps qui passe, deux
heures quand même au bout du compte. C’est un
travail d’artiste.
Et le plus
incroyable est que la fascination marche aussi bien
pour le public occidental que pour le public
chinois : le premier parce qu’il a l’impression de
participer à une intronisation, le second parce
qu’il partage le travail sur le souvenir. |
La première
coproduction franco-chinoise
Côté technique, le
film, il faut le dire, a grandement bénéficié des équipes de
son et post-production françaises qui ont participé à la
réalisation du film. « 11 Flowers » est en effet le premier
film monté dans le cadre de l’accord de coproduction
franco-chinois signé le 29 avril 2010 à Pékin par Frédéric
Mitterand et son homologue chinois.
C’est en outre la
première coproduction majoritaire chinoise avec un pays
étranger. Il a été produit à 65% par la Chine (via Chinese
Shadows, la société enregistrée à Hong Kong de la
productrice française
Isabelle
Glachant, et WXS Productions, la société de
Wang Xiaoshuai) et à 35 %
par la France (Full House et Arte France Cinéma) ; il est
vendu à l’international par Films Distribution.
Comme il est
maintenant de mise, aucun contrôle n’a été réalisé a priori,
seulement le film une fois terminé. Des coupes ont été
demandées, à l’image et au son, pour que le film puisse
obtenir l’autorisation de sortie en salle, ce qui était
compliqué vu que la post-production était faite en France.
Le montage a donc
été réalisé par une spécialiste française, Nelly Quettier,
monteuse de Leos Carax (« Mauvais Sang, « Les amants du Pont
Neuf », « Pola X ») et Claire Denis (« J’ai pas sommeil »,
« Beau Travail », « Vendredi soir »). Cela n’a pas été sans
poser de problèmes pour visionner les rushes car elle ne
parle pas chinois. De même, tout le travail avec
Wang Xiaoshuai a nécessité
la médiation d’un interprète.
Isabelle Glachant raconte en riant qu’elle a souvent
dû arrondir les angles et concilier les points de vue ;
Nelly Quittier ayant souvent des vues opposées aux siennes,
le réalisateur avait fini par l’appeler « ah non ». Le
résultat est là : elle a privilégié les plans courts, et le
film a un rythme, un dynamisme soutenu. On se dit qu’elle
aurait dû monter
« Er
Di » car c’est cela,
justement, qui manque à ce film.
Les maisons du
village,
derrière les trois
enfants |
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Le son a
également bénéficié de spécialistes français réputés
dans le domaine. Les scènes dans la forêt, lorsque
l’enfant part à la recherche du criminel en fuite
qui lui a pris sa chemise, ont été particulièrement
travaillées pour arriver à la sensation physique de
l’atmosphère d’un sous-bois.
Wang Xiaoshuai en a
même été frappé.
Quant au
site lui-même, il est situé non loin de Chongqing,
mais c’est un vrai village qui n’a nécessité
pratiquement aucun travail, à part sur les routes et
voies d’accès. Construit au moment de la « troisième
ligne de défense », pour héberger le personnel d’une
usine délocalisée, il fut abandonné au moment où les
habitants repartirent chez eux. Il n’y restait que
quelques personnes. C’était un studio naturel et à
ciel ouvert, et dont l’authenticité crève aux yeux.
Le seul élément rapporté qui n’est pas d’origine est
l’immense effigie de Mao à l’entrée, devant laquelle
passent |
et repassent les
enfants et au pied de laquelle ils s’assoient pour discuter.
Mais c’est un formidable élément décoratif.
Le tournage a
débuté début octobre et s’est poursuivi jusqu’au début du
mois de décembre. Là encore les orages et averses brutales
sont naturels, comme la pluie diluvienne qui tombe lorsque
se déploient les forces de police pour l’ultime chasse à
l’homme. Et à la fin du film, la neige a été rajoutée au
bord des marches du village, mais la vapeur des respirations
dans le froid est réelle.
Les conditions
techniques du tournage s’ajoutent ainsi au reste du film
pour que la reconstitution de l’atmosphère de l’époque soit
plus vraie que nature.
Wang Xiaoshuai a raconté
qu’il avait montré les premières séquences terminées à sa
mère et qu’elle avait en avait frémi.
Et pour finir
d’excellents acteurs
De manière
générale,
Wang Xiaoshuai
n’aime pas utiliser des acteurs connus, et c’est le
cas à nouveau pour ce film.
Il a
expliqué qu’il a porté une attention particulière au
choix du jeune acteur qui interprète le rôle de Wang
Han : Liu Wenqing (刘文卿).
C’est un enfant qui ne ressemble pas aux autres, qui
se comporte différemment. C’est cela qui a déterminé
le choix, car
Wang Xiaoshuai
affirme s’être toujours senti différent quand il
était enfant… |
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Wang Xiaoshuai et les
acteurs |
Les trois autres
enfants sont des acteurs professionnels formés pour la
télévision. Ils sont excellents, capables de jouer
exactement ce que leur racontait le réalisateur de son
enfance et qu’il voulait recréer, ses jeux d’enfant, par
exemple. Quant à
Isabelle Glachant,
elle a été frappée par leurs réflexes de professionnels sur
le tournage.
Les quatre enfants |
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L’actrice
qui interprète Juehong, par ailleurs, Mo Shini (莫诗旎),
est étonnante : elle ressemble comme une petite sœur
à Gao Yuanyuan, si bien qu’elle poursuit la
continuité que celle-ci avait créée de
« Beijing
Bicycle » à
« Shanghai
Dreams ».
Il faut
enfin saluer la prestation des deux interprètes des
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parents : pour le
père Wang Jinchun (王景春)
et pour la mère
Yan Ni (闫妮), qui fait ici une composition étonnante, aux antipodes de ses rôles
habituels, et en particulier dans l’avant-dernier film de
Zhang Yimou, « A simple noodle story » (《三枪拍案惊奇》).
Un film bien parti
Le film a bénéficié
d’aides diverses, dont une aide du Fond Sud et le Pusan
Promotion Prize, doté de 20 000 $.
Il est déjà à
l’affiche de trois des meilleurs festivals internationaux :
Festival de
Toronto (8-18 septembre), special presentation
Festival de San
Sebastian (16-24 septembre), sélection officielle
Festival de Pusan
(6-14 octobre), window on Asian cinema
Il serait bien
étonnant qu’il ne revienne pas avec quelque prix …
Notes
1) Le réalisateur
avait initialement pensé faire figurer ces paroles par écrit
en introduction au film, comme ces films historiques chinois
qui commencent par un résumé explicatif de la période
évoquée.
Isabelle Glachant
m’a expliqué qu’elle l’avait convaincu que sa propre voix
aurait beaucoup plus d’impact. Et c’est vrai.
(2) Voir
l’explication dans l’article sur
« Shanghai
Dreams »
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